Spectral

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Par ROGERIO SKYLAB*

Réflexions sur Derrida, King Hamlet, Chris Hani et Marielle Franco

l'obsession

Dans « Les injonctions de Marx », premier chapitre du livre emblématique de Jacques Derrida, Spectres de Marx, publié pour la première fois au Brésil en 1994 par Relume-Dumará (un an après la parution originale en France), il y a un passage en fin de chapitre très symptomatique du sujet que nous voulons aborder et qui concerne le performatif actes.

C'est alors que le coroner déclare le décès : « La forme constative a tendance à rassurer. Le constat est efficace. Il veut vraiment et devrait être. C'est, en effet, un performatif qui cherche à certifier, mais se certifiant d'abord en se certifiant, car rien n'est moins sûr que ce dont on voudrait la mort est bien mort » (Derrida, 1994, p. . 71) .

C'est du retour menaçant du passé dans le futur que les deux conférences de Derrida, les 22 et 23 avril 1993, à l'Université de Californie (Riverside), aborderont, dans un symposium dont le titre est «Dépérir le marxisme ?”. Il est impossible de perdre de vue ce contexte de 1993 : la crise financière mondiale et le néolibéralisme ; le gouvernement socialiste controversé de François Mitterrand. Derrière une certitude – la mort du marxisme et le passé irréversible auquel il serait condamné – il y aurait, selon Derrida, une nuée de doutes. Comment conjurer la menace du retour ? C'est comme l'acte performatif du coroner déclarant la mort, surtout pour se rassurer. C'est comme dire : « ce qui a été maintenu en vie, ne vit plus et, par conséquent, ne continue pas à être efficace dans la mort ; vous pouvez être rassuré ».

C'était une biennale du livre, vers 1998. Peut-être que ce livre était une édition restante, mais j'étais quand même surpris. Après tout, Derrida n'était pas un marxiste classique. C'est comme si Deleuze avait écrit un livre sur Marx (il semble que ce soit bien son dernier projet). Nous étions dans le gouvernement FHC. J'ai acheté le livre, j'ai essayé de lire quelques pages et je l'ai posé. Mais les morts reviennent toujours. Voici Hamlet hanté par le retour fantomatique de son père ; il y avait le Timon d'Athènes sous le signe du parjure. En rapprochant deux pièces de Shakespeare, citées à plusieurs reprises par Marx, Derrida finit par souligner deux sens équivoques du mot « conjuration » : conspiration et exorcisme.

En ce qui concerne le complot, il est juré d'arrêter le temps et de le détraquer, comme nous l'a décrit le début d'Hamlet. Dans l'exorcisme, comme c'est le cas avec le coroner, on contacte la mort pour tuer (exactement comme cela se passait au milieu des années 90 : on contactait la mort du marxisme pour le tuer) ; ou l'on jure de ne pas accomplir - une sorte de trahison qui en Timon d'Athènes associer à la nature.

Les différentes images de Marx, ainsi que ces deux sens équivoques de « conjuration », nous font prendre conscience, entre autres, des injonctions chez Marx et combien il y avait de disjonction entre elles, voire d'être intraduisibles l'une dans l'autre. Derrida se souvient que le Marxiste marxiste partageait avec les représentants du pouvoir la frontière entre réalité et spectre. En revanche, le marxisme engendré a traversé cette frontière à travers la révolution – un tel tableau traduit bien l'idée d'obsession :

Marx était obsédé par le franchissement de la frontière entre le réel et le spectre, un franchissement qu'il essayait de rejeter à tout prix. Dans le même ordre d'idées, l'hégémonie de la vieille Europe (ou l'hégémonie contemporaine du néolibéralisme) organiserait toujours la répression du fantôme et, paradoxalement, la confirmation d'une obsession (d'où l'impossibilité pour le néolibéralisme de se débarrasser de tous les fantômes de Marx ). Les différents sens de la conjuration témoignent de quelque chose en commun, même s'ils sont des sens équivoques et même intraduisibles l'un dans l'autre.

