États d'exception : l'usurpation de la souveraineté populaire

Hans Hofmann, Pompéi, 1959
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Par ALYSSON LÉANDRO et pour PEDRO SERRANO*

« Préface » et « Présentation » du livre récemment publié par Luis Manuel Fonseca Pires.

Préface
[Alysson Leandro Mascaro]

S'établissant à une jonction sensible entre le Droit et l'État, le Droit administratif est un plexus pertinent de pouvoirs et de domination sociale contemporaine. Précisément en raison de sa nature de reconditionnement sensible du pouvoir, la réflexion sur le droit administratif est généralement entreprise à partir du cadre de son propre récit interne, louant l'établissement historique des pouvoirs, des mesures et des limites de l'État face à la société, aux affaires intersubjectives relations et le citoyen.

Selon ce récit, le droit administratif est un élément qui permet l'ordre et la stabilité institutionnels et sociaux contre la volonté politique et le volontarisme. Une telle lecture administrative est juspositiviste, fondée sur des définitions normatives et sur l'affirmation que la légalité limite le pouvoir. S'il est vrai que certains bénéfices progressistes peuvent même en être extraits - réitérant les instituts de droit administratif et leurs principes contre les ignominies de l'époque -, en règle générale, ce point de vue soutient une utilisation conservatrice, confirmant les services du droit dans l'amélioration de l'État. et de la société telles qu'elles se présentent. L'éloge du Droit Administratif est, en général, l'éloge de l'État juridifié en faveur du capital.

Dans un tel scénario, d'injonctions et d'éloges juspositivistes, manque la scientificité du Droit administratif qui en vient à comprendre sa spécificité historico-sociale au sein de la sociabilité capitaliste. Précisément parce qu'il entremêle, de manière unique, le droit et l'État, le droit administratif est le point nodal où se manifestent les caractéristiques et les déterminations de la forme de la subjectivité juridique et de la forme politique de l'État. Pris d'un point de vue scientifique et nécessairement critique, le droit administratif n'est pas seulement l'affirmation de l'ordre et de la citoyenneté contre l'arbitrage étatique : il est avant tout le mécanisme par lequel l'État se structure juridiquement pour la reproduction de la sociabilité d'exploitation capitaliste. , permettant la marche de la marchandise et de l'accumulation (exactement selon la dynamique des formes sociales dont elle dérive), encore traversée par de multiples dominations et oppressions (typiques de chacune des formations sociales dans lesquelles elle s'enracine). Penser de manière critique et cohérente le Droit administratif, c'est penser sa propre critique de l'Etat, de la citoyenneté, de l'ordre, du Droit, du capitalisme. C'est une entreprise à couper le souffle.

Il se trouve qu'une telle entreprise s'épanouit vigoureusement dans ce livre de Luis Manuel Fonseca Pires. Ici, sa réflexion sur le droit administratif avance, fondamentalement, vers l'investigation de la souveraineté de l'État dans le capitalisme. L'État, qui conserve une relative autonomie vis-à-vis du capital et des agents de la production, est, en pratique, limité par eux, en raison de leurs intérêts et de leurs droits subjectifs, et, en même temps, tenu par eux d'être souverain et sert de sauvegarde pour la propriété privée, les contrats, l'ordre. La souveraineté de l'État est un compte non garanti et, en même temps, est toujours maintenue sous calcul dans les sociétés capitalistes.

Dans cet ouvrage, le point exemplaire de la relation entre souveraineté et droit administratif est le cas brésilien contemporain : une Constitution fédérale promulguée après une dictature militaire, fondée sur la déclaration de la souveraineté du peuple et sur des principes de citoyenneté, et qui depuis face à un cadre de néolibéralisme, démantelant les conquêtes juridiques du bien-être social et la crise structurelle du capitalisme.

Le problème de la Constitution, qui s'affirme dans certaines parties et se combat dans d'autres parties, est le cadre privilégié pour constater combien le droit administratif est traversé par les contradictions de la société contemporaine. Dans un tel contexte, les érosions, atteintes, reconstructions et reconfigurations juridiques du droit administratif sont envisagées par le rapport, comme des états d'exception, au pluriel, compte tenu de leurs multiples manifestations et forces en litige. Reconnaissant que l'autoritarisme actuel ne se confond pas avec des phénomènes comme le fascisme au XXe siècle, bien qu'il soit aussi un symptôme de la sociabilité capitaliste, l'auteur insiste sur la notion de variabilité dans les expériences de reconfiguration de la souveraineté et du droit administratif aujourd'hui.

