Par MICHAEL LÖWY*
Notes à l'occasion du centenaire de la mort de l'écrivain tchèque
1.
Franz Kafka était un esprit libertaire. Il est clair que son œuvre ne peut être réduite à une doctrine politique, quelle qu’elle soit. L'écrivain ne produit pas de discours, mais crée des individus et des situations, exprime dans son œuvre des sentiments, des attitudes, une Humeur. Le monde symbolique de la littérature est irréductible au monde discursif des idéologies : l’œuvre littéraire n’est pas un système conceptuel abstrait, comme les doctrines philosophiques ou politiques, mais la création d’un univers imaginaire concret de personnages et de choses.[I]
Cela ne nous empêche cependant pas d'explorer les passages, les podiums, les liens souterrains entre son esprit anti-autoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies pour l'anarchisme, d'une part, et ses principaux écrits, d'autre part. Ces passages nous donnent un accès privilégié à ce que l'on pourrait appeler le paysage interne de l'œuvre de Franz Kafka.
Trois témoignages de Tchèques contemporains documentent la sympathie de l'écrivain pragois pour les socialistes libertaires tchèques et sa participation à certaines de leurs activités. Au début des années 1930, lors de ses recherches pour le roman Stefan Rott (1931), Max Brod recueillit des informations auprès de l'un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha. Il s'agit de la participation de Kafka aux réunions du Club Mladytch (Club de la Jeunesse), organisation libertaire, antimilitariste et anticléricale, à laquelle participent plusieurs écrivains tchèques (S. Neumann, Mares, Hasek).
Incorporant cette information – qui lui a été « confirmée par un autre » – Max Brod observe dans son roman que Kafka « assistait souvent, en silence, aux réunions du cercle. Kacha le trouva sympathique et l'appela « Klidas », ce qui pourrait se traduire par « le taciturne » ou, plus précisément, en argot tchèque, par « le colosse du silence » ». Max Brod n'a jamais douté de la véracité de ce témoignage, qu'il citera à nouveau dans sa biographie de Franz Kafka.[Ii]
Le deuxième témoignage est celui de l'écrivain anarchiste Michal Mares, qui a rencontré Franz Kafka dans la rue (ils étaient voisins). Selon Michal Mares – dont le document fut publié par Klaus Wagenbach en 1958 –, Kafka s'était rendu, à son invitation, à une manifestation contre l'exécution de Francisco Ferrer, l'éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909. Au cours des années 1910-12, il aurait assisté à des conférences anarchistes sur l'amour libre, la Commune de Paris, la paix et contre l'exécution du militant parisien Liabeuf, organisées par le « Club de la jeunesse », l'association « Vilem Körber » (anticlérical et antimilitariste) et le Mouvement anarchiste tchèque.
À plusieurs reprises, il a même payé cinq couronnes de caution pour libérer son ami de prison. Mares, comme Kacha, insiste sur le silence de Kafka : « Pour autant que je sache, Franz Kafka n'appartenait à aucune de ces organisations anarchistes, mais il avait les fortes sympathies d'un homme sensible et ouvert aux problèmes sociaux. Cependant, malgré son intérêt pour ces réunions (compte tenu de sa présence), il n'est jamais intervenu dans les discussions ». Cet intérêt se manifeste également dans ses lectures – Discours d'un rebelle, de Kropotkine (un cadeau de Mares lui-même), ainsi que les écrits des frères Reclus, Bakounine et Jean Grave – et dans leurs sympathies : « le sort de l'anarchiste français Ravachol ou la tragédie d'Emma Goldmann, qui édita Terre Mère, ils l’ont particulièrement touché… ».[Iii]
Le troisième document est Conversations avec Kafka, de Gustav Janouch, publié pour la première fois en 1951 et considérablement augmenté en 1968. Ce récit, qui fait référence aux échanges avec l'écrivain pragois au cours des dernières années de sa vie (à partir de 1920), suggère que Franz Kafka a maintenu ses sympathies pour les libertaires. . Non seulement il décrit les anarchistes tchèques comme « très gentils et très joyeux », « si gentils et si aimables qu'on est obligé de croire tout ce qu'ils disent », mais les idées politiques et sociales qu'il exprime au cours de ces conversations restent fortement marquées. par le libertaire actuel.