 

La logique du don

A nous de penser au "temps hors de commun", qui sera associé à l'apparition du fantôme dans Hamlet: « le spectre de mon père – armé ! Odeur de gibier ignoble. Des actions viles surgiront même si le sol les recouvre pour la vision humaine » (Shakespeare, 2015, p. 66). Il y a une relation entre le fantôme et le futur, comme si le premier l'annonçait. L'apparition du fantôme, dans ce cas du roi Hamlet, est une sorte d'articulation entre le passé (qui est absent) et le futur. Ainsi, le présent est prescrit et agencé dans les deux sens de l'absence. Cette disjonction, que Heidegger montrera dans sa traduction d'Anaximandre, expose à elle-même la non-contemporanéité du temps présent. Disjonction qui ouvre l'infinie dissymétrie du rapport à l'autre.

Cette perspective de disjonction est importante car elle instaure la dimension tragique, à l'inverse de la dimension pessimiste et nihiliste face à l'injustice du présent, selon laquelle, il reviendrait à la loi de réparer l'injustice et de rembourser la dette, en selon la logique de la vengeance et de la loi. Ce que Derrida met en évidence, c'est une autre logique, celle du don sans restitution, sans calcul et sans comptabilité : seule la disjonction pourrait rendre justice ou rendre justice à l'autre en tant qu'autre ; laisser à l'autre cet accord avec lui-même qui est le sien et lui donne présence ; donner ce qu'il n'a pas lui-même; accorder ou ajouter en supplément, hors commerce, sans échange.

Et là, toute l'importance de la déconstruction, comme pensée de don et de justice. Déconstruction du présent ou de toute synthèse ou système au profit de l'hétérogénéité de sa condition. C'est en ce sens que la justice est une faveur accordée sous le signe de la présence, devant une synthèse ou un système dans un horizon totalisant.

 

La question de l'héritage

Quand Derrida apporte le texte de Maurice Blanchot, Les trois discours de Marx, il finit par souligner quelque chose que Blanchot lui-même ne met pas en évidence : l'impératif politique. Le texte de Blanchot est explicite : « le mot 'communiste' est fréquemment réinventé au nom d'une pensée de la singularité et de la relation, qui ne se limite pas au politique » (Blanchot, 2014, p. 2, note 4). Ce seraient de multiples formes de l'écrit, qui ne sauraient se retraduire les unes dans les autres, produisant un effet irréductible de distorsion qui conduirait à une réorganisation incessante de la part de son lecteur. A cet égard, à la différence de la science, toujours dépendante de l'idéologie, l'exigence ou l'injonction d'écrire prend en charge toutes les formes et forces de dissolution, de transformation, qui est le jeu insensé de l'écriture elle-même. Mais chez Derrida se pose la question de l'héritage, du choix : quelle image de Marx choisir ?

 

l'acte performatif

Il y a plusieurs injonctions, demandes, images de Marx. Et pas toujours, celui à hériter devra être exactement comme l'original. L'« exemple » de Marx nous fait prendre conscience que le marxisme engendré n'a pas grand-chose à voir avec le marxisme marxiste. Il y a d'ailleurs tout un champ de travail, de la transformation du fantôme, qui nous ramène à Valéry en La crise de l'esprit: « ce crâne ici appartenait à Kant, qui a engendré Hegel, qui a engendré Marx… » (Valéry, 1957, t.1, p.993, apud Derrida, 1994, p. 19). L'« exemple » fait partie de la catégorie des cadeaux : donner ce que l'on n'a pas. Mais à côté de toutes ces forces de transformation, que Blanchot pointe en pensant aux injonctions de l'écriture, il y aura, de la part de Derrida, dans son analyse de Marx, le privilège accordé au geste politique : il est la réponse à des revendications. En d'autres termes, c'est la question de l'héritage.