Dès lors, ce livre propose une réflexion sur les affects dans la théorie politique classique et actuelle : ce n'est pas contre le juriste – ni contre le peuple – que se livre la lutte contre la souveraineté et le droit administratif des prétentions à la citoyenneté. C'est par le juriste – et par le peuple, idéologiquement constitué par le capital – que le principe juridique et les intérêts émancipateurs du peuple sont détruits. Selon les propres mots de l'auteur, « pour exister et survivre aujourd'hui, les États d'exception ne peuvent pas simplement subjuguer la Loi, ils en ont besoin comme partenaire, bénévolement en service et avec amour pour la cause ».

Cet ouvrage dresse un inventaire des définitions théoriques et politiques de la souveraineté, depuis des classiques comme Jean Bodin et Niccolò Machiavel, à l'aube de la modernité, jusqu'au temps des révolutions bourgeoises qui ont vaincu les souverainetés absolutistes au profit d'une réorganisation capitaliste, enracinée dans puis dans une la souveraineté sous la loi, comme dans le cas de la Révolution française, autre thème de la spécialité de Fonseca Pires. En atteignant la contemporanéité, cet ouvrage débat des phénomènes actuels qui remettent en cause l'autodéfinition juridique et étatique de la souveraineté : le populisme et le néolibéralisme.

Le premier des termes ouvre au débat politique, traitant du pouvoir de contrôle qui cherche à s'affirmer par la volonté, ou du moins pas dans les termes de la légalité établie. Le second conduit au débat dans le domaine productif et économique de la société capitaliste. Ici, rappelant combien les auteurs néolibéraux font fi de la démocratie s'il s'agit du salut de la liberté du capital - du Chili de Pinochet et de ses économistes, au Brésil de Bolsonaro et Guedes, les deux cas soutenus avec enthousiasme par certains juristes, militaires , journalistes, politiciens et par le grand capital –, la contradiction structurelle entre accumulation et citoyenneté est mise à nu.

En suivant le chemin de la théorie plus large de la souveraineté – dans laquelle se posent les questions de la forme sociale de l'État et du droit – et en passant par les problèmes théoriques du populisme et du néolibéralisme où se posent les questions de la formation sociale contemporaine –, l'auteur arrive à sa thèse sur les états d'exception actuels, fantasmagoriques, dissimulés et fragmentés. Fonseca Pires, dans ce livre, pointe le caractère multiple et diffus des exceptions, profilées avec la légalité elle-même : « Je préfère appeler ce phénomène politico-juridique états d'exception (au pluriel) [...] illusions –, produire pantomimes démocratiques, esquisses de représentation populaire, se jeter sur l'éducation, puis céder un peu, croiser les cultures pour pulvériser la diversité, mais faire semblant de la respecter en remplaçant le pluralisme par des projets homogènes, harceler en permanence la liberté d'expression, effilocher en attaques cycliques l'indépendance des les autres puissances, si elles n'embrassent pas le projet autoritaire ».

Une telle lecture me procure la joie d'aborder celle que je développe dans crise et coup d'état (Boitempo), se référant à l'exception aujourd'hui : « Le fordisme se servait, de préférence, de calices spécifiques d'exception marquée, dont il se vantait ; le post-fordisme dilue l'exception dans des réservoirs d'eau, pour un usage chronique ».

Alors que les analyses traditionnelles de l'exception croient s'y opposer en proclamant la règle – la norme juridique, la Constitution, la légalité, la vie juridique « normale » –, s'imaginant qu'il s'agit donc là de l'espoir du salut, ce livre avance d'une manière qui critique au contraire.

Reprenant la note d'Étienne de La Boétie, au XVIe siècle, sur la servitude volontaire, Fonseca Pires note que l'exception se fait, en Droit, avec et par les juristes. Le droit administratif, qui partage l'espace d'intersection entre le droit et l'État, est mis à rude épreuve et appauvri par les juristes et les agents de l'État. Ce livre énonce explicitement et crûment : le législatif, l'administration publique, le ministère public, le pouvoir judiciaire, le plaidoyer, la culture juridique, tout ce complexe, historiquement, agit dans la légalité en faveur de sa destruction, quand le réclament les pouvoirs et les intérêts dominant. Illustrant une telle image, l'auteur aborde dans le livre des questions telles que les politiques publiques réactionnaires dans la culture et l'éducation, le manque de transparence et la suppression du principe de publicité, le pouvoir de la police contre les ennemis, la discrétion administrative et le service public.