Par exemple, sa définition du capitalisme comme « un système de relations de dépendance » où « tout est hiérarchique, tout est aux fers » est typiquement anarchiste, en raison de son insistance sur le caractère autoritaire de ce système – et non sur l’exploitation économique comme le marxisme. Même son attitude sceptique à l’égard du mouvement ouvrier organisé semble inspirée par la méfiance libertaire à l’égard des partis et des institutions politiques : derrière les ouvriers qui défilent « les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans modernes qui préparent l’accès au pouvoir… La révolution s’évapore. , il ne reste plus que la boue d'une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’humanité torturée sont faites de papiers ministériels.[Iv]
L'hypothèse suggérée par ces documents – l'intérêt de Franz Kafka pour les idées libertaires – est confirmée par certaines références dans ses écrits intimes. Par exemple, dans son journal, on retrouve cet impératif catégorique : « N'oubliez pas Kropotkine ! » ; et dans une lettre à Max Brod, en novembre 1917, il exprime son enthousiasme pour un projet de magazine (Des pages qui luttent contre la volonté de puissance) proposé par l'anarchiste freudien Otto Gross.[V] Sans oublier l'esprit libertaire qui semble inspirer certaines de ses déclarations, par exemple la remarque caustique qu'il fit un jour à Max Brod, en faisant référence à son lieu de travail, la Sécurité sociale (où les travailleurs accidentés venaient réclamer leurs droits) : « Comme ces hommes sont humbles… Ils viennent nous demander de l’aide. Au lieu de pénétrer par effraction dans la maison et de la saccager, ils sont venus nous demander de l’aide.[Vi]
Il est fort probable que ces différents récits – notamment les deux derniers – contiennent des inexactitudes et des exagérations. Klaus Wagenbach lui-même reconnaît (à propos de Mares) que « certains détails peuvent être erronés » ou du moins « exagérés ». De même, selon Max Brod, Mares, comme de nombreux autres témoins ayant connu Franz Kafka, « a tendance à exagérer », notamment en ce qui concerne l'étendue de son amitié avec l'écrivain. Quant à Janouch, si la première version de ses souvenirs donne une impression « d’authenticité et de crédibilité », car elle « contient les signes distinctifs du style dans lequel parlait Kafka », la seconde semble beaucoup moins fiable.[Vii]
Mais c'est une chose de constater les contradictions ou les exagérations de ces documents, c'en est une autre de les rejeter catégoriquement, qualifiant les informations sur les liens entre Franz Kafka et les anarchistes tchèques de « pure légende ». C'est l'attitude de certains experts, dont Eduard Goldstücker, Hartmut Binder, Ritchie Robertson et Ernst Pawel – le premier critique littéraire communiste tchèque et les autres auteurs de biographies de Franz Kafka dont la valeur est indéniable.
2.
Nous nous limiterons ici à examiner le point de vue de Ritchie Robertson, auteur d'un remarquable essai sur la vie et l'œuvre de l'écrivain juif de Prague. Ce qui est complètement nouveau et intéressant dans ce livre, c'est la tentative de proposer une interprétation alternative des idées politiques de Kafka, qui, selon lui, ne serait ni socialiste ni anarchiste, mais romantique. Ce romantisme anticapitaliste ne serait, selon lui, ni de gauche ni de droite.[Viii] Or, si l’anticapitalisme romantique est une matrice commune à certaines formes de pensée conservatrices et révolutionnaires – et, en ce sens, il dépasse effectivement le clivage traditionnel entre gauche et droite –, il n’en reste pas moins que les auteurs romantiques eux-mêmes se situent clairement dans l'un des pôles de cette vision du monde : le romantisme réactionnaire ou le romantisme révolutionnaire.[Ix]
En fait, l’anarchisme, le socialisme libertaire et l’anarcho-syndicalisme sont des exemples paradigmatiques de « l’anticapitalisme romantique de gauche ». Par conséquent, qualifier la pensée de Franz Kafka de romantique – ce qui me semble tout à fait pertinent – ne signifie en aucun cas qu'il n'est pas « de gauche », spécifiquement un socialisme romantique à tendance libertaire.
