Ne faisant qu'un avec l'élan

William Turner, Vignette d'étude d'un navire dans une tempête, vers 1826-36
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Par VLADIMIR SAFATLE*

Présentation de l'auteur et extrait du livre qui vient de sortir

Note d'introduction

Ce livre n'est qu'un bloc. Il reste encore deux blocs. Il y a donc trois blocs. Ce qui les unit, c'est leur quête de réflexion sur la relation entre expérience esthétique et émancipation sociale. Je voulais la tendance à compter à rebours, acquise dès l'enfance, que l'auteur de ce livre était poussé à tenter de reprendre depuis le début. Les parties du tout étaient ainsi divisées chronologiquement. Il s'agit ici d'un processus de constitution d'autonomie esthétique qui va de ce qui en serait le début (ou l'un d'eux) jusqu'au XIXe siècle.

Un livre sur le romantisme, donc. Sur le romantisme et son désir de sublime et d'expression libérée du carcan des conventions. Mais comme l'auteur reconnaît qu'il n'a jamais pu suivre jusqu'au bout les règles qu'il a lui-même inventées, il y a plusieurs moments où les discussions concernées avancent les limites temporelles et atteignent ce qu'on appelle, pour une raison obscure, « aujourd'hui ». .

La deuxième partie portera sur le modernisme, ou plutôt sur la capacité moderniste à construire des espaces, à construire des peuples, avec tout le mélange de rédemption et de violence que cela peut signifier. Il y aura deux cas privilégiés à analyser, deux pays qui, pour des raisons différentes, ont utilisé le modernisme pour mener à bien le projet de construction esthétique d'un peuple : le Brésil et l'Union soviétique des premières années de sa Révolution. Le sens de cette association, de cette opposition, sera défendu dans le bloc suivant.

Le troisième bloc portera sur la production esthétique dans une sorte de « contemporanéité étendue » (car, après tout, on ne vit pas totalement dans le présent, ou plutôt, parce que le « présent » est une sorte d'illusion inefficace) et sur quelques-unes des ses stratégies de production de modèles d'émancipation. L'auteur ne peut s'empêcher de croire que de tels modèles sont là où tout le monde ne les croit pas. Car vouloir coloniser jusqu'aux formes de notre émancipation est une vieille stratégie de préservation des processus matériels de reproduction de la vie, en l'occurrence une vie mutilée.

Vapeur dans une tempête de neige, Guillaume Turner, 1842.

On dit de William Turner que, face à une tempête en mer, il aurait demandé à être attaché au mât du bateau afin de peindre le déséquilibre de son intérieur. Le bateau, selon toutes les indications, s'appelait Ariel. Un siècle plus tard, Ariel était de retour, mais cette fois sous le titre d'un poème de Sylvia Plath. On y lit à la fin : « Et maintenant moi / Écume de blé, miroitement des mers / Le cri de l'enfant / Cours le long du mur / Et moi / Je suis la flèche / La rosée qui vole / Suicidaire, solidaire de l'impulsion / À l'intérieur de l'œil / Rouge, le chaudron du matin ».

Il serait possible d'en dire long sur ce point d'effondrement où le miroitement des mers rencontre le cri qui coule le long des murs. Mais peut-être était-il temps de s'arrêter, au moins pour un moment. S'arrêter avant cette flèche, suicidaire de vouloir faire corps avec l'impulsion. Ne faire qu'un avec l'impulsion. Ça, eh bien, comme tout le monde le sait, c'était tout un programme esthétique.

 

donner l'ombre

« Le poème s'affirme au bord de lui-même » (Paul Celan).

Ce livre préfère se terminer par un saut, ce qui n'est pas inhabituel compte tenu du contenu dont il traite. C'est un saut vers le poème. Plus précisément, à une figure contemporaine du poème qui tient et met en œuvre une grande partie de l'horizon des interrogations qui se sont déroulées dans cette réflexion sur l'expérience esthétique comme modèle d'émancipation sociale. Plus précisément encore, un saut vers la poétique de Paul Celan. D'une certaine manière, le livre se termine par l'esquisse d'un horizon de production qui dépasse la limite qui a fini par s'imposer à ce volume, à savoir le XIXe siècle.

