Par MARIA RIBEIRO DO VALLE & GUILHERME MACHADO NUNES*
Les idées d'Arendt sont intégrées à grands pas par la gauche intellectuelle brésilienne, qui adhère sans réserve à cette pensée.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la philosophe allemande Hannah Arendt est devenue une référence importante dans les sciences humaines brésiliennes, notamment dans ses travaux visant à analyser les gouvernements et les sociétés « totalitaires », un concept cher à l'auteur. Or, si de nos jours on observe constamment la pratique du «lavage libéral», c’est-à-dire l’effacement d’un passé de luttes – et souvent de militantisme communiste ou de gauche – afin de rendre une figure plus « acceptable » pour le grand public (comme cela se produit avec Nelson Mandela et Angela Davis, pour ne citer qu’eux). deux exemples).
Le cas d’Hannah Arendt est à l’opposé : la philosophe, encore aujourd’hui, est lue au Brésil principalement comme une figure progressiste, alors qu’en réalité ses écrits suggèrent exactement le contraire. Cet article traite de cette lecture particulière de l'ouvrage arendtien, soulignant des extraits et des interprétations qui rappellent le conservatisme originel de la production d'Hannah Arendt, puis discutant de sa réception au Brésil.
Les critiques acerbes de Hannah Arendt aux protestations des années 1960
en répétition À propos de la violence et dans le livre De la Révolution, Ouvrages consacrés à la réflexion sur la situation politique des années 60, Hannah Arendt s'oppose aux idées du marxisme classique sur la violence et, surtout, contre ses théoriciens contemporains, notamment Jean-Paul Sartre et Herbert Marcuse, qui s'inscrivent dans la lignée de celles-ci. À tel point qu’Arendt se positionne à contre-courant du mouvement étudiant et des mouvements de libération coloniale, leur refusant tout potentiel de transformation.
Dans la situation analysée et vécue par Hannah Arendt, la rébellion étudiante se manifeste dans plusieurs pays du monde et, plus particulièrement, aux États-Unis, où elle ne peut être comprise qu'en relation avec les affrontements raciaux, l'escalade de la guerre du Vietnam et l'option de la gauche. des militants de l'aile par des moyens violents d'intervention politique. Dans son examen, il met l'accent sur les avancées technologiques dans la production des moyens de violence, qui mettent en lumière la peur d'une guerre nucléaire, pour réfuter la voie révolutionnaire et défendre la réforme des institutions face à l'impuissance et à l'érosion des démocraties. Ses réflexions sont contrebalancées par la position de la Nouvelle Gauche sur le rôle des moyens violents de résistance à l'oppression, comme la guérilla emblématique dans les processus de décolonisation, notamment en Asie et en Afrique.
Hannah Arendt, condamnant totalement l'incitation à la violence de ces auteurs, rejette les mouvements de libération coloniale comme mettant en danger même le gouvernement constitutionnel de la France, qui aurait donc de bonnes raisons pour ses répressions en Algérie. Comme, selon elle, l'affaiblissement de la puissance impérialiste française se manifestait dans l'alternative entre décolonisation et massacre, elle justifie la violence de l'ordre établi et condamne les mouvements de contestation défendus par Sartre et Fanon. Pour le philosophe allemand, ils éclatent de leur fureur démente, avec pour seul résultat la destruction.
Hannah Arendt s’est également positionnée à l’opposé de l’aile gauche parmi les critiques de la guerre du Vietnam qui la considéraient comme fasciste ou nazie et assimilaient les massacres et les crimes de guerre à un génocide. Selon lui, aux États-Unis « il n’y a jamais eu à aucun niveau de gouvernement [le] désir de destruction à grande échelle, malgré le nombre effrayant de crimes de guerre commis pendant la guerre du Vietnam » (ARENDT, 1999, p. 130).
Avec cette justification, il vise à différencier la politique de guerre des États-Unis des « totalitarismes » de Staline et d’Hitler, qui utiliseraient la peur, c’est-à-dire la terreur, comme principe d’action., comme une ceinture de fer qui détruit la pluralité, guidée par une promesse à la main et un fouet dans le dos. En même temps qu’il cherche à débarrasser la politique américaine de ses adjectifs totalitaires, il affirme également avoir trouvé des preuves qui lui permettent de se détacher des objectifs impérialistes, ce qui constitue sa plus grande leçon des offensives américaines en Asie du Sud-Est : « Enfin, il C'est une leçon à retenir pour ceux, comme moi, qui croyaient que ce pays s'était engagé dans une politique impérialiste ; il avait complètement oublié ses vieux sentiments anticoloniaux et avait peut-être réussi à établir la Pax Americana que le président Kennedy avait dénoncée. Quels que soient le bien-fondé de ces soupçons, ils pourraient être justifiés par notre politique latino-américaine ; Si les petites guerres non déclarées – les opérations éclair d’agression dans des pays étrangers – font partie des moyens nécessaires pour atteindre les objectifs impérialistes, les États-Unis sont moins capables de les utiliser avec succès que n’importe quelle autre grande puissance » (ARENDT, 1999, p. 47).