Comme tous les romantiques, sa critique de la civilisation moderne est teintée de nostalgie du passé – représenté, pour lui, par la culture yiddish des communautés juives d’Europe de l’Est. Avec une intuition remarquable, André Breton écrivait : « en marquant la minute en cours », la pensée de Franz Kafka « tourne symboliquement en arrière avec les aiguilles de l'horloge de la synagogue » de Prague.[X].
3.
L’intérêt de l’épisode anarchiste dans la biographie de Franz Kafka (1909-1912) est qu’il nous offre une des clés de lecture les plus éclairantes de l’œuvre – particulièrement celles écrites à partir de 1912, je dis une des clés, parce que le charme. de cette œuvre vient aussi de son caractère éminemment polysémique, irréductible à toute interprétation univoque. Ô génie L'expression libertaire s'exprime dans les différentes situations qui sont au centre de ses principaux textes littéraires, mais surtout dans la manière radicalement critique dont est représenté le visage obsédant et angoissant de la non-liberté : l'autorité. Comme le disait très justement André Breton, « aucune œuvre ne milite autant contre l’admission d’un principe souverain extérieur à celui qui pense ».[xi]
Un antiautoritarisme d'inspiration libertaire traverse toute l'œuvre romanesque de Franz Kafka, dans un mouvement de « dépersonnalisation » et de réification croissante : de l'autorité paternelle et personnelle à l'autorité administrative et anonyme.[xii]. Encore une fois, il ne s'agit pas de n'importe quelle doctrine politique, mais d'un état d'esprit et d'une sensibilité critique – dont l'arme principale est l'ironie et l'humour, l'humour noir qui est, selon André Breton, « une révolte supérieure de l'esprit ».[xiii]
Cette attitude trouve des racines intimes et personnelles dans sa relation avec son père. Pour l'écrivain, l'autorité despotique du père de famille c'est l'archétype même de la tyrannie politique. Dans ton Lettre au Père (1919), Kafka rappelle : « Vous avez assumé pour moi le caractère énigmatique des tyrans, dont le droit ne repose pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. » Confronté au traitement brutal, injuste et arbitraire des employés par son père, Franz Kafka sympathise avec les victimes : « Cela m'a rendu le magasin insupportable, cela m'a beaucoup rappelé ma propre situation par rapport à vous... C'est pourquoi j'ai appartiennent nécessairement au parti des salariés… ».[Xiv]
Les principales caractéristiques de l'autoritarisme dans les écrits littéraires de Kafka sont : (i) l'arbitraire : les décisions sont imposées d'en haut, sans aucune justification – morale, rationnelle, humaine – et souvent avec des exigences excessives et absurdes adressées à la victime ; (ii) injustice : la culpabilité est considérée – à tort – comme allant de soi, sans besoin de preuve, et les sanctions sont totalement disproportionnées par rapport à la « culpabilité » (inexistante ou insignifiante).
Dans sa première œuvre majeure, le verdict (1912), Kafka se consacre uniquement à l'autorité paternelle ; C'est aussi l'une des rares œuvres dans laquelle le héros (Georg Bendemann) semble se soumettre entièrement et sans résistance au verdict autoritaire : l'ordre du père au fils de se jeter à la rivière ! En comparant ce roman avec Le processus, Milan Kundera a observé : « La similitude entre les deux accusations, culpabilité et exécutions, trahissait la continuité liant le « totalitarisme » intime de la famille à celui des grandes visions de Kafka.[xv]. Sauf que dans les deux grands romans (Le processus e Le château) est un pouvoir « totalitaire » parfaitement anonyme et invisible.