Comme annoncé dans la note d'introduction, ce n'est que le premier bloc d'un livre composé de deux autres blocs. Les deux autres devraient traiter du modernisme et de la production contemporaine. Mais ce démembrement consenti appelle aussi des sauts en avant et en arrière. Car il s'agit d'insister pour opérer avec des dynamiques de continuité et de discontinuité au sein de la production artistique. Dans ce cas, le saut en avant est une enquête sur les possibilités du poème. Une enquête par Paul Celan.

 

au seuil

De seuil en seuil est le titre d'un des livres de Paul Celan. Un titre qui exprime une prise de conscience de la place sociale que la poésie pourra désormais occuper (c'était en 1955). Marcher de seuil en seuil, aller vers le seuil, parce qu'il n'y a pas d'autre endroit où le langage puisse vraiment habiter que le bord. Il y a plusieurs poèmes dans lesquels émerge la conscience de ce mouvement entre les seuils. L'un d'eux est "Vous pouvez aussi parler":

« Il parle –\ Mais il ne sépare pas le non du oui. Cela donne aussi un sens à son dicton : donne-lui de l'ombre. il prend vie autour de Dans la mort ! Vivant !\ Celui qui dit les ombres dit la vérité ».

Le sens n'émerge que sur ce seuil qui ne sépare pas le non du oui, qui dément la transparence du langage, comme une ombre. Dans un autre poème, Celan dira : « Parler avec des impasses / du contraire / de leur / expatrié / du sens ». Si vous devez parler avec des impasses, parlez de ce qui s'y oppose (en "gegenüber" est entendu le "contre» qui indique ce qui est contre), c'est parce qu'il y a un sens, il y a un mot sans patrie, sans drapeau, qui ne devient possible que lorsque les issues sont épuisées.

Car il y a un sentiment que c'est l'ombre qui fait tomber midi et minuit, qui est dans les deux heures, qui amène à l'épuisement les clivages qui nous guident dans l'organisation du temps, entre le jour et la nuit, entre la vie et décès. C'est-à-dire que loin d'apparaître comme un soubassement qui permettrait d'opérer des divisions, le sens s'apparente plutôt à un abîme d'où l'on sort souvent des poèmes sans vers, des mots sans connecteurs, des mots encore à l'état brut de condensation.

Cette ombre est la forme d'énonciation de la vérité (ce qui implique une acceptation du rapport entre poésie et vérité), énonciation dont le poème ne désespère pas, mais marche jusqu'au seuil pour l'énoncer. Une énonciation qui, pour se soutenir, n'a besoin de conserver que le rythme et la répétition, et rien d'autre. Ce rythme d'évocation lente et de prière sèche qui marquera toujours la poésie de Celan, si évident quand on entend son propre discours, sa propre façon de réciter. Ce rythme de répétition insistante, comme s'il fallait continuer, même sans clarté, comme se fiant à la pulsation de la parole qui est la plus proche de la respiration.

Ce n'est pas un hasard si le titre d'un autre des livres de Celan sera Atemwende, qui peut se traduire par changement de respiration. Comme s'il s'agissait de chercher ce point où l'énonciation du poème requiert et produit un changement de souffle qui n'est autre que la possibilité d'entendre enfin le souffle qui soutient la parole, son rythme, sa non-arrêt dans de toute façon, même au prix de transformer l'essoufflement en respiration renouvelée.

 

Du refus de l'intégration à l'inhumanité rachetée

Cette expérience littéraire avec sa confrontation imparable avec les seuils a été immédiatement associée à la catastrophe de l'Holocauste, à laquelle Celan a donné sa forme poétique la plus brutale dans « L'évasion de la mort ».. Catastrophe qui a marqué sa vie, lui qui a fait tuer ses parents dans des camps d'extermination, alors qu'il a été envoyé dans un camp de travaux forcés. Et il ne serait pas question de nier la conscience, dans ses poèmes, de la violence destructrice qui imprègne chaque seconde de la vie. Il ne pourrait en être autrement pour quelqu'un qui entre dans le monde de la poésie en déclarant : « La mort est le professeur de l'Allemagne ».

