Fascisme et démocratie libérale

Image : Cyrus Saurius
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Par CHOIX UGO*

Le fascisme n'est pas simplement une réponse désespérée de la bourgeoisie à une menace révolutionnaire imminente, mais l'expression d'une crise des alternatives à l'ordre existant.

du fascisme

Le fascisme peut être classiquement défini comme une idéologie, un mouvement et un régime. Il désigne ainsi, en premier lieu, un projet politique de « régénération » d'une communauté imaginaire – en général la nation[I]– qui suppose une vaste opération d'épuration, c'est-à-dire la destruction de tout ce qui, du point de vue fasciste, obstruerait cette homogénéité fantomatique, entraverait son unité chimérique, l'éloignerait de son essence imaginaire et dissoudrait son identité profonde.

En tant que mouvement, le fascisme se développe et gagne une large audience, se présentant comme une force capable de défier le « système » mais aussi de restaurer « la loi et l'ordre » ; C'est cette dimension profondément contradictoire de la révolte réactionnaire, mélange explosif de fausse subversion et d'ultra-conservatisme, qui permet de séduire des couches sociales dont les aspirations et les intérêts sont foncièrement antagonistes.

Lorsque le fascisme parvient à conquérir le pouvoir et à se transformer en régime ou plus précisément en état d'exception, il tend toujours à perpétuer l'ordre social, malgré ses prétentions « anti-système » et parfois même « révolutionnaires ».

Cette définition permet d'établir une continuité entre le fascisme historique, celui de l'entre-deux-guerres et ce que nous appellerons le néo-fascisme, c'est-à-dire le fascisme de notre temps. Comme nous le verrons plus loin, affirmer une telle continuité n'implique pas d'être aveugle aux différences de contextes.

crise d'hégémonie

Si sa montée supposée s'opère sur fond de crise structurelle du capitalisme, d'instabilité économique, de frustrations populaires, d'approfondissement des antagonismes sociaux (de classe, de race et de genre) et de panique identitaire, le fascisme ne devient à l'ordre du jour que lorsque la crise politique atteint un niveau d'intensité qui devient insurmontable dans le cadre des formes établies de domination politique, c'est-à-dire lorsqu'il n'est plus possible pour la classe dirigeante d'assurer la stabilité de l'ordre social et politique par les moyens ordinaires associés à la démocratie libérale et par le simple renouvellement de son personnel politique.

C'est ce que Gramsci a nommé crise d'hégémonie (ou « crise organique »), dont la composante centrale est l'incapacité croissante de la bourgeoisie à imposer sa domination politique en fabriquant un consentement majoritaire à l'ordre des choses, c'est-à-dire sans augmentation significative du degré de coercition physique. Dans la mesure où l'élément fondamental qui caractérise cette crise n'est pas l'émergence impétueuse de luttes populaires, encore moins un soulèvement qui créerait de profondes fissures dans l'État capitaliste, ce type de crise politique ne peut être qualifié de crise révolutionnaire, même si le crise d'hégémonie peut, sous certaines conditions, conduire à une situation de type révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.

Cette incapacité tient notamment à un affaiblissement des liens entre les représentants et les représentés, ou, plus précisément, aux médiations entre le pouvoir politique et les citoyens. Dans le cas du néofascisme, cet affaiblissement se traduit par le déclin des organisations de masse traditionnelles (partis politiques, syndicats, associations), sans lesquelles la « société civile » n'est guère plus qu'un slogan électoral (pensez au fameux « personnalités »), favorise l'atomisation des individus et les condamne ainsi à l'impuissance, les rendant disponibles pour de nouvelles affections politiques, de nouvelles formes d'adhésion et de nouveaux modes d'action. Or cet affaiblissement, qui rend la formation de milices de masse largement superflue pour les néo-fascistes, est le produit même de la politique bourgeoise et de la crise sociale qu'elle ne peut manquer d'engendrer.

Dans le cas du fascisme de notre temps (néofascisme), il est évident qu'ils sont les effets cumulés des politiques menées depuis les années 1980, dans le cadre de la réponse « néolibérale » des bourgeoisies occidentales à la vague révolutionnaire des années 1968, qui ont réussi partout – dans des proportions différentes selon sur le pays – à des formes plus ou moins aiguës de crise politique (augmentation de l'abstention, désintégration progressive ou effondrement brutal des partis au pouvoir, etc.), créant les conditions d'une dynamique fasciste.

En lançant une offensive contre le mouvement ouvrier organisé, en brisant méthodiquement tous les fondements du « compromis social » d'après-guerre, qui reposait sur un certain rapport de classes (une bourgeoisie relativement affaiblie et une classe ouvrière organisée et mobilisée), le pouvoir progressivement devenue incapable de construire un bloc social composite et hégémonique. S'y ajoutent la forte instabilité de l'économie mondiale et les difficultés rencontrées par les économies nationales, qui fragilisent profondément et sévèrement le crédit que les populations peuvent accorder aux classes dominantes et leur confiance dans le système économique.

Alors que l’offensive néolibérale a rendu plus difficile la mobilisation sur le lieu de travail – notamment sous forme de grève – en affaiblissant les syndicats et en augmentant la précarité, ce mécontentement tend de plus en plus à s’exprimer ailleurs et de différentes manières :

– L'abstention électorale progresse partout (même si elle se réduit parfois lorsqu'une élection donnée est plus polarisée) et atteint des niveaux souvent jamais vus auparavant ;

– Un déclin – progressif ou brutal – d'une partie importante des partis institutionnels dominants (ou l'émergence en leur sein de nouveaux mouvements et figures, comme le Tea Party et Trump, dans le cas du Parti républicain aux États-Unis) ;

– L'émergence de nouveaux mouvements politiques ou la montée de forces autrefois marginales ;

– L'éclosion de mouvements sociaux qui se développent hors des cadres traditionnels, c'est-à-dire essentiellement hors du mouvement ouvrier organisé (ce qui ne veut pas dire sans lien avec la gauche politique et les syndicats).