Et à cet égard, l'acte performatif prend une grande importance : le serment, la déclaration. Une sorte de violence qui interrompt le temps, le détraque, et qui sera, dans Hamlet, associée à l'apparition du fantôme du Roi. Mais pour Derrida, cette performativité, liée à l'instant, réponse sans attente à l'exigence de justice, sera associée chez Marx à la révolution permanente. C'est un ici et maintenant sous le signe de l'avenir. Toute la critique de Derrida à l'Université, du moins dans sa conférence de 1993, concerne le processus de dépolitisation que l'on tenterait d'appliquer à l'œuvre marxiste : suivre l'ancienne conception de la lecture, traiter l'œuvre calmement, objectivement, sans prendre parti. respectant les normes de l'exégèse herméneutique, philologique et philosophique – mettant à terre l'impératif politique, l'imminence, l'urgence d'une réponse aux exigences d'une justice impatiente et inconditionnelle.

Ce qu'il faut signaler, c'est que dans cet ici et maintenant, institué par l'acte performatif, il y a une ouverture de non-savoir, engendrée précisément par l'hétérogénéité : le fantôme, comme passé, répétition du même ; et le fantôme comme futur, imminence, l'autre – répétition du différent. Ce qui me paraît être le fil conducteur de l'argumentation de Derrida, c'est le privilège accordé au futur : cette ouverture du présent, instituée par le non-savoir (après tout, on ne sait pas si la mort de la philosophie, proclamée depuis le XNUMX siècle, est désir de résurrection ou désir de l'autre), juste l'avenir affirmé. D'où l'importance de l'imminence et la catégorie de possible qui lui est associée.

 

Sainte alliance et nouvel ordre mondial

Quand Derrida s'adresse au Manifeste communiste de 1848, et compare cette époque à 1993, lorsqu'il prononce la conférence qui donne lieu au livre, il comprend qu'au fond, le spectre est l'avenir dans les deux situations. Rappelons-nous les premiers mots du Manifeste : « Un spectre parcourt l'Europe – le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont alliées dans une sainte chasse à ce spectre : le pape, le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux et les gendarmes français ». En 1848, donc, tout l'effort entrepris par la Vieille Europe, dans une sorte de conjuration entre noblesse et clergé, visait à éviter que ledit spectre ne s'incarne dans l'avenir, au risque de l'existence même de l'Europe.

En 1993, le retour du spectre du passé doit être empêché, doit être conjuré, car un coroner certifie la mort (cette fois, par une alliance sous tutelle américaine, le nouvel ordre mondial est la nouvelle conjuration). Dans les deux situations, le spectre communiste est l'avenir : une menace à venir (en 1848, pour la première fois ; en 1993, comme un retour du passé). Face à ces menaces, nous investissons dans un ordre rassurant du présent (présent-passé ; présent-présent ; présent-futur) et dans l'opposition entre réalité actuelle, entendue comme présent du présent (présence effective) et absence-non -présence-inefficacité-inactualité-virtualité-simulacre.

 

Le retour des différents

Lorsque Derrida commente le sens de la question qui nomme le symposium, «Dépérir le marxisme ?», en 1993, ce qui peut être compris comme « où va le marxisme ? Quant à « Le marxisme est-il en train de périr ? », il qualifiera cette question d'anachronisme fastidieux. C'est parce que déjà dans les années 1950, contre le vrai communisme de l'Union soviétique, sa génération était déjà insurgée. Le fait est que dans les années 1950, il y avait une tonalité apocalyptique à la question, le produit d'une déconstruction qui fera partie du grand canon de l'apocalypse moderne : la fin de l'homme ; Fin de l'histoire ; fin de la philosophie.