Amérique (1913-14) est à cet égard une œuvre intermédiaire : les personnages autoritaires sont tantôt des figures paternelles (le père de Karl Rossmann et l'oncle Jakob), tantôt des administrateurs d'hôtel de haut rang (le chef de cabinet et le chef des portiers). Mais même ces derniers conservent un aspect de tyrannie personnelle, mêlant la froideur bureaucratique à un despotisme individuel mesquin et brutal. Le symbole de cet autoritarisme punitif apparaît dès la première page du livre : démystifiant la démocratie américaine, représentée par la célèbre Statue de la Liberté à l'entrée du port de New York, Franz Kafka remplace le flambeau dans ses mains par une épée... Dans un monde sans justice ni liberté, la force nue et le pouvoir arbitraire semblent régner de manière absolue. La solidarité du héros va aux victimes de cette société : par exemple le chauffeur du premier chapitre, exemple de la « souffrance du pauvre soumis aux puissants », ou la mère de Thérèse, poussée au suicide par la faim et la misère. Il trouve des amis et des alliés du côté des pauvres : Thérèse elle-même, les étudiants, les habitants du quartier populaire qui refusent de le livrer à la police – car, écrit Franz Kafka dans un commentaire révélateur, « les ouvriers ne sont pas d'accord ». du côté des autorités ».[Xvi]
Du point de vue qui nous intéresse ici, le grand tournant dans l'œuvre de Franz Kafka est la nouvelle dans la colonie pénitentiaire, écrit peu de temps après Amérique. Il existe peu de textes dans la littérature mondiale qui présentent l’autorité sous une image aussi injuste et meurtrière. Il ne s’agit pas du pouvoir d’un individu – les Commandants (Anciens et Nouveaux) ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’histoire – mais celui d’un mécanisme impersonnel.
Le contexte de l'histoire est le colonialisme… français. Les officiers et commandants de la colonie sont français, tandis que les humbles soldats, dockers et victimes à exécuter sont des « indigènes » qui « ne comprennent pas un mot de français ». Un militaire « indigène » a été condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en quelques mots la quintessence de l’arbitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! » Son exécution doit être effectuée par une machine de torture qui écrit lentement sur son corps, avec des aiguilles qui le transpercent : « Honorez vos supérieurs ».
Le personnage central du récit n'est pas le voyageur, qui observe les événements avec une hostilité silencieuse, ni le prisonnier, qui ne réagit pas, ni l'officier qui préside à l'exécution, ni le commandant de la colonie. C'est la Machine elle-même.
Toute l'histoire tourne autour de cet appareil (Apparat) sinistre, qui apparaît de plus en plus, au fil de l'explication très détaillée de l'officier au voyageur, comme une fin en soi. L’Appareil n’est pas là pour exécuter l’homme, mais l’homme est là pour l’Appareil, pour lui fournir un corps sur lequel écrire son chef-d’œuvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de « nombreuses fioritures et embellissements ». L'officier lui-même n'est qu'un serviteur de la Machine et finit par se sacrifier à cet insatiable Moloch.[xvii]
À quelle « machine de pouvoir » concrète, à quel « appareil d’autorité » qui sacrifie des vies humaines, Kafka a-t-il pensé ? Dans la colonie pénitentiaire a été écrit en octobre 1914, trois mois après le début de la Grande Guerre…
Em Le processus e Le château, nous voyons l’autorité comme un « appareil » hiérarchique, abstrait et impersonnel : les bureaucrates, aussi brutaux, mesquins ou sordides soient-ils, ne sont que des rouages de ce mécanisme. Comme l'observe avec acuité Walter Benjamin, Franz Kafka l'écrit du point de vue du « citoyen moderne qui se sait confié à un appareil bureaucratique impénétrable, dont la fonction est contrôlée par des organes qui restent obscurs même pour ses organes exécutifs ». a fortiori à ceux qu’il manipule.[xviii]
4.
L'œuvre de Franz Kafka est en même temps profondément ancrée dans son environnement pragois – comme le note André Breton, elle « embrasse tous les charmes, tous les charmes » de Prague.[xix] – et parfaitement universel. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ses deux grands romans ne sont pas une critique du vieil État impérial austro-hongrois, mais de l'appareil d'État dans son aspect le plus moderne : son caractère anonyme, impersonnel, de système bureaucratique aliéné, « réifié ». , autonome, transformé en une fin en soi.