Les néofascistes parviennent, dans certains contextes nationaux, à s'intégrer dans de vastes mouvements sociaux (Brésil) ou à provoquer eux-mêmes des mobilisations de masse (Inde) ; il arrive aussi que ses idées imprègnent certaines franges de ces mouvements. Cependant, cela ne suffit généralement pas pour que les organisations néofascistes se transforment en mouvements militants de masse, du moins à ce stade, et les luttes extraparlementaires tendent davantage vers des idées d'émancipation sociale et politique (anticapitalisme, antiracisme, féminisme, etc.) que pour le néo-fascisme. Bien que dépourvues de cohésion stratégique et d'horizon politique commun, voire de revendications unifiées, ces mobilisations pointent généralement vers l'objectif de rupture avec l'ordre social et il existe une possibilité concrète de bifurcation émancipatrice.

Dans tous les cas, l'ordre politique est profondément déstabilisé. C'est évidemment dans ce type de situation que les mouvements fascistes peuvent apparaître - dans des groupes sociaux différents et pour des raisons contradictoires - à la fois comme une réponse essentiellement électorale (à ce stade du moins) au déclin de la capacité hégémonique des classes dominantes, et comme une alternative au jeu politique traditionnel.

crise alternative

Contrairement à l'idée reçue (dans une partie de la gauche), le fascisme n'est pas une simple réponse désespérée de la bourgeoisie à une menace révolutionnaire imminente, mais l'expression d'une crise d'alternative à l'ordre existant et d'une défaite des forces contre-hégémoniques . S'il est vrai que les fascistes mobilisent la peur (réelle ou non) de la gauche et des mouvements sociaux, c'est en réalité l'incapacité de la classe exploitée (prolétariat) et des groupes opprimés à se constituer en sujets politiques révolutionnaires et à s'engager dans une expérience de transformation (même limitée) qui permet à l'extrême droite d'apparaître comme une alternative politique et de gagner le soutien de groupes sociaux très divers.

Dans la situation actuelle, comme dans l'entre-deux-guerres, affronter le danger fasciste ne signifie pas seulement mener des luttes défensives contre le durcissement autoritaire, les politiques anti-immigration, le développement des idées racistes, etc., mais aussi (et plus profondément) que les exploités et opprimés parviennent à s'unir politiquement autour d'un projet de rupture avec l'ordre social et profitent de l'opportunité présentée par la crise d'hégémonie.

Les deux moments de la dynamique fasciste

Dans la première étape de son accumulation de forces, le fascisme cherche à donner à sa propagande une apparence subversive et à se présenter comme une révolte contre l'ordre existant. Il le fait en interpellant à la fois les représentants politiques traditionnels des classes dominantes (à droite) et des classes dominées (à gauche), tous coupables de contribuer à la désintégration démographique et culturelle de la « Nation » (conçue en façon fantasmée, comme plus ou moins immuable) : la première privilégierait la « mondialisation par le haut » (selon les termes de Marine Le Pen), celle de la finance « cosmopolite » ou « apatride » (avec les connotations antisémites qui portent de telles expressions), tandis que la seconde alimenterait le « mondialisme par en bas », celui des migrants et des minorités raciales (avec toute la panoplie de la xénophobie traditionnelle inhérente à l'extrême droite).

Faisant de la « Nation » la solution aux crimes – crise économique, chômage, « insécurité », etc. – invariablement imputés à ce qui lui est considéré comme étranger (en particulier tout ce qui touche directement ou indirectement à l'immigration), le fascisme revendique être une force « anti-système » et constituer une « troisième voie », ni droite ni gauche, ni capitalisme ni socialisme. L'échec de la droite et les trahisons de la gauche accréditent l'idéal fasciste d'une dissolution des clivages politiques et des antagonismes sociaux dans une « Nation » enfin « régénérée » car politiquement unifiée (en réalité placée sous le contrôle de fascistes), idéologiquement unanimes (c'est-à-dire privés de tout moyen d'exprimer publiquement toute forme de protestation) et ethno-racialement « purifiés », c'est-à-dire affranchis des groupes considérés comme intrinsèquement « étrangers » et « inassimilables », « inférieurs » et « dangereux".

Le fait est que, dans un second moment, se produit ce qu'on pourrait appeler son moment « plébéien » ou « antibourgeois » (caractère auquel le fascisme ne renonce jamais complètement, du moins dans le discours et qui est une de ses spécificités), les dirigeants fascistes aspirent de s'allier avec des représentants de la bourgeoisie – généralement par l'intermédiaire de partis politiques ou de dirigeants bourgeois – afin de sceller leur accès au pouvoir, d'utiliser l'État en leur faveur (à des fins politiques, mais aussi d'enrichissement personnel, comme tous les fascistes expériences l'ont montré et régulièrement illustrées par des condamnations judiciaires de représentants de l'extrême droite pour détournement de fonds publics), tout en promettant au capital l'anéantissement de toute opposition. Des prétentions initiales à une « troisième voie », il ne reste rien, le fascisme ne propose rien d'autre que de faire fonctionner le capitalisme sous le régime de la tyrannie.

Le fascisme et la crise des relations oppressives

La crise de l'ordre social se présente aussi comme une crise des relations oppressives, dimension particulièrement aiguë dans le cas du fascisme contemporain (néofascisme). La perpétuation de la domination blanche et de l'oppression des femmes, ainsi que des minorités de genre, est en effet déstabilisée voire menacée par la montée à l'échelle mondiale, très inégale selon les pays, des mouvements antiracistes, féministes et LGBTQI.

S'organisant collectivement, se révoltant respectivement contre l'ordre raciste et hétéropatriarcal, parlant de leur propre voix, les non-blancs, les femmes et les minorités de genre deviennent des sujets politiques de plus en plus autonomes (ce qui n'empêche en rien les divisions, surtout s'il manque une force politique capable d'unifier des groupes subordonnés).