Exposant la critique aiguë et conséquente de la contradiction entre la reproduction sociale de l'exploitation et de la domination et le droit administratif, ce livre ne permet pas la réponse facile et anti-scientifique qui est habituellement présentée dans le domaine juridique : contre la barbarie, la loi. Au contraire, la barbarie se fait avec la loi. Dès lors, s'il y a des espérances spécifiques dans la performance des juristes et du droit administratif – et ce livre se propose de les affirmer –, la puissance critique de cet ouvrage oriente aussi l'espérance capitale vers un autre domaine, matériellement déterminant et dont la critique, dès lors, est plus décisif : la société. Le problème réside dans le mode de production et dans les multiples dominations qui lui sont solidaires ; dans sa transformation réside la solution.

J'ai longtemps suivi la trajectoire de Luis Manuel Fonseca Pires. Magistrat exemplaire et équitable, dont la magistrature s'exerce avec un grand sens des responsabilités et une sensibilité sociale, professeur de droit avec enthousiasme et qualités didactiques importantes, c'est un intellectuel d'une importance précieuse pour le droit contemporain, débordant ses connaissances dans divers domaines tels que que la science politique, la philosophie et d'autres sujets de l'humanité.

Ce livre, maintenant publié, est à l'origine sa Thèse d'Habilitation soutenue et approuvée à l'unanimité par la Faculté de Droit de l'Université Pontificale Catholique de São Paulo, en l'an 2020. J'étais son examinateur au sein de ce jury et j'ai pu attester des qualités uniques caractéristiques intellectuelles, curriculaires et didactiques qu'il porte, ainsi que, de façon très évidente, ses qualités humaines particulières.

Ce livre que le lecteur a entre les mains est un ouvrage fondamental pour comprendre et critiquer le droit administratif, le droit, l'État et la politique. Au-delà, ce sont des pages de science face aux urgences aiguës d'une autre société.

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[Pédro Serrano]

états d'exception: l'usurpation de la souveraineté populaire, par laquelle Luis Manuel Fonseca Pires a obtenu le titre de maître de conférences en droit administratif de l'Université pontificale catholique de São Paulo, a réalisé, avec une rigueur scientifique précise, une incursion multidisciplinaire dans des états d'exception, expression au pluriel forgée par l'auteur en raison des caractéristiques contemporaines de l'exception : fantasmagorique, car elle ne s'assume pas comme telle et n'est pas uniforme, déguisée, car elle recourt à son parti pris antidémocratique, et fragmentée, car elle sape, à des degrés divers, les sphères de la vie démocratique.

La proposition transdisciplinaire entre la philosophie et la science politique et l'histoire et, en particulier, le droit administratif, fusionne les incursions empiriques liées à l'exception. Il convient de noter, dans ce contexte, que les discours performatifs et perturbateurs du souverain qui communique en réseau, soigneusement examinés par l'auteur, s'accompagnent d'une mise en garde inquiétante qui imprègne et donne de la pertinence aux approches zététiques et dogmatiques : le contemporain condescendance sociale à l'exception des États, les légitimant.

Précédé de notes sur la souveraineté de son sens classique à nos jours, l'auteur note que le populisme, le néolibéralisme et les États d'exception sont respectivement des formes politico-sociales, politico-économiques et politico-juridiques de l'autoritarisme. Ces axes permettront de pointer avec justesse la contradiction entre le néolibéralisme, d'une part, et la souveraineté populaire et la démocratie, d'autre part, et aussi d'appréhender la circulation des affections comme un élément essentiel pour comprendre l'organisation politique de la société, ainsi que comme élément constitutif et identitaire des états d'exception.

L'analyse de l'auteur est également précédée d'une systématisation théorique approfondie de l'exception, embrassant notamment celle construite par Carl Schmitt, mais sans négliger, par exemple, la lecture différente donnée au même phénomène par Giorgio Agamben. La justification du choix du cadre théorique smithien était que la clé de l'interprétation formulée par lui quant au déplacement du pouvoir souverain, du peuple qui s'attribue la possibilité de décider des exceptions, réside dans la tension entre politique et droit. .

La relation entre la politique et le droit dans les États d'exception passe par la servitude volontaire, car l'auteur affirme que le domaine du droit par les États d'exception, à l'époque contemporaine, plus que de le soumettre, nécessite une collaboration élevée, qui se produit spontanément et docilement. Ainsi, plus qu'un instrument d'exécution et de réalisation du désir politique, dans les moules schmittiens, la Loi, dans le cadre des états d'exception actuels, confère rationalité et cohérence, tout cela dans le but de rechercher la légitimité de la exception.

En prenant comme point de départ la théorie hobbesienne selon laquelle la peur de la mort représente le sentiment mobilisateur du passage de l'état de nature à l'état civil – et donc de la formation de l'État lui-même –, l'auteur conclut que l'autoritarisme actuel résulte de la mobilisation intense des affections, parmi lesquelles figurent la peur, la haine, le ressentiment, la déception, la colère et l'angoisse, toutes captées par le souverain à travers des récits prétendument rationnels et légitimateurs de l'imposition de mécanismes de ségrégation et de violence, au détriment de la pluralité et de la tolérance.