Un passage de Le château est particulièrement éclairant de ce point de vue : c'est celui – petit chef-d'œuvre d'humour noir – dans lequel le maire du village décrit l'appareil officiel comme une machine autonome qui semble fonctionner « toute seule » : « Il semble que le corps administratif ne supporte déjà plus la tension, l'irritation dont il souffre depuis des années à cause de la même affaire, peut-être insignifiante en elle-même, et qu'il prononce le verdict tout seul, sans l'aide des fonctionnaires ».[xx] Cette intuition profonde du mécanisme bureaucratique comme engrenage aveugle, dans lequel les relations entre individus deviennent une chose, un objet indépendant, est l'un des aspects les plus modernes, les plus actuels et les plus lucides de l'œuvre de Kafka.
L'inspiration libertaire est au cœur des romans de Franz Kafka, qui parlent de l'État – que ce soit sous forme d'« administration » ou de « justice » – comme un système de domination impersonnel qui écrase, étouffe ou tue les individus. C’est un monde angoissant, opaque et incompréhensible, où règne la non-liberté. Le processus Il a souvent été présenté comme une œuvre prophétique : l'auteur, avec son imagination visionnaire, aurait prédit la justice des États totalitaires, les processus nazis ou staliniens.
Bertold Brecht, encore compagnon de voyage d'URSS, observait dans une conversation avec Walter Benjamin à propos de Kafka en 1934 (avant même les procès de Moscou) : « Kafka n'a qu'un problème, celui de l'organisation. Ce qui l'a impressionné, c'est l'angoisse face à l'État de la Fourmilière, la façon dont les hommes s'aliènent à travers les formes de leur vie commune. Et il a prédit certaines formes de cette aliénation, comme les méthodes du GPU.»[Xxi]
Sans remettre en cause la pertinence de cet hommage à la clairvoyance de l'écrivain pragois, il convient cependant de rappeler que Kafka ne décrit pas d'états « exceptionnels » dans ses romans : l'une des idées les plus importantes – dont la parenté avec l'anarchisme est évidente – suggérait par son œuvre, c'est le caractère aliéné et oppressif de l'État « normal », juridique et constitutionnel. Dès les premières lignes de Le processus, il déclare clairement : « K. bien vécu dans un État de droit (Règle de loi), la paix régnait partout, toutes les lois étaient en vigueur, alors qui oserait l’attaquer chez lui ?[xxii]. Comme ses amis anarchistes de Prague, il semble considérer toute forme d’État, l’État en tant que tel, comme une hiérarchie autoritaire et liberticide.
L’État et sa justice sont aussi, par nature, des systèmes trompeurs. Rien n'illustre mieux cela que le dialogue dans Le processus entre K. et l'abbé sur l'interprétation de la parabole du gardien de la loi. Pour l'abbé, « douter de la dignité du gardien serait douter de la Loi » – l'argument classique de tous les représentants de l'ordre. K. rejette que, si l’on adopte cette opinion, « il faut croire tout ce que dit le tuteur », ce qui lui semble impossible :
« _ Non, dit l'abbé, on n'est pas obligé de croire que tout ce qu'il dit est vrai, il suffit de le considérer comme nécessaire.
« Triste opinion, dit K…, elle élèverait le mensonge au rang de domination du monde »[xxiii].
Comme Hannah Arendt l'a observé à juste titre dans son essai sur Franz Kafka, le discours de l'abbé révèle « la théologie secrète et la croyance intérieure des bureaucrates comme une croyance en la nécessité en soi, les bureaucrates étant en fin de compte des fonctionnaires de la nécessité ».[xxiv]
Enfin, l’État et les juges rendent moins la justice qu’ils ne chassent les victimes. Dans une image comparable à celle du remplacement du flambeau de la liberté par une épée en Amérique, nous voyons dans Le processus un tableau du peintre Titorelli qui était censé représenter la déesse de la Justice se transforme, lorsque l'œuvre est bien éclairée, en une célébration de la déesse de la Chasse. La hiérarchie bureaucratique et judiciaire constitue une immense organisation qui, selon Joseph K., victime du Procès, « utilise non seulement des gardes, des inspecteurs et des juges d'instruction stupides... mais entretient également tout un haut pouvoir judiciaire avec son indispensable cortège de valets de chambre, scribes, gendarmes et autres adjoints, peut-être même bourreaux, je ne recule pas devant le mot »[xxv]. En d’autres termes : l’autorité de l’État tue. Joseph K. rencontre les bourreaux dans le dernier chapitre du livre, lorsque deux fonctionnaires le tuent « comme un chien ».