En réponse, ce processus ne peut manquer de réveiller des radicalisations racistes et sexistes qui se déploient sous des formes et des directions diverses, mais trouvent leur pleine cohérence politique dans le projet fasciste. Celle-ci articule en effet la représentation délirante d'un bouleversement en cours ou déjà en cours dans les rapports de domination (avec ces mythologies variées de « domination juive », « grand remplacement », « colonisation inversée », « racisme anti-blanc », « féminisation de la société », etc.) à la volonté fanatique des groupes oppresseurs de maintenir coûte que coûte leur domaine.

Si l'extrême droite s'oppose partout aux mouvements et discours féministes, si elle ne rompt jamais avec une conception essentialiste des rôles de genre, elle peut parfois, selon les besoins politiques et les contextes nationaux, adopter une rhétorique de défense des droits des femmes et des minorités sexuelles. Ils vont alors jusqu'à faire taire certaines de leurs positions traditionnelles (interdiction de l'avortement, criminalisation de l'homosexualité, etc.), et à enrichir l'éventail du discours nationaliste de nouvelles tonalités : cela fera des « étrangers »[Ii]responsables des violences subies par les femmes et les homosexuels. Le nationalisme féminin et l'homo-nationalisme permettent ainsi de toucher de nouvelles franges de l'électorat, de gagner en respectabilité politique et, ce faisant, de détourner toute critique systémique de l'hétéropatriarcat.

Fascisme, nature et crise environnementale

La crise de l'ordre existant n'est pas simplement économique, sociale et politique. Elle se présente également, notamment en raison du changement climatique actuel, comme une crise environnementale.

Le néofascisme apparaît actuellement divisé par les phénomènes morbides associés au Capitalocène. La plupart des mouvements, idéologues et dirigeants néo-fascistes minimisent le réchauffement climatique, voire le nient ouvertement, défendant une intensification de l'extractivisme (carbo-fascisme). D'autre part, certains courants que l'on peut qualifier d'écofascistes prétendent constituer une réponse à la crise environnementale, mais ne font guère plus que raviver et composer en « écologie » les vieilles idéologies réactionnaires de l'ordre naturel, encore associées aux idées traditionnelles de performances et hiérarchies (de genre notamment), mais aussi de communautés organiques fermées, au nom de la « pureté raciale » ou sous prétexte d'« incompatibilité des cultures ». De même, ils ont tendance à utiliser l'urgence supposée de la catastrophe pour faire appel à des solutions ultra-autoritaires (éco-dictatures) et racistes (leur néo-malthusianisme justifie presque toujours, selon eux, une répression croissante des migrants et une interdiction quasi totale de Si ces derniers restent largement minoritaires par rapport aux premiers et ne forment pas de courants politiques de masse, leurs idées se développent indéniablement et imprègnent le bon sens néo-fasciste, de sorte qu'émerge une écologie de l'identité comme champ environnemental de lutte pour les antifascistes. Ce clivage renvoie aussi à une tension intrinsèque au fascisme « classique », entre un hypermodernisme qui exalte la grande industrie et la technologie comme marqueurs et leviers de la puissance nationale (économique et militaire), et un antimodernisme qui idéalise la terre et la nature comme centres de valeurs authentiques ​​avec laquelle la Nation doit se reconnecter pour retrouver son essence.

Fascisme et ordre social

Si le fascisme veut apparaître comme une alternative à l'ordre existant (et y réussit au moins en partie), s'il en vient souvent à se présenter comme une "révolution" (nationale), il n'est pas simplement la roue de secours de la situation actuelle , mais le moyen de lever toute opposition au capitalisme écocide, racial et patriarcal ; en d'autres termes, une authentique contre-révolution.

A moins de tenir compte de sa parole – et donc de valider – ses prétentions à être du côté des « petits » ou du « non », à mobiliser le « peuple » et à constituer un programme de transformation sociale favorable à lui, ou pour adopter une définition purement formelle/institutionnelle du concept de « révolution », rendu simplement synonyme de changement de régime, le fascisme ne peut être qualifié de « révolutionnaire » : au contraire, toute son idéologie et toute sa pratique du pouvoir tendent vers la consolidation et le renforcement, par des méthodes criminelles, des relations d'exploitation et d'oppression. Plus profondément, le projet fasciste intensifie ces rapports, pour produire un corps social extrêmement hiérarchisé (d'un point de vue de classe et de genre), standardisé (d'un point de vue des sexualités et des identités de genre) et homogénéisé (d'un point de vue ethnico-racial ). . L'emprisonnement et le crime de masse (génocide) ne sont pas des conséquences fortuites, mais un potentiel inhérent au fascisme.

Fascisme et mouvements sociaux

Le fascisme entretient une relation ambivalente avec les mouvements sociaux. Dans la mesure où son succès dépend de sa capacité à apparaître comme une force « contestataire », elle ne peut se contenter d'opposer frontalement les mouvements contestataires et la gauche. Ainsi, les fascismes – « classiques » ou actuels – ne cessent d'emprunter une partie de leur rhétorique à ces mouvements pour former une puissante synthèse politique et culturelle.

À cette fin, trois tactiques principales sont employées :

– La récupération partielle d'éléments de discours critique et programmatique, mais dépourvus de toute dimension systémique et de tout objectif révolutionnaire. Le capitalisme, par exemple, n'est pas critiqué dans ses fondements, c'est-à-dire que dans la mesure où il repose sur un rapport d'exploitation (capital/travail), il suppose la propriété privée des moyens de production et aussi la coordination par le marché, mais seulement dans termes de son caractère mondialisé ou financiarisé (ce qui permet, comme nous l'avons dit plus haut, de jouer avec les vieilles tonalités antisémites du discours fasciste classique, qui a encore son attrait auprès de certaines franges de la population). On comprend, de ce point de vue, que les critiques du libre-échange, et plus encore l'appel au « protectionnisme », ont toutes les chances, si elles ne sont pas liées de manière cohérente à l'objectif de rupture avec le capitalisme, de renforcer idéologiquement l'extrême droite .