Toujours sur le thème entre volonté politique et droit, et compte tenu du postulat selon lequel les États d'exception recourent à des récits persuasifs et complexes qui justifient l'oppression, l'auteur est précis en concluant que le droit, s'il ne résiste pas à la volonté politique autoritaire, sert volontiers son. Pour cette raison, la servitude volontaire est, pour l'auteur, la clé d'interprétation du rôle de la loi dans les états d'exception.

Les affirmations selon lesquelles nous vivons la pleine réalisation de l'État de droit ne sont pas rares. Cependant, l'État de droit est un projet humain et politique, une conception abstraite qui n'a jamais été pleinement réalisée dans aucune société historique connue. Même après les acquis indéniables des révolutions libérales des XVIIIe et XIXe siècles, qui ont marqué, de manière générale, la fin de l'absolutisme monarchique et consolidé les idéaux des Lumières, la présence de l'État autoritaire n'a pas cessé d'exister dans les périodes suivantes.

Cependant, la résistance à traiter la question en droit public et, en particulier, en droit administratif est notoire, ce qui découle de la forte influence, au moins dans l'environnement juridique latino-américain, du positivisme analytique d'origine kelsenienne qui, n'acceptant pas l'application du droit au cas concret comme objet pouvant être traité rationnellement par la science juridique, elle méconnaît la décision d'exception comme enquête juridique pertinente. De plus, on ne peut nier l'existence, chez nous, de l'idée enracinée de pouvoir publier, antérieure à la perspective Duguit du service public comme vecteur de la fonction administrative, selon laquelle le droit administratif est la branche du droit visant essentiellement à renforcer le pouvoir de l'État au détriment des administrés.

Le régime juridico-administratif et, en particulier, la conception du droit administratif comme l'ensemble des pouvoirs de l'État au détriment des administrés, ont donné lieu à des conceptions erronées et à une forte résistance à l'étude scientifique de l'exception. D'autre part, Luis Manuel Fonseca Pires surmonte ces lacunes. Reprenant les antécédents de sa formation en France au XIXe siècle – bien plus enclin à l'autoritarisme qu'à la limitation du pouvoir et à la protection des citoyens – il conclut que les fondamentaux du Droit administratif – à savoir : fonction administrative, régime juridique administratif et intérêt public – peuvent frustrer les attentes annoncées dans leurs formulations théoriques si elles sont instrumentalisées pour servir, volontairement, la volonté politique autoritaire, notamment à travers des politiques publiques réactionnaires dans la culture et l'éducation, le manque de transparence, le pouvoir policier à la poursuite d'ennemis et l'usage du pouvoir discrétionnaire administratif à des fins dissimuler des volontés politiques autoritaires.

Constatant que les États d'exception fragilisent progressivement les espaces et les sens de la démocratie, ainsi que les espaces publics d'éducation, de culture, de droits fondamentaux comme la liberté d'expression et les principes inhérents à l'État de droit démocratique et à l'organisation politico-administrative, comme l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs, l'ouvrage occupe une place prépondérante parmi ceux qui analysent l'autoritarisme à l'époque contemporaine. De la même manière, l'œuvre sera certainement une source d'inspiration pertinente pour la résistance à l'autoritarisme qui se répand aujourd'hui au Brésil et qui étouffe, en simulacre, la souveraineté populaire, ainsi que les instruments démocratiques et républicains, les droits fondamentaux et, à plus grande échelle, la cohésion sociale et le sentiment d'appartenance.

Enfin, l'ouvrage confirme la tendance déjà présente dans les travaux antérieurs de l'auteur à s'inscrire, sans aucune faveur, comme l'un des juristes brésiliens les plus pertinents de sa génération.

*Alysson Leandro Mascaro Il est professeur à la Faculté de droit de l'USP. Auteur, entre autres livres, de Utopie et droit : Ernst Bloch et l'ontologie juridique de l'utopie (Quartier latin).

Pedro Estevam Alves Pinto Serrano c'est pProfesseur de droit constitutionnel et de théorie du droit à PUC-SP. Auteur, entre autres livres, de Autoritarisme et coups d'État en Amérique latine: bref essai sur la compétence et l'exception (Alameda).

Référence


Luis Manuel Fonseca Pires. États d'exception : l'usurpation de la souveraineté populaire. São Paulo, Contre-courant, 2021, 184 pages.

 

 

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