Mais la catastrophe ne serait pas complète sans l'effort social systématique pour son oubli. Compte tenu de cela, il est plus juste de dire que la poésie de Celan porte les marques non seulement de l'Holocauste, mais aussi du rejet vigoureux des promesses d'"intégration", de "partenariat", de "coopération" qui ont bercé la reconstruction de l'Allemagne … et son « miracle » d'après-guerre produit par la soi-disant économie sociale de marché. Une économie qui portait les marques d'une continuité entre meurtre, effacement et intégration. Économie qui était la continuation de l'oubli par d'autres moyens.

Ces poèmes ont été pour la plupart écrits entre les années 1950 et 1960. Le miracle allemand, avec ses chansons de croissance et de réconciliation, est leur toile de fond. Car les forces qui avaient été pleinement mobilisées pendant la guerre sont à nouveau appelées, mais maintenant pour reconstruire le pays, pour effacer les ruines, tout comme Le mariage de Maria Braun, de Rainer Werner Fassbinder, dans lequel, à partir d'un certain point, le bruit des marteaux-piqueurs et des meuleuses se fait entendre de toutes parts. Le dernier chapitre de la violence s'écrit désormais au son d'un marteau-piqueur et d'une émeri.

L'horizon social de ces poèmes est la mobilisation totale, la guerre totale, la reconstruction totale. Dans tous les cas, la même totalité sans repos ni déchet, sans ombre et sans sens. La même totalité qui, pour un des premiers lecteurs des anarchistes Kropotkine et Landauer, équivalait à la perpétuation de la mort. Car cette totalité n'est pas seulement l'horizon du fascisme, c'est aussi le nom de notre vraie catastrophe. Une catastrophe qui est parmi nous, qui habite notre langue comme sa prétendue « communication » cristalline, sans restes ni ombres, comme notre figure historique et anthropologique de « l'homme » avec son « développement » et l'utilisation fonctionnelle de ses forces et de ses pouvoirs. C'est contre cela qu'il faut dire, comme dans lint-sols [Fadensonnen]:

"Sur le désert gris-noir
La pensée d'un grand arbre s'accroche à la lumière et au son : il y a encore des chansons et des chants au-delà des hommes.

La pensée qui trouve la certitude qu'au-delà des hommes, au-delà de l'humanité actuelle de l'homme, il y a la musique et le chant est une pensée qui émerge sur le terrain vague, sur ces espaces qui refusent de tout habiter, parce qu'ils portent la marque d'où tout est abandonné. Des espaces dans lesquels rien n'est bâti, qui restent vacants, inoccupés d'une construction à l'autre. C'est d'eux que viennent pourtant les couleurs qui se confondent [gordoschwarzen], c'est en se plaçant à ces endroits que l'on peut entendre la lumière et voir le son, comme s'il n'y avait plus ici de distinction possible entre les ondes de toutes sortes (transversales, longitudinales).

Espaces dans lesquels les positions syntaxiques se sont désorganisées, permettant de coupler un nom à un adjectif pour adjectiver un second nom [Baumhoher Gedanke] Principalement, un espace dans lequel les choses peuvent se montrer dans leur évolution continue ("Il est temps que la pierre se réconforte en s'épanouissant/ qu'un cœur batte dans l'agitation/ Il est temps que le temps naisse/ Il est temps ”). Il est temps que la pierre devienne florissante, devienne ce qui n'est même pas possible en soi. Une langue qui parle de ces passages est la seule capable d'en repousser les seuils.

Désormais, ce ne sera que de ces espaces que viendra la poésie, ce sera de ces espaces que viendra la recherche de chansons qui n'ont pas été faites pour être chantées par ceux qui portent la figure humaine actuelle. Par conséquent, cette poésie doit avoir une singulière inhumanité rachetée. Ce sont des chansons inhumaines, c'est vrai, mais d'une inhumanité rachetée. Ils parlent de ce que "l'homme" s'obstine à ignorer et à oublier. Car elle chante, comme dans le poème « Là où il y a de la glace » :

Là où il y a de la glace, il y a du froid pour deux.
« Pour deux : alors je t'ai laissé approcher. \ Un halo comme le feu était autour de toi \ Tu viens de la rose.