A la tradition de ces thèmes eschatologiques s'ajouteraient la terreur totalitaire dans tous les pays d'Europe de l'Est, les désastres socio-économiques de la bureaucratie soviétique, passés du stalinisme et du néo-stalinisme alors en cours (des processus de Moscou à la répression en Hongrie). la fin de la philosophie, de Maurice Blanchot, paru en 1959, donne l'idée qui subsiste dans le thème eschatologique : « Voici le crépuscule qui accompagne désormais tout penseur (depuis le XIXe siècle), étrange moment funèbre que l'esprit philosophique célèbre dans une exaltation , de plus, souvent joyeux, menant ses lentes funérailles, au cours desquelles il espère bien, d'une manière ou d'une autre, obtenir sa résurrection ». (Blanchot, 1959, pp. 292-3, apud Derrida, 1994, p. 56).

Selon Derrida, on ne sait pas si l'attente prépare la venue du futur ou si elle accentue la répétition du même, le non-savoir qui relève d'une ouverture qui préserve l'hétérogénéité, seule opportunité d'un futur affirmé ou plutôt , réaffirmé – cette ouverture serait l'avenir même. La même question pourtant, en 1993, sous les influx de la fin de l'histoire de Fukuyama, donne l'impression d'une génération en retard pour le dernier train de la fin, sans pourtant s'essouffler, bien au contraire : se gonfle la poitrine en une bonne conscience du capitalisme, du libéralisme et des vertus de la démocratie parlementaire (anciennes formes d'un dispositif électoral et d'un appareil parlementaire).

Derrida qualifierait cela d'anachronisme médiatique et de bonne conscience : la fin du marxisme le placerait sous le signe de la non-présence, de l'inefficacité, en opposition à la réalité actuelle et à un ordre rassurant du présent. Dans cette perspective de bonne conscience, il y aurait un dernier terme, telos de toute histoire, rendant l'autre, l'héritage et l'avenir impossibles. Le capitalisme serait l'homogénéité, la cohérence systématique absolue. Contre l'idéologie scientiste qui unifie ou purifie le texte de Marx et produit une frontière séparant le réel et le fantôme, La capitale, selon Blanchot, investirait dans une autre manière de penser théorique, ce qui mettrait à mal l'idée classique de la science.

Ce nouveau mode est précisément la dimension testamentaire : l'« exemple » de Marx est d'abord pour les autres et au-delà de lui-même (celui qui donne l'exemple est inégal à l'exemple qu'il donne). Autrement dit, les injonctions de Marx sont intraduisibles l'une dans l'autre, ce qui ouvre tout un champ au-delà, si possible, de la dernière extrémité : l'avenir lui-même. La différence établie entre les années 1950 et les années 1990 rend compte, selon Derrida, d'un processus de fermeture. Et pour cela, aucun effort ne sera épargné pour évoquer le retour, la surprise, l'inopportunité du dernier événement au-delà du telos.

 

droit et justice

« Apprendre à vivre », en tant qu'aptitude irréversible et asymétrique, donc violente, a une variation basée sur la punition et la punition (« que cela serve de leçon » ; « donner une bonne leçon à quelqu'un »), exprimant le caractère sadique de la l'enseignement dans la société latino-chrétienne et pervertissant ainsi l'idéal socratique. Il y aurait cependant une autre variante : l'hétérodidactique entre la vie et la mort, qui fait que l'apprentissage de la vie ne se fait qu'entre la vie et la mort. Autrement dit, on apprendrait à vivre avec les fantômes (une vie plus juste, selon la politique de la mémoire, de l'héritage et des générations).

A cet égard, Derrida différenciera le droit de la justice, comme La force de la loi, fondement mystique de l'autorité (Derrida, 1992) : le droit comme réductible au droit, et la justice comme quelque chose de furtif et d'intempestif, n'appartenant plus au temps et à ses modalités, comme présent-passé, maintenant, présent-futur, ni au présent vivant en général. Un être vivant serait au-delà de sa vie présente ou de son être-présent effectif ou de son efficacité empirique-ontologique. Son rapport est avec la survie qui disjoint et déplace l'identité du présent vivant. D'où la responsabilité des morts et des enfants à naître, une responsabilité qui dépasse tout présent vivant (dans le cas du Brésil, des mouvements comme « Tortura Nunca Mais » et des politiques de réduction des émissions de COXNUMX2, serait dans ce cas conjugué).