– Le détournement de la rhétorique de la gauche et des mouvements sociaux pour en faire une arme contre les « étrangers », c'est-à-dire contre les minorités raciales. C'est la logique du fémo-nationalisme et de l'homo-nationalisme précités, mais aussi de la défense « nationaliste » de la laïcité : si l'extrême droite s'est tout au long de son histoire opposée aux droits des femmes et LGBTQI ou au principe de laïcité, certains de ses courants (en particulier, la direction actuelle du Front National/Régénération Nationale) prétendent désormais être de meilleurs défenseurs, ce qui implique dans ce dernier cas une redéfinition complète de la laïcité.

– Ou l'inversion de la critique féministe ou antiraciste, en affirmant que les opprimés sont devenus les oppresseurs. Ainsi, un idéologue en voie d'accélération de la fascisation pourrait affirmer récemment : « Nous sommes dans un régime communautaire anti-blanc et racialiste, autrement dit, un apartheid inversé » (Michel Onfray, philosophe à succès médiatique). De même, on voit régulièrement Eric Zemmour ou Alain Soral (promoteurs du néo-fascisme) affirmer que les hommes sont désormais dominés par les femmes et donc empêchés de réaliser leur essence dominante. Ce type de discours est le meilleur moyen d'en appeler, sans le dire explicitement, à une opération suprématiste de « reconquête », c'est-à-dire d'affirmation blanche ou masculine.

Fascisme et démocratie libérale

Les régimes libéral et fasciste ne s'opposent pas comme le feraient démocratie et domination. Dans les deux cas, la soumission des prolétaires, des femmes et des minorités est réalisée, des relations imbriquées d'exploitation et de domination sont implantées et perpétuées et toute une série de violences inévitablement et structurellement associées à ces relations ; dans les deux cas, la dictature du capital sur la société se poursuit. Ce sont, en réalité, deux formes distinctes de domination politique bourgeoise, c'est-à-dire deux méthodes différentes par lesquelles des groupes subordonnés peuvent être soumis et empêchés d'effectuer une transformation révolutionnaire.

Le passage aux méthodes fascistes est toujours précédé d'un ensemble de renoncements, par la classe dirigeante elle-même, à certaines dimensions fondamentales de la démocratie libérale. Les arènes parlementaires sont de plus en plus marginalisées et contournées, le pouvoir législatif étant assumé par l'exécutif et les modes de gouvernement devenant de plus en plus autoritaires (décrets-lois, ordonnances, etc.). Mais cette phase de transition entre démocratie libérale et fascisme passe avant tout par la limitation croissante de la liberté d'organisation, de réunion et d'expression, voire du droit de grève.

C'est sans grande diffusion que s'opère un durcissement autoritaire qui fait de plus en plus reposer le pouvoir politique sur le soutien et la loyauté des appareils étatiques répressifs, l'entraînant dans une spirale anti-démocratique. Ainsi, un filet de sécurité de plus en plus rigide survient sur les quartiers populaires et immigrés ; manifestations interdites, empêchées ou sévèrement réprimées ; les arrestations préventives et arbitraires ; procès accélérés des manifestants et recours accru aux peines de prison ; des licenciements de plus en plus fréquents de grévistes ; réduction du champ et des possibilités d'action syndicale, etc.

Dire que l'opposition entre démocratie libérale et fascisme réside dans les formes politiques de domination bourgeoise ne signifie pas que l'antifascisme, les mouvements sociaux et la gauche doivent être indifférents au déclin des libertés publiques et des droits démocratiques. Défendre ces libertés et ces droits, ce n'est pas semer l'illusion d'un État ou d'une république conçue comme arbitre neutre des antagonismes sociaux. C'est défendre l'une des principales conquêtes des classes populaires au cours des XIXe et XXe siècles, à savoir le droit des exploités et des opprimés de s'organiser et de se mobiliser pour défendre leurs conditions de travail et de vie. C'est la base essentielle du développement d'une conscience de classe, féministe et antiraciste. Mais il s'affirme aussi comme une alternative à la dé-démocratisation qu'apporte le néolibéralisme dans son propre projet.

Le fascisme travaille spécifiquement à écraser toutes les formes de contestation, qu'elles soient révolutionnaires ou réformistes, radicales ou modérées, globales ou partielles. Partout où le fascisme devient une pratique de pouvoir, c'est-à-dire un régime politique, en quelques années voire quelques mois, il ne reste rien ou presque rien de la gauche politique, du mouvement syndical, ni même des formes d'organisation des minorités. , c'est-à-dire de toute forme de résistance stable et cristallisée.

Là où le régime libéral a tendance à tromper les subordonnés en cooptant une partie de leurs représentants et en incorporant certaines de leurs organisations sous forme de coalition (en tant que participants minoritaires, sans voix active) ou de négociations (le soi-disant « dialogue » dans lequel les syndicats ou les associations jouent le rôle de prétexte) voire en intégrant certaines de ses revendications, le fascisme entend détruire toutes les formes d'organisation non assimilables à l'État fasciste et éliminer l'aspiration même à l'organisation collective à l'extérieur le cadre d'organisations fascistes ou de leurs proches. Le fascisme se présente comme la forme politique qui promeut la destruction presque totale de la capacité d'autodéfense des subalternes – ou leur réduction à des formes de résistance moléculaires, passives ou clandestines.

Il faut cependant noter que dans cette œuvre de destruction, le fascisme ne peut obtenir la passivité d'une grande partie du corps social uniquement par des méthodes répressives ou par des discours dirigés contre tel ou tel bouc émissaire. Elle ne peut stabiliser son pouvoir qu'en satisfaisant les intérêts matériels immédiats de certains groupes (chômeurs, petits patrons démunis, fonctionnaires, etc.), du moins ceux qui, au sein de ces groupes, sont reconnus par les fascistes comme de « vrais nationaux ». Dans un contexte d'abandon des classes populaires par la gauche, il ne faut pas sous-estimer la force d'attraction d'un discours qui promet de réserver emplois et aides sociales à ces soi-disant « vrais nationaux » (qui, on ne le dira jamais assez , qui dans la vision fasciste ne sont pas définies par un critère légal de nationalité, mais par un critère d'origine, donc ethno-racial).