Il n'y a aucune raison d'essayer de sauver l'humain, de préserver ses lieux abrités. Au contraire, il faut obstinément rechercher l'inhumanité des lieux où il y a de la glace, pour qu'elle se transfigure en une « froideur à deux », qui n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, une distance partagée entre deux, mais une rencontre possible, dans laquelle éclate enfin un véritable rapprochement. Dans l'univers de Celan, vous marchez à l'envers. Car : « celui qui marche la tête en bas a le ciel pour abîme ». Chez Celan, comme chez Mallarmé, le poète auquel il doit tant et qu'il a traduit, le ciel n'est pas seulement le lieu où brillent les étoiles, mais aussi celui où le firmament se confond avec la mer, avec son fond de courants invisibles, de chemins jamais tout à fait clair.

 

Du refus de l'intégration à l'inhumanité rachetée

Comme on le voit, il ne serait pas juste de voir dans cette poésie la déclinaison infinie d'une élégie, de l'élévation morale de l'inconciliable, comme on l'a dit plusieurs fois. Celui qui décline l'ontologie de l'inadéquation face à ces mots arrachés au silence au forceps y laisse sa puissance créatrice. Car ce serait aller à l'encontre des propres mots de Celan, pour qui la poésie était porteuse d'une obscurité qui était, en fait, la seule condition possible à « une rencontre, à distance ou à l'étrange ».

Dans un échange de signes, l'obscurité est une condition d'une rencontre qui n'a lieu que lorsque « tous les tropes et métaphores veulent être pris ad absurdum”. Et, de fait, toute sa poésie est traversée par des processus où les amants creusent l'un dans l'autre jusqu'à ce qu'ils trouvent une bague qui naît à leurs doigts, des bagues qui sont les doigts eux-mêmes (« Tu creuses et je creuse, et je creuse vers toi/ Et la bague nous réveille du doigt »). Processus où les noms qui échouent finissent par toucher ce qui est nommé dans une dernière grimace, au moment où tout semble épuisé (« Dans le bleu/ elle dit une ombre prometteuse, mot arbre/ et le nom de ton amour/ ajoute son syllabes »). Revenez ici l'ombre qui permet au nom de votre amour d'ajouter ses syllabes.

Cela permet de mieux comprendre cette description que Celan donne de la poétique : « Mais en même temps ce sont aussi, de tant d'autres manières, des manières dont le langage devient sonore, ce sont des rencontres, des rencontres d'une voix avec un Vous sensible, des chemins de créatures, des esquisses d'existence peut-être, une anticipation de soi, une recherche de soi [...]. Une sorte de retour aux sources ».[I]

La poétique d'une langue qui, en devenant puissance sonore et signifiante, ne tombe pas dans le simple « formalisme » (comme certains s'obstinent à nous le faire croire), mais exprime plutôt l'expérience d'une rencontre qui semble nous dire quelque chose d'un « genre de retour "la Maison".

Comme Alain Badiou l'a bien remarqué, peut-être aucun poème n'a-t-il rendu cela aussi clair que "Anabase", le titre d'une pièce de Xénophon sur une troupe de mercenaires grecs engagés pour combattre en Perse qui, après avoir perdu leur général, cherchent à rentrer chez eux :

Esse
De haut en bas dans l'avenir lumineux infranchissable-vrai écrit étroit entre les murs
La
Syllabes taupes, cormar, loin dans le non navigué
Puis:
bouées
Treillis de bouées-tristesse, avec le
beaux rebonds pendant des secondes réflexes respiratoires : Sons lumineux de cloches (dum, dum, un, unde sspirat cor), provoqués, révoqués, les nôtres.
visibles, audibles,
Tendword qui se libère :
Ensemble

Le poème, qui, à la fin, énonce ce qui se dit avec ce mot impossible, « ensemble », ne peut que commencer par une écriture qui cherchera l'étroit entre les murs, qui deviendra sonore (puisque le poème décrira, en onomatopées , des sons de cloches, il se souviendra de la fin d'un motet de Mozart, Exsulte, jubile, ça deviendra musique), qui assumera la conjonction entre « vrai » et « infranchissable ». Parce qu'il cherche ce qui est toujours rejeté de l'histoire, ce qui est infranchissable. Ce n'est qu'alors que l'union qui libère, qui libère l'avenir, peut avoir lieu. Car rappelons-nous le début de ce poème si joliment analysé par Derrida et dont le titre est, symptomatiquement, « En un » :

« Le XNUMX février. Dans la bouche du cœur\ Réveillez les Schibboleth.\ Avec vous, Peuple de Paris.\ Pas de pasaran ».