 

La loi de l'obsession

L'obsession et sa logique, l'obsilogie elle-même, c'est ce qui, selon Derrida, va marquer l'histoire de l'Occident : la chasse aux fantômes, origine de la question « où va le marxisme ? ». Ce n'est pas par hasard que l'histoire d'Hamlet commence en attendant la réapparition du fantôme, déjà apparu deux fois à Bernardo et Marcellus. Le commencement attend l'événement, c'est l'imminence d'une réapparition. Aussi bien que Manifeste communiste commence par : « Un spectre traverse l'Europe – le spectre du communisme ». A cette légende du spectre s'oppose la Manifeste, dont l'analyse de la révolution industrielle expose ses revendications : la conquête de la réduction de la journée de travail quotidienne – de 12 à 10 heures ; et le suffrage universel (pour les hommes uniquement). Mais une partie de la structure profonde de l'Europe serait le spectre, dont la principale caractéristique serait précisément exprimée par le verbe « marcher » ou rôder : habiter sans résider, sans s'enfermer dans l'espace ; assister à; obséder; assiéger; harceler. Contrairement à une ontologie (pensées d'être), être ou ne pas être, gouverné par l'opposition et ancré dans la substance, l'existence, l'essence et la permanence (la présence elle-même).

La logique de l'obsession s'appuie sur des exigences (injonctions), ce qui ouvre tout un champ de possibles. En fait, le spectre est l'élément étranger qui habite l'Europe sans y résider et produit son intérieur (sans le spectre il n'y a pas d'intérieur). Il est impossible de l'avoir en main. Derrida attire l'attention sur certains aspects du spectre du roi Hamlet : il nous voit (l'effet visière ouverte) sans que nous puissions le voir (l'effet casque n'est pas suspendu lorsque la visière est relevée) ; nous sommes laissés à sa voix autoritaire, dont nous héritons la loi ; propre corps sans chair, mais toujours de quelqu'un comme quelqu'un d'autre, origine de la valeur d'échange (l'argent, par exemple, est toujours le spectre de quelque chose, une idéalisation transfigurante, une sorte de spectropoétique produisant la métamorphose des marchandises - d'où pourquoi le spectre ne peut être confondu avec l'icône, ni avec l'image ni avec le simulacre, le spectre est toujours un autre) ; le spectre est une forme charnelle et phénoménale de l'esprit, le devenir-corps lui-même (lorsqu'il apparaît, l'esprit disparaît) ; le spectre est lié à l'événement et donc à la répétition – une sorte de mise en scène de la fin de l'histoire, à chaque fois complètement différente.

Ce sont là quelques éléments qui confèrent à la spectrologie un caractère paradoxal, plus conforme à la logique de l'obsession. C'est comme les traductions de "Le temps est hors de commun» : l'œuvre habite les nombreuses versions sans s'y cantonner ; comme un fantôme, il obsidia (assiège) les nombreuses traductions dispersées dans une diversité écrasante ; aux demandes disparates du spectre, les mots de la traduction se désorganisent – ​​«le temps« tantôt c'est la temporalité du temps, tantôt c'est l'histoire (les jours d'aujourd'hui), tantôt c'est le présent (le monde d'aujourd'hui). Le rapport au spectre obéit donc à cette loi de l'obsession, qui relève plus du peut-être que de l'être, plus liée aux injonctions qu'à la présence.