Le « chien » constitue une catégorie éthique – voire métaphysique – dans l’œuvre de Franz Kafka : il désigne toute personne se soumettant servilement aux autorités, quelles qu’elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l'avocat en est un exemple typique : « Il n'était plus un client, il était le chien de l'avocat. S'il lui avait ordonné de ramper sous le lit et d'aboyer comme s'il était dans une niche, il l'aurait fait avec plaisir. La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot de Le processus), c’est être mort « comme un chien », se soumettant sans résistance à ses bourreaux. C'est également le cas du prisonnier de Dans la colonie pénitentiaire, qui ne cherche même pas à s’enfuir et se comporte avec une soumission « canine » (chien)[xxvi].
Le jeune Karl Rossmann, en Amérique, est un exemple de quelqu'un qui essaie – mais n'y parvient pas toujours – de résister aux « autorités ». Pour lui, seuls « ceux qui se laissent traiter comme des chiens » deviennent des chiens. Le refus de se soumettre et de ramper comme un chien semble ainsi être le premier pas vers la marche droite, vers la liberté. Mais les romans de Franz Kafka n'ont pas de « héros positifs » ni d'utopies du futur : il s'agit donc de montrer, avec ironie et lucidité, le faciès hippocratique de notre temps.
5.
Ce n'est pas un hasard si le mot « kafkaïen » est entré dans le langage courant : il désigne un aspect de la réalité sociale que la sociologie ou la science politique a tendance à ignorer, mais que la sensibilité libertaire de Franz Kafka a merveilleusement réussi à saisir : le caractère oppressif et l'absurdité de la politique bureaucratique. cauchemar, l’opacité, l’impénétrabilité et l’incompréhensibilité des règles de la hiérarchie étatique, telles qu’elles sont vécues d’en bas et de l’extérieur – contrairement aux sciences sociales qui se sont généralement limitées à examiner la machine bureaucratique de « l’intérieur » ou en relation. aux « supérieurs » (l’État, les autorités, les institutions) : son caractère « fonctionnel » ou « dysfonctionnel », « rationnel » ou « pré-rationnel ».
Les sciences sociales n’ont pas encore développé de concept pour cet « effet d’oppression » du système bureaucratique réifié, qui est sans aucun doute l’un des phénomènes les plus caractéristiques des sociétés modernes, vécu quotidiennement par des millions d’hommes et de femmes. En attendant, cette dimension essentielle de la réalité sociale continuera d'être désignée en référence à l'œuvre de Kafka...[xxvii]
*Michae Lowy est directeur de recherche en sociologie à Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur, entre autres livres, de Franz Kafka, rêveur insoumis (Cem Cabeças Éditeur) [https://amzn.to/3VkOlO1]
Traduction: Fernando Lima das Neves.
notes
[I] Voir L. Goldmann, « Materialisme dialectique et histoire de la littérature », Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, p. 45-64. [https://amzn.to/3KFtFLN]
[Ii] M. Brod, Franz Kafka, pages 135-136. [https://amzn.to/4c0qj1M]
[Iii] M. Mares, « Comment j'ai connu Franz Kafka », publié en annexe dans K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), Paris, Mercure de France, 1967, p. 253-249.
[Iv] G. Janouch, Kafka m'a dit, Paris, Calmann-Lévy, 1952, p. 70, 71, 135, 107, 108, 141.