Le 1962 février 1930 est le jour de manifestations massives à Paris à la suite de l'assassinat de huit manifestants, quelques jours auparavant, par la police de Maurice Papon. Cinq cent mille personnes sont allées pleurer les morts protestant contre la guerre d'Algérie et l'État colonial français. Celan commence par une date pour terminer la strophe dans un autre temps, dans une autre langue, à savoir ce cri des républicains et des anarchistes espagnols des années XNUMX contre le fascisme de Franco.

Parmi eux, le mot hébreu qui définit le passage et le partage des ennemis et que «personnes de Paris » qui fait écho à la Commune de 1871. Chevauchement des langues, chevauchement des temps, chevauchement des luttes dans une contraction benjaminienne de l'histoire qui rappelle que la seule origine possible est le destin qui se crée à travers l'explosion du temps, de l'espace et des langues en un passage continu. Ainsi commence ce poème qui nous raconte ce que c'est que d'être "en un". Car la poésie qui insiste sur les ombres porteuses de sens est la même qui sait que les rencontres réelles sont la projection, hors du représentable, d'un destin où les dates font écho aux tentatives jamais oubliées de ce qui n'existait pas encore.

 

Conclusion

Comme mentionné au début, la plupart des livres contemporains sur l'esthétique préfèrent se diviser en deux groupes. Dans l'un, nous avons des livres qui croient qu'il est possible de parler d'art sans se plonger dans l'analyse des œuvres d'art. Dans l'autre groupe, nous avons des analyses structurales d'œuvres, mais disposées dans un champ d'une telle autosuffisance que les œuvres semblent pouvoir faire l'objet de réflexions ontologiques, loin de toute considération des contextes sociaux.

En fait, cette question de méthode a conduit l'auteur de ce livre à tenter d'établir une certaine écriture bipolaire. Elle est partie de la compréhension que la forme esthétique est un secteur privilégié de l'histoire de la raison. Pour cette raison, ce livre part du postulat que la forme musicale est produite à partir de décisions sur les protocoles d'identité et de différence entre éléments (consonance et dissonance), sur les problèmes de partage entre ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel (son et bruit ), sur ce qui est nécessaire et ce qui est contingent (développement et événement).

Elle est aussi produite à partir de décisions sur les rapports entre raison et nature (la musique comme mimesis des lois naturelles ou comme plan autonome de ce qui s'affirme contre toute illusion de naturalité) et sur les régimes de l'intuition dans l'espace et le temps. C'est cette gamme de dispositifs qui nous permet d'affirmer que la forme musicale est née d'une décision sur les critères valables de rationalité. Cela nous donne quelque chose comme une image de la pensée. Dès lors, Schönberg pourrait dire : « un esprit bien formé à la logique musicale peut fonctionner logiquement en toutes circonstances ».[Ii]

De telles considérations ne sont pas seulement valables pour la musique, mais aussi pour toutes les formes esthétiques. Établissant des protocoles constructifs d'organisation, d'unité, de relation et de synthèse, l'œuvre d'art fournit une image à fort contenu critique par rapport à l'ordre qui prévaut dans la vie sociale, ainsi que par rapport à la manière de penser l'espace, l'identité, le temps.

Lorsque l'œuvre d'art critique la notion naturalisée d'harmonie, lorsqu'elle fait place à une multiplicité de voix en conflit et sans hiérarchie, lorsqu'elle laisse entrer ce qui paraissait jusque-là irrationnel et barbare, elle fait nécessairement plus que simplement changer les schémas de réalisation esthétique. . Elle modifie la sensibilité sociale à des processus qui peuvent avoir de fortes conséquences politiques.