 

La Tragédie du Prince

La tragédie dans Hamlet réside dans la question du tragique et dans quelle mesure cet aspect est éloigné d'une explication esthétique ou psychologique. En d'autres termes, le prince maudit le destin qui le pousse à se venger et à punir. Sa tragédie réside dans l'antériorité pré-originaire et spectrale du crime d'autrui, lui laissant la mission de naître pour se redresser. Tout son retard, toute son hésitation à se venger, toute sa délibération, toute sa dénaturation et son calcul non automatique, toute sa névrose, en somme, relève d'une logique différente de la vengeance. C'est une sorte de soupir, selon Derrida, pour une justice qui un jour n'appartiendrait plus à l'histoire et serait soustraite à la fatalité de la vengeance. C'est contre l'intolérable perversion dans l'ordre de son destin que le prince se retourne.

Se référant à Heidegger, à propos d'Anaximandre, la fatalité circulaire, dans la perspective du droit et du devoir, ne permet pas de comprendre la névrose, qu'on a tant voulu expliquer. Au lieu de réparer l'injustice du présent (trait esthético-psychanalytique), Anaximandre, via Heidegger, réarticulerait la disjonction du temps présent, comprise comme un état transitoire : le passage du temps présent vient du futur, pour aller dans le sens du passé. Anaximandre dit la disjonction, le temps décalé, l'injustice du présent, comme condition de la justice, du don sans restitution, sans calcul et sans compte. Non par réparation, mais par réarticulation de la disjonction (réarticulation sans synthèse).

 

le déguisement néolibéral

Et encore une fois nous parlons ici d'héritage et, plus encore, du choix qui est présent dans l'acte d'hériter. Mais la révolte de Hamlet a finalement été réprimée; son soupir pour un autre juge, interrompu. Au final, le refoulement l'emporte, comme dans Œdipe. Sans oublier cependant Valéry et son importante observation qui implique tout un travail spectrologique : « ce crâne ici appartenait à Kant, qui a engendré Hegel, qui a engendré Marx… » (Valéry, 1957, t.1, p.993, apud Derrida, 1994, p. 19). Plus tard, curieusement, dans son livre La politique de l'esprit, Valéry répète la phrase et omet le nom de Marx. "Dépérir le marxisme ?« Cette obsession est présente depuis Hamlet et même l'hégémonie néolibérale n'est pas capable de la déguiser. Dans son discours de victoire apparaît toujours l'ombre spectrale du marxisme et la forme inconnue qu'il peut prendre dans l'avenir.

 

Chris Hani et Marielle

Spectres de Marx est dédié à la mémoire de Chris Hani, héros de la résistance contre le l'apartheid en Afrique du sud. Assassiné le 10 avril 1993, l'année même de la parution du livre en France, Hani, alors qu'il lançait des bombes sur divers commissariats dans les moments difficiles de l'apartheid, était également connu comme un intellectuel charismatique qui favorisait des discussions passionnées sur l'avenir de l'Afrique dans les librairies, qui parlait le latin et aimait Hamlet.

Chef de cabinet d'Umkhontowe Sizwe (MK), la branche armée du Congrès national africain (ANC) de Mandela, Hani a organisé la lutte armée pour la libération de la Zambie. De guérillero à secrétaire général du Parti communiste d'Afrique du Sud (SACP) en 1991, il finit par devenir le prince de la paix début 1993, adoptant une attitude conciliante. C'est précisément durant cette période que surviendra son assassinat, avec la claire intention de saboter le processus de démocratisation en cours. Sur ordre du député Clive Derby-Lewis, du parti conservateur, un immigré polonais d'extrême droite, Janus Walusz, tirera plusieurs coups de feu sur Hani, déclenchant des violences en Afrique du Sud. Le fait est que l'effet de l'attaque, étonnamment, et contre toute attente de la minorité blanche qui luttait contre la démocratie, a donné une impulsion aux modérés des deux côtés, permettant une transition pacifique du pays avec la victoire de Nelson Mandela un an après l'indignation.