Fascisme, « le peuple » et action de masse

Si le fascisme est parfois faussement qualifié de "révolutionnaire" à cause de ses appels au "peuple" ou parce qu'il interviendrait par l'action des "masses", dans une analogie superficielle avec le mouvement ouvrier, c'est parce que des choses très différentes se mélangent sous les rubriques « people » et « action ».

Le « peuple », au sens où l'entendent les fascistes, ne désigne pas un groupe qui partage certaines conditions d'existence (au sens où la sociologie parle de classes populaires), ni une communauté politique qui regroupe tous et tous unis par une volonté commune. d'appartenance, mais plutôt une communauté ethno-raciale fixée une fois pour toutes, regroupant ceux qui viendraient « d'ici » (que le critère d'appartenance au « peuple » soit pseudo-biologique ou pseudo-culturel). Cela équivaut en fait à un corps social dépourvu d'ennemis (le « parti étranger », comme disent Drumont et Zemour, propagandistes fascistes, le premier de la fin du XIXe au XXe siècle et le second, aujourd'hui).

Quant à l'action fasciste, elle oscille idéalement entre des expéditions punitives menées par des groupes armés (gangs non étatiques ou secteurs d'appareils étatiques autonomes ou en voie de l'être)[Iii], la marche de type militaire ou le plébiscite électoral.

Si le premier touche les luttes sociales et, plus globalement, les subalternes (grévistes/minorités ethno-raciales, femmes en lutte, etc.), afin de démoraliser l'opposant et de défricher le terrain à l'implantation fasciste, le second vise à produire un effet symbolique et psychologique de masse, pour mobiliser les affections en faveur du leader, du mouvement ou du régime, tandis que la troisième vise à entériner passivement, à travers un groupe d'individus atomisés, la volonté du leader ou du mouvement.

Si le fascisme séduit effectivement les masses, ce n'est pas pour favoriser leur action autonome fondée sur des intérêts spécifiques (politique de classe) favorisant, par exemple, des formes de démocratie directe où se discutent la discussion et l'action collectives, mais pour soutenir les dirigeants fascistes et leur donner un argument de poids dans les négociations avec la bourgeoisie pour l'accès au pouvoir. La participation populaire aux mouvements fascistes – et plus encore aux régimes – est majoritairement commandée par le sommet dans ses finalités et dans ses formes et suppose la déférence la plus absolue envers ceux qui seraient destinés par nature à commander.

Il y a pourtant des formes de mobilisation par la base au premier moment du fascisme, par les branches plébéiennes qui fournissent ses troupes de choc en prenant au sérieux ses promesses antibourgeoises et son pseudo anticapitalisme. Cependant, lorsque la crise politique s'approfondit et que l'alliance entre les fascistes et la bourgeoisie prend effet, des tensions apparaissent entre cette bourgeoisie et la direction du mouvement fasciste. Ces derniers essaieront toujours de se débarrasser du leadership de ces milices[Iv], tout en cherchant à les canaliser en les intégrant dans l'État fasciste en construction.

En réalité, en ce qui concerne l'action, le fascisme n'a jamais offert aux masses que le choix entre l'obéissance passive ou verbale aux dirigeants fascistes et la Manganello[V], répression, allant souvent jusqu'à la torture et au meurtre dans les régimes fascistes, y compris chez certains de leurs plus fervents partisans.

Une contre-révolution posthume et préventive.

Le fascisme est une contre-révolution « posthume et préventive[Vi].Posthume dans la mesure où il se nourrit de l'échec de la gauche politique et des mouvements sociaux à se relever de la situation historique, à se constituer en solution à la crise politique et à initier une expérience de transformation révolutionnaire. Préventif, car il vise à détruire par avance tout ce qui pourrait nourrir et préparer une future expérience révolutionnaire : organisations explicitement révolutionnaires, mais aussi mouvements antiracistes, féministes et LGBTQI, lieux de vie autogérés, journalisme indépendant, etc., c'est-à-dire , la plus petite forme de contestation de l'ordre des choses.

Fascisme, néo-fascisme et violence

Il est indéniable que la violence extra-étatique sous la forme d'organisations paramilitaires de masse a joué un rôle important, quoique sans doute surestimé, dans la montée des fascistes - ce qui les distingue des autres mouvements réactionnaires qui ne cherchaient pas à organiser militairement les masses. Il se trouve que, du moins à l'heure actuelle, la grande majorité des mouvements néofascistes ne sont pas construits à partir de l'activation de milices de masse et ne disposent pas de telles milices (à l'exception du BJP indien et, dans une moindre mesure, en termes d'implantation des pâtes, le Jobbik hongrois et la Golden Dawn en Grèce).

Il existe différentes hypothèses pour expliquer pourquoi les néo-fascistes ne peuvent pas ou ne veulent pas construire de telles milices :

– La délégitimation de la violence politique, notamment dans les sociétés occidentales, qui conduirait les partis politiques constituant des structures paramilitaires à la marginalité électorale ;

– L'absence d'une expérience équivalente à la Première Guerre mondiale, en termes de brutalisation des populations, c'est-à-dire l'habitude d'exercer la violence, qui mettrait à la disposition des fascistes des masses d'hommes désireux de s'inscrire dans une perspective d'exercice de la violence par le milices fascistes armées ;

– L'affaiblissement de la capacité des mouvements ouvriers à structurer, organiser et encadrer, syndicalement et politiquement, les classes populaires, ce qui fait que les fascistes de notre temps n'ont plus devant eux un adversaire qu'il serait vraiment indispensable de briser par la force pour se défendre, s'imposer, ce qui exigerait un appareil de violence de masse ;

– Le fait que les États sont beaucoup plus puissants aujourd'hui et possèdent des instruments de surveillance et de répression d'un raffinement incomparable à celui des États de l'entre-deux-guerres, et ainsi les fascistes d'aujourd'hui peuvent sentir que la violence de l'État suffit à anéantir, physiquement, si nécessaire, toute forme d'opposition ;

– Enfin, le caractère stratégiquement crucial pour les néo-fascistes de se distinguer des formes les plus visibles de continuité avec le fascisme historique et, en particulier, avec cette dimension de violence extra-étatique. Il faut rappeler, de ce point de vue, que le « Front National » a été créé en 1972 en France à partir d'une stratégie de respectabilité élaborée et mise en œuvre par les dirigeants de « l'Ordre Nouveau », une organisation incontestablement néo-fasciste.