Mais, pour qu'une telle production soit effectivement appréhendée dans son potentiel immanent, il est nécessaire d'expliquer le champ d'œuvres qui l'induit. Dès lors, ce livre est traversé par la bipolarité de ceux qui se voient entre réflexion sur le processus de création interne aux œuvres et la configuration esthético-politique de son horizon. Les deux prochains tomes suivront cette tendance.

Cependant, on peut se demander : pourquoi était-il temps, dans ce bloc, de raconter une fois de plus la « même histoire », avec les mêmes personnages, cette histoire du développement d'une forme autonome au sein de la tradition musicale hégémonique ? La question est pertinente, et ce serait alors le cas de dire que les mêmes personnages ne sont pas les mêmes personnages.

Car peut-être cette histoire, en fait, n'a-t-elle jamais été racontée. Ce qui était raconté, c'était l'histoire de la constitution de nos formes d'auto-législation, de la prétendue force de notre autonomie montante. Ce qui a été dit, c'est comment nous serions soi-disant devenus modernes. Mais ce n'était pas ce qui se passait. Ce qui s'est passé, c'est l'émergence d'une praxis sociale, à savoir une certaine expérience esthétique, qui a conservé des exigences d'émancipation que la vie sociale n'a pu satisfaire, ou n'a pu réaliser que dans les moments d'insurrection révolutionnaire.

Des instants qui, même brefs, ne s'estompent jamais. Les œuvres d'art, malgré l'intention et l'horizon politique de leurs auteurs, sont un système de cicatrices de promesses non encore réalisées. Ils tiennent les promesses que la vie sociale essaie de nous faire oublier ou croire que nous ne pouvons pas les ressentir et y penser.

Mais, même ainsi, peut-être voudrait-on poursuivre le questionnement, en se rappelant que, de toute façon, ce que l'on voit, ce sont les mêmes références classiques et leurs positions paradigmatiques au sein d'une certaine tradition qui s'est élevée à ce qui, confusément, s'appelle « notre culture". Face à cela, il s'agirait alors de continuer à insister et de rappeler qu'il y a plusieurs manières de décomposer les mondes, et l'une d'elles, peut-être l'une des plus nécessaires, est de montrer que l'histoire qu'on nous a toujours racontée en fait n'a jamais existé ainsi, qu'il cachait une autre histoire. Une manière de montrer comment nos figures familiales gardent ce qu'il y a de plus étrange et déstabilisant en nous.

Là encore, on pourrait soulever un « mais » et insister sur le fait que cette histoire aurait pu être racontée depuis d'autres horizons, avec d'autres personnages. Dans lequel peut-être la meilleure réponse serait que oui, cela pourrait être fait. Raconté sous de multiples angles, dans une sorte de perspectivisme de combat. Mais cela n'élimine pas le fait de la subversion des catégories établies, l'érosion de ces catégories par un renversement interne est l'un des mouvements les plus nécessaires de la pensée critique.

Chacun se bat avec les armes dont il dispose. Plusieurs histoires simultanées ne nous obligent pas à nier qu'elles ont toutes un contenu réel. Il suffit de changer de niveau et les incompatibilités disparaissent.

Même après tout ça, on pouvait, enfin, assouplir le questionnement sur un ton plus personnel pour se demander pourquoi, dans ce cas, j'avais particulièrement envie de cette histoire. Pourquoi celui-ci en particulier ? Dans ce cas, je ne serais obligé d'utiliser que la première personne du singulier et de dire que j'avais besoin de régler mes comptes avec ce qui m'a fait effondrer depuis que j'existe.

*Vladimir Safatlé Il est professeur de philosophie à l'USP. Auteur, entre autres livres, de Manières de transformer les mondes : Lacan, politique et émancipation (Authentique).

Référence


Vladimir Safatlé. Ne faisant qu'un avec l'élan. Belo Horizonte, Autêntica, 2022, 240 pages.

Le lancement à São Paulo aura lieu le 07 décembre au Sesc Pinheiros, à 20h, avec la participation d'Arrigo Barnabé et José Miguel Wisnick.

notes


[I] CELAN. Le méridien. Dans: cristal, P 179.

[Ii] SCHÖENBERG. Style et idée, P 86.

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