En ce moment, 2022, soit près de 29 ans après le meurtre de Chris Hani, le Brésil est consterné par un crime qui a eu lieu le 14 mars 2018 et n'a pour l'instant pas été élucidé. Une conseillère noire, telle que Chris Hani, serait exécutée de manière barbare, avec toutes les indications de motivation politique. Quelques instants avant l'attaque, Marielle participait à une réunion intitulée "Young Black Women Moving the Structures".

Contrairement à ce qui s'est passé en Afrique du Sud, avec l'élucidation rapide de l'affaire et l'arrestation des responsables, le Brésil subit l'embarras international face à un crime qui ne cesse de résonner précisément à cause de son manque d'élucidation. Malgré tous les mouvements de solidarité avec Marielle, il n'y a pas eu de violence dans les rues, comme en Afrique du Sud, alors qu'au Brésil une forte polarisation politique offrait toutes les conditions pour de tels conflits.

Qui a tué Marielle ? Au terme de l'année fatidique de 2018, la victoire électorale des forces conservatrices expliquait la non-explosion de la violence et le peu d'intérêt de la justice à élucider le crime. Nous sommes toujours dans cet état de forces et les communistes sont visualisés au milieu d'une obsession qui atteint les frontières du délire : « les communistes sont infiltrés dans les institutions ».

Je vois un documentaire sur Marielle sur les réseaux sociaux (Les deux tragédies de Marielle Franco). Il n'y a aucune mention de ses goûts littéraires. Rien ne semble qu'elle aimait Hamlet, mais sa mère montre plusieurs photos d'elle, enfant, toujours devant des livres – c'était la demande de Marielle. Dans ce même documentaire, Marielle regarde directement la caméra et dit : « Je suis parce que nous sommes ; Je suis un défenseur des droits de l'homme parce que nous sommes la vie ». Cette phrase, qui sonne comme une énigme, favorise un déplacement de soi vers l'autre.

Je reviens à Derrida : « 'Un exemple' porte toujours au-delà de lui-même ; elle ouvre ainsi une dimension testamentaire. L'« exemple » est d'abord pour les autres et au-delà de soi. Parfois, peut-être toujours, la personne qui donne « l'exemple » est différente de « l'exemple » qu'elle donne (elle est un exemple imparfait de « l'exemple » qu'elle donne). Qu'il donne, puis donne ce qu'il n'a pas et même ce qu'il n'est pas » (Derrida, 1994, p. 54). La vie d'un être vivant dépasse son identité à lui-même, d'où son rapport au multiple. Le crâne… qui a engendré Chris Hani, qui a engendré Marielle, …

*Rogério Skylab est essayiste, chanteur et compositeur.

 

Références


BLANCHOT, Maurice. Les trois discours de Marx. Cercles marxistes - Session 1; Bloc de gauche – Porto. Disponible en: https://circulosmarxistas.files.wordpress.com/2014/10/01-as-trecc82s-palavras-de-marx_mb.pdf

DERRIDA, Jacques. Spectres de Marx : l'état de la dette, le travail de deuil et la nouvelle Internationale; traduction par Anamaria Skinner. Rio de Janeiro : Relume-Dumara, 1994

DERRIDA, Jacques. Force of Law, « Le fondement mystique de l'autorité ». Dans: Déconstruction et possibilité de justice, TR. M. Quaintance, éd. D. Cornell, M. Rosenfeld, DG Carlson ; Routledge, New York, Londres, 1992.

SHAKESPEARE, Guillaume. La tragédie d'Hamlet, prince de Danemark; traduction, introduction et notes par Lawrence Flores Pereira ; São Paulo: Penguin Classics Companhia das Letras, 2015.

Valéry, Paul. La crise de l'esprit; Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1957.

Documentaire Les deux tragédies de Marielle Franco, disponible en https://www.youtube.com/watch?v=hEyl3KR-m3s

 

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