Ces hypothèses permettent d'insister sur le fait que la formation de milices de masse a été rendue nécessaire et possible pour les mouvements fascistes dans le contexte très particulier de l'entre-deux-guerres.

Mais ni la formation de bandes armées, ni même l'usage de la violence politique ne constituent la particularité du fascisme, soit en tant que mouvement, soit en tant que régime : non qu'ils ne soient pas centralement présents, mais d'autres mouvements et d'autres régimes, n'appartenant pas au constellation du fascisme, ont eu recours à la violence pour prendre ou se maintenir au pouvoir, tuant parfois des dizaines de milliers d'opposants (sans parler de l'usage légitime de la violence par les mouvements de libération).

Dimension la plus visible du fascisme classique, les milices extra-étatiques sont, en réalité, un élément subordonné à la stratégie des dirigeants fascistes, qui les utilisent tactiquement en fonction des exigences imposées par le développement de leurs organisations et la conquête légale de pouvoir politique, qu'ils assument, depuis l'entre-deux-guerres, et plus encore aujourd'hui, pour apparaître quelque peu respectables, tenant à distance les formes de violence les plus visibles. La force des mouvements fascistes ou néo-fascistes se mesure alors à leur capacité à faire face – selon les situations historiques – aux tactiques légales et violentes, « guerre de position » et « guerre de mouvement », selon les catégories de Gramsci.

Le processus de fascisation

La victoire du fascisme est le produit conjoint d'une radicalisation de pans entiers de la classe dirigeante, de peur que la situation politique ne leur échappe, et d'un enracinement social du mouvement, des idées et des affections fascistes. Contrairement à une représentation commune, bien adaptée pour absoudre les classes dominantes et les démocraties libérales de leurs responsabilités dans la montée des fascistes au pouvoir, les mouvements fascistes ne conquièrent pas le pouvoir politique comme une force armée s'empare d'une citadelle, par une action purement extérieure à elle-même. prendre, comme une attaque militaire. S'ils parviennent généralement à obtenir le pouvoir par des voies légales, ce qui ne veut pas dire sans effusion de sang, c'est que cette conquête est préparée par toute une période historique que l'on peut désigner par l'expression de fascisation.

Ce n'est qu'au terme de ce processus que le fascisme peut émerger - évidemment aujourd'hui sans dire son nom, et en masquant son projet, vu l'opprobre universel qui enveloppe les mots "fascisme" et "fasciste" depuis 1945, à la fois comme un (faux ) alternative à divers secteurs de la population et comme une (véritable) solution pour une classe dirigeante sous pression politique. C'est alors que, d'un mouvement essentiellement petit-bourgeois, il peut devenir un véritable mouvement de masse, interclasse, même si son noyau sociologique, qui le soutient, continue d'être la petite bourgeoisie : petits travailleurs indépendants, professions libérales, cadres moyens.

formes de fascisation

Le fascisme s'exprime de multiples façons, à travers une grande variété de « symptômes morbides » (pour reprendre l'expression de Gramsci), mais deux vecteurs principaux peuvent être mis en évidence : le durcissement autoritaire de l'État et la montée du racisme. Si le premier a évidemment pour principal champ d'expression les appareils répressifs de l'État (avec cet acteur spécifique de la fascisation que sont les syndicats de police), il ne faut pas oublier la responsabilité première des responsables politiques, dans le cas français de Sarkozy et Hortefeux à Macron et Castaner via Hollande et Valls (PS). Et si les violences policières font partie de la longue histoire de l'État et de la police, c'est la crise d'hégémonie, c'est-à-dire l'affaiblissement politique de la bourgeoisie, qui la rend de plus en plus dépendante de sa police, ce qui augmente sa force, mais aussi son autonomie. , le dernier[Vii]: le ministre de l'Intérieur ne tend plus à diriger et à contrôler la police, mais à la défendre coûte que coûte, en augmentant ses moyens, etc.

La montée du racisme conjugue aussi la longue histoire de l'État français, ancienne puissance impériale dans laquelle l'oppression coloniale et raciale occupait – et continue d'occuper – une place centrale, et la courte histoire du champ politique. Face à la crise de l'hégémonie, l'extrême droite et les secteurs de droite – étant entendu que ces forces politiques représentent différentes fractions de classe – ont le projet de solidifier un tampon blanc, capable d'apporter une forme d'engagement social à une base ethnico-raciale, par une politique d'éviction systématique des non-blancs ou, en d'autres termes, préférence raciale. Par ailleurs, en insistant constamment sur le danger que les migrantes et les femmes musulmanes feraient peser sur l'ordre public, mais aussi sur l'intégrité culturelle de la « Nation », ces forces justifient la licence accordée aux forces de police dans les quartiers d'immigration et contre les femmes migrantes, l'augmentation dans la répression des mouvements sociaux, en un mot, l'autoritarisme étatique. Ainsi, on peut parler, selon les mots de l'écrivain et leader noir Aimé Césaire – d'un sauvagerie, processus de sauvagerie – de la classe dirigeante, qui se manifeste surtout à travers des pratiques et dispositifs de répression dirigés d’abord contre les minorités ethnico-raciales puis contre les mobilisations sociales (gilets jaunes, syndicats, antiracistes, antifascistes, écologistes, etc. ). Mais la sauvagerie émerge aussi, de plus en plus courante, sous forme de déclarations publiques (imaginez ce qui se dit en privé…) : on pense à cet ancien ministre de l'Éducation nationale et intellectuel médiatique omniprésent, en l'occurrence Luc Ferry, appelant à la la police à « user de ses armes » contre les gilets jaunes ; pensez à cette nuée d'idéologues, Zemmour n'étant que l'arbre qui cache la forêt, qui a fait de l'islamophobie médiatique et éditoriale une industrie en plein essor.

Que signifie la fascisation d'État ?