[V] F.Kafka, Agendas et mémoires, Fischer Verlag, 1975, p. 196. Sur Kafka et Otto Gross, voir G. Baioni, Kafka. Letterature et Ebraismo, Turin, Einaudi, 1979, p. 203-205.
[Vi] M. Brod, Franz Kafka, Paris, Gallimard, 1945, p. 132-133.
[Vii] Voir K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse… (1958) p. 213 et Franz Kafka à Selbstzeugnissen (1964), p. 70 ; Max Brod, Streitbares Leben 1884-1968, Munich-Berlin-Vienne, FA Herbig, 1969, p. 170, et À propos de Franz Kafka, Francfort-sur-le-Main, Fischer Bücherei, p. 190.
[Viii] R. Robertson, Kafka. Judaïsme, politique et littérature, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 140-141 : « Si nous menons des recherches sur les tendances politiques de Kafka, c'est en fait une erreur de penser en termes de l'antithèse habituelle entre la gauche et la droite. Le contexte le plus approprié serait l'idéologie que Michael Löwy a définie comme « l'anticapitalisme romantique » (…) L'anticapitalisme romantique (pour reprendre le terme de Löwy, même si « anti-industrialisme » serait plus précis) a différentes versions (…), mais en tant qu’idéologie, elle transcende globalement l’opposition entre la gauche et la droite.» Robertson fait ici référence à ma première tentative d’explication du « romantisme anticapitaliste », dans un livre sur Lukács, mais il y a un malentendu évident dans son interprétation de mon hypothèse.
[Ix] J'ai essayé d'analyser le romantisme dans mon livre Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L'évolution politique de Lukács 1909-1929, Paris, PUF, 1976 (cité par R. Robertson d'après la traduction anglaise publiée à Londres en 1979), et, plus récemment, avec mon ami Robert Sayre, dans Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
[X] A. Breton, la présentation de Kafka dans son Anthologie de l'humour noir, Paris, Le Sagittaire, 1950, p. 263. [https://amzn.to/3XmYNXP]
[xi] A. Breton, Anthologie de l'humour noir, p.264.
[xii] Pour une analyse plus détaillée de l'anarchisme et du romantisme dans l'œuvre de Kafka, je vous renvoie à mon livre Rédemption et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, PUF, 1988, ch. 5. [https://amzn.to/3yX62vv]
[xiii] A. Breton, « Paratonerre », introduction à Anthologie de l'humour noir, P 11.
[Xiv] F. Kafka, « Lettre au Père », 1919, dans Desserts sucrés à la campagne, Paris, Gallimard, 1957, p. 165, 179. [https://amzn.to/4cnHmuJ]
[xv] M. Kundera, « Quelle part là-derrière », Le Débat, n° 8, juin 1981, p. 58.
[Xvi] F.Kafka, Amerika, Francfort, Fischer Verlag, 1956, p. 15, 161.
[xvii] Kafka, "Dans la Strafkolonie», Erzählung und kleine Prose, New York, Schocken Books, 1946, pp. 181-113.
[xviii] W. Benjamin, « Lettre à G. Scholem », 1938, correspondance, Paris, Aubier, 1980, II, p. 248.
[xix] A. Breton, Anthologie de l'humour noir, p. 263.
[xx] F.Kafka, Le Château, Paris, Gallimard, 1972, p. 562.
[Xxi] Voir W. Benjamin, Essais sur Brecht, Paris, Maspéro, 1969, p. 132.
[xxii] Kafka, Le processus, Francfort, Fischer Verlag, 1979, p.9.
[xxiii] F.Kafka, Le Processus, Paris, Gallimard, 1985, p.316.
[xxiv] H.Arendt, Essais Sechs, Heidelberg, Lambert Schneider, 1948, p. 133.
[xxv] Le Processus, p.98.
[xxvi] F. Kafka, Le Procès, pp. 283, 309, 325 et In der « Strafkolonie », p. 181.
[xxvii] Les questions abordées dans cet article sont abordées plus en profondeur dans mon essai Franz Kafka, rêveur insoumis, Paris, Éd., 2005.
la terre est ronde il y a merci à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
CONTRIBUER