La fascisation d'État ne doit donc en aucun cas se réduire, surtout dans la première phase qui précède la conquête du pouvoir politique par les fascistes, à l'intégration ou à l'apparition d'éléments fascistes reconnus comme tels dans les appareils de maintien de l'ordre (police, armée, justice , prison). Elle fonctionne au contraire comme une dialectique entre les transformations endogènes de ces appareils, résultat de choix politiques faits par les partis bourgeois pendant près de trois décennies (tous orientés vers la construction d'un « État pénal » sur les cendres de « l'État social »). », pour reprendre les catégories de Loïc Wacquant), et le pouvoir politique – majoritairement électoral et idéologique à ce stade – de l'extrême droite organisée.

Pour faire simple, la fascination de la police ne s'exprime pas et ne s'explique pas d'abord par la présence de militants fascistes en son sein, ni par le fait que les policiers votent massivement pour l'extrême droite (en France et ailleurs), mais par son renforcement et son autonomisation (en particulier des secteurs chargés des tâches les plus brutales de maintien de l'ordre, dans les quartiers d'immigration, contre les femmes migrantes et, accessoirement, dans les mobilisations). En d'autres termes, la police s'émancipe de plus en plus du pouvoir politique et de la loi, c'est-à-dire de toute forme de contrôle externe (sans parler du contrôle populaire indétectable).

La police ne devient donc pas fasciste dans son fonctionnement, uniquement parce qu'elle aurait été progressivement dévorée par des organisations fascistes. Au contraire, c'est parce que tout son fonctionnement se fascine – évidemment à des degrés divers selon les secteurs – qu'il est si facile pour l'extrême droite d'y diffuser ses idées et de s'y implanter. Ceci est d'autant plus visible que l'on n'a pas assisté ces dernières années à une progression de la police syndicale directement liée à l'extrême droite organisée (France Police-Indignés), mais à un double processus : l'émergence de mobilisations fractionnelles issues de la base (mais couvert par le haut, en ce sens qu'ils n'ont fait l'objet d'aucune sanction administrative) ; et la radicalisation à droite des principaux syndicats de police (Alliance SGP-FO et Unité de police).

Un processus contradictoire et instable

Le processus de fascisation est éminemment contradictoire, puisqu'il découle en premier lieu de la crise de l'hégémonie et du durcissement des affrontements sociaux, et donc très instable. Ce n'est en aucun cas une voie royale pour le mouvement fasciste.

La classe dirigeante peut, en effet, réussir dans certaines circonstances historiques à provoquer l'émergence de nouveaux représentants politiques, à intégrer certaines revendications des subordonnés et, ainsi, à construire les conditions d'un nouveau compromis social (qui permet de ne pas avoir à céder le pouvoir politique pouvoir aux fascistes afin de maintenir leur pouvoir économique)[Viii].Pourtant, il est peu probable que les classes dirigeantes soient amenées, dans le contexte actuel, à accepter de nouveaux engagements sociaux sans une séquence de luttes de haute intensité imposant un nouveau rapport de force moins défavorable aux classes populaires.

Si le processus de fascisation ne se termine pas nécessairement par le fascisme, c'est aussi parce que le mouvement fasciste, comme les classes dirigeantes, affronte la gauche politique et les mouvements sociaux. Le succès des fascistes dépend en définitive de la capacité – ou au contraire de l'impuissance – des subordonnés à s'investir victorieusement dans tous les champs de la lutte politique, à se constituer en sujet politique autonome et à imposer une alternative révolutionnaire.

Après une victoire électorale des fascistes : trois scénarios

Si la conquête du pouvoir politique par les fascistes – le plus souvent par voie légale, répétons-le – est pour eux une victoire cruciale, ce n'est pas le dernier mot de l'histoire. Une période de lutte commence nécessairement au lendemain de cette victoire, qui peut arriver – selon les rapports de force politiques et sociaux, selon les luttes menées ou non, selon qu'elles sont victorieuses ou vaincues :

– soit pour la construction d'une dictature fasciste ou d'une police militaire (lorsque les mouvements populaires subissent une défaite historique et que la bourgeoisie est politiquement très affaiblie ou divisée) ;

– soit pour la normalisation bourgeoise (quand le mouvement fasciste est trop faible pour construire un pouvoir politique alternatif et qu'il y a une réponse populaire importante, mais pas assez pour aller au-delà d'une victoire défensive) ;

– soit dans une séquence révolutionnaire (lorsque le mouvement populaire est assez fort pour rassembler autour de lui d'importantes forces sociales et politiques et s'engager dans une confrontation avec les forces bourgeoises et le mouvement fasciste).

de l'antifascisme aujourd'hui

Si l'antifascisme apparaît d'abord comme une réaction au développement du fascisme, donc comme une action défensive ou d'autodéfense (populaire, antiraciste, féministe), il ne saurait cependant se réduire au corps à corps combattre avec des groupes fascistes; et d'autant plus que les tactiques de construction des mouvements fascistes à notre époque laissent moins de place à la violence de masse – sauf sans doute en Inde, comme nous l'avons dit plus haut – que dans le cas du fascisme « classique ». (voir thèse 15). L'antifascisme fait de la lutte politique contre les mouvements d'extrême droite un axe central de sa lutte, mais il doit aussi se donner pour tâche de promouvoir l'action commune des subordonnés et d'arrêter le processus de fascisation, c'est-à-dire de saper le pouvoir politique. les conditions et les cadres idéologiques dans lesquels ces mouvements peuvent prospérer, s'enraciner et grandir, détruisant tout ce qui favorise la propagation du poison fasciste dans le corps social. Cependant, si l'on prend au sérieux cette double vocation de l'antifascisme, il faut alors le concevoir, non comme une lutte monothématique contre l'extrême droite organisée, qui agirait indépendamment des autres luttes (syndicale, anticapitaliste, féministe, anti-fasciste). raciste, écologiste, etc.), mais comme l'envers défensif de la lutte d'émancipation sociale et politique, ou de ce que Daniel Bensaïd appelait la politique des opprimés.

A l'évidence, il ne s'agit pas de conditionner la formation d'un front antifasciste à l'adhésion à un programme politique complet et précis, ce qui reviendrait, en réalité, à renoncer à toute perspective unitaire, puisqu'il s'agirait alors pour chaque force d'imposer ses propres projets politiques et stratégiques aux autres. Il serait encore plus inopportun d'exiger de ceux qui aspirent à lutter ici et maintenant contre le fascisme ou les dynamiques de fascisation évoquées plus haut, de présenter des brevets de militantisme révolutionnaire. Cependant, l'antifascisme ne peut avoir pour seule boussole l'opposition aux organisations d'extrême droite s'il aspire réellement à vaincre non seulement ces organisations, mais aussi et surtout les idées et affections fascistes qui se propagent et s'enracinent bien au-delà. Il ne peut manquer de faire le lien entre la lutte antifasciste, la nécessité de rompre avec le capitalisme racial, patriarcal et écocide, et l'objectif d'une autre société (que nous appellerons écosocialiste).

L'affaire est complexe, car il ne suffit pas à l'antifascisme d'affirmer son féminisme ou son antiracisme, de critiquer le néolibéralisme ou d'appeler à la défense de la « laïcité », pour révéler le caractère réactionnaire du néofascisme. Comme l'extrême droite s'est approprié au moins une partie du discours anti-néolibéral, elle a de plus en plus tendance à adopter une rhétorique de défense des droits des femmes, use d'un pseudo-antiracisme pour défendre les "blancs" et se positionne comme une protecteur de la laïcité, l'antifascisme ne peut se contenter de vagues formules sur le sujet. Elle doit obligatoirement préciser le contenu politique de son féminisme et de son antiracisme, voire expliquer ce qu'il faut entendre par « laïcité », sous peine de laisser des angles morts dans lesquels les néofascistes ne manquent jamais de se situer (« fémonationalisme », dénonciation de « racisme anti-blanc » ou de falsification/instrumentalisation de la laïcité), mais aussi sous peine de prendre du retard sur les néolibéraux (qui ont leur propre « féminisme », celui des 1%, et leur « antiracisme moral », généralement en la forme d'un appel à la tolérance mutuelle) . De même, elle doit clarifier l'horizon politique de son opposition au néolibéralisme ou de sa critique de l'Union européenne, qui ne peut être celle d'un « bon » capitalisme national enfin régulé.

Par ailleurs, ces dernières années ont mis en lumière la nécessité pour l'antifascisme de s'engager pleinement dans la lutte politique – nécessairement unitaire – contre la pression à l'autoritarisme. Que ces derniers prennent la parole contre des milliers de musulmans, traînés dans la boue, poursuivis, surveillés, discriminés, publiquement disqualifiés, parfois arrêtés, pour être soupçonnés de « radicalisation » (constituant donc un « ennemi de la Nation », réel ou potentiel) , contre les migrants (privés de droits et harcelés par la police), contre les habitants des quartiers d'immigration (traversés par les secteurs les plus fascistes des forces répressives, qui jouissent d'une impunité quasi totale), ou contre les mobilisations sociales de plus en plus durement réprimées par la police et par la justice (mouvement contre la législation du travail, gilets jaunes, etc.).

On voit comment l'enjeu pour l'antifascisme n'est pas simplement de forger des alliances avec des militants d'autres causes, ce qui laisserait chaque partenaire inchangé, mais de redéfinir et d'enrichir l'antifascisme à partir de perspectives qui se posent dans des contextes syndicaux, anticapitalistes, antiracistes. , féministes ou écologistes, alimentant ces dernières de perspectives antifascistes. C'est à cette condition que l'antifascisme pourra se renouveler et progresser, non comme une lutte sectorielle, une méthode de lutte particulière ou une idéologie abstraite, mais comme un sens commun qui imprègne et implique tous les mouvements d'émancipation.

*Palette Ugo est professeur de sociologie à l'Université de Lille. Auteur, entre autres livres, de La possibilité du fascisme (La Découverte, Paris, 2018).

Traduction: Lydie Codo

Initialement publié dans le magazine électronique contretemps.

notes


[I] La civilisation – « blanche » ou « européenne » – peut également jouer ce rôle, ainsi que la race (« aryenne » dans l'idéologie nazie), même si cette dernière référence a été rendue politiquement insoutenable, à grande échelle, par le génocide des juifs. en Europe. Europe.

[Ii] Une catégorie très extensible puisqu'elle regroupe tous ceux qui, qu'ils aient ou non la nationalité du pays, ne sont pas considérés comme de véritables natifs (dans le cas de la France, les soi-disant « Français de souche », « vrais Français », etc. ). De ce point de vue, un immigré européen récent – ​​naturalisé ou non – sera considéré par l'extrême droite comme moins étranger, du moins s'il est blanc et de culture chrétienne, qu'un Français né en France de parents nés en France. , mais dont les grands-parents seraient venus, par exemple, d'Algérie ou du Sénégal.

[Iii] Citons, dans le cas français contemporain, les brigades anti-criminalité.

[Iv] lire jusqu'à Airresistible Rise of Arturo Ui par Bertold Brecht.

[V] Nom donné en italien à l'instrument avec lequel il a été battu, notamment les militants ouvriers ou ceux qui s'opposaient aux fascistes. O matraque et leur usage faisait l'objet d'une sorte de culte dans l'Italie fasciste.

[Vi] Nous revenons ici à la formule d'Angelo Tasca dans son livre classique Naissance du fascisme. 

[Vii] Ce qui lui permet, dans le cas de la France, de viser directement les forces politiques aujourd'hui (on se souvient de la manifestation des syndicats de police devant le siège de La France Insoumise, formation politique de gauche, dirigée par Mélanchon) et de manifester sans autorisation, avec service d'armes et de véhicules, souvent cagoulés, sans aucune sanction administrative ou judiciaire.

[Viii] Le cas de Roosevelt et le New Deal aux États-Unis des années 1930, qui n'ont pas permis de surmonter la crise du capitalisme américain (il faudrait attendre la guerre pour le faire), mais qui ont suspendu ladite crise.

 

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