Hannah Arendt, en défendant le caractère non-impérialiste des États-Unis, ignore toute la signification politique et économique de la guerre du Vietnam. Elle nie que l’un de ses objectifs ait été de créer un terrain d’essai pour les tactiques anti-guérilla, contribuant ainsi à la continuité des pratiques néocolonialistes affectant les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Et il omet le fait que plusieurs de ses pays continuent d’être une source de matières premières pour le développement d’une grande industrie, comme par exemple le pétrole au Venezuela et au Moyen-Orient et les métaux non ferreux en Amérique latine.
Il convient de rappeler qu'Hannah Arendt écrivait en 1970, et si la participation américaine au coup d'État du 1er avril 1964 au Brésil n'était pas encore assez claire, elle ne pouvait pas prétendre ignorer la participation de la CIA au coup d'État qui a renversé Jacobo Árbenz au Guatemala. , en 1954, et encore moins ignorer la décennie de quasi-guerre déclarée à Cuba révolutionnaire, qui comprenait déjà une tentative d’invasion par des mercenaires en 1961 et un vigoureux blocus économique et commercial. Ces actions ne constituent-elles pas des « petites guerres non déclarées » ou des « opérations éclair d’agression en pays étrangers » ?
L'importance économique de la guerre, complètement minimisée par celle-ci, se fait sentir non seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur, où les entreprises prospères du complexe militaro-industriel prouvent que les milliards de dollars dépensés ne sont pas perdus pour tout le monde, mais au contraire, sont chargés d’orienter les investissements nord-américains.[I]
Du point de vue des victimes, elle rejette l'existence d'une organisation et d'une solidarité dans la lutte contre le colonialisme dans les pays du tiers-monde : «
Les seuls qui ont un intérêt politique évident à affirmer qu’il existe un tiers monde sont, bien entendu, ceux qui se trouvent aux niveaux les plus bas, c’est-à-dire les peuples noirs d’Afrique. La nouvelle gauche a pris le slogan du tiers monde dans l’arsenal de l’ancienne gauche. (…) Le nivellement impérialiste de toutes les différences est copié par la nouvelle gauche, mais avec des étiquettes modifiées. C'est toujours la même vieille histoire : se laisser emporter par n'importe quelle devise ; l'incapacité de percevoir, ou le refus de voir les phénomènes tels qu'ils sont réellement, sans leur appliquer des catégories, dans la conviction qu'ils peuvent être classés de cette manière. C’est exactement ce qui constitue l’impuissance théorique. Le nouveau slogan – « Peuples de toutes les colonies, ou de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! » – est encore plus fou que l’ancien dont il a été copié : « Travailleurs du monde entier, unissez-vous ! » – qui a finalement été entièrement discrédité » (ARENDT, 1999, p.180-1).
La sélection de faits historiques par Hannah Arendt, ignorant totalement l'existence réelle du tiers-monde et l'intervention politique américaine dans son destin, est étroitement liée à son refus d'admettre toute trace d'impérialisme aux États-Unis. Les considérations arendtiennes sur l’impérialisme constitueraient en fait une tâche à part. Dans Origines du totalitarisme l’auteur va jusqu’à affirmer que l’Angleterre « a volontairement liquidé sa domination coloniale » et « après cela, aucune autre nation européenne ne pouvait continuer à conserver ses possessions d’outre-mer » (1989, p. 147).
S’il n’y a pas d’agence des colonies et que tout vient d’en haut – et avec une chronologie très « originale » pour ainsi dire, puisque le Portugal et la France ont continué avec les colonies sens strict Bien après la couronne britannique, il n’y aurait aucune raison de parler du tiers-monde. En ce sens, on peut lui reprocher son propre argument, utilisé pour réfuter les déclarations des responsables des relations publiques du gouvernement américain pendant la guerre du Vietnam, pour sa capacité à réécrire « (…) l’histoire encore et encore pour l’adapter ». le passé à la « ligne politique » du moment présent, ou pour éliminer les données qui ne correspondent pas à leur théorie » (ARENDT, 1999, p.17).
Son parti pris interprétatif du mouvement étudiant des années soixante et des mouvements de libération coloniale se concentre sur la stérilité théorique de ces mouvements, fondamentalement parce qu’ils perdaient leur temps avec les catégories du XIXe siècle – la « nouvelle gauche » serait devenue la « vieille gauche ». Il convient toutefois de noter qu’Hannah Arendt remet en question certaines catégories de ce siècle – connues sous le nom de marxisme classique. Car, en ce qui concerne Tocqueville, également du XIXe siècle, on remarque une influence substantielle de son interprétation des grandes révolutions dans l'œuvre d'Arendt, celui-ci étant également une référence constante et exaltée dans la défense du mythe de la liberté aux États-Unis. Tocqueville a salué comme exemple de révolution et de liberté un pays qui maintenait l’esclavage sur la moitié de son territoire, et Hannah Arendt a souscrit à cette interprétation malgré les effets encore ressentis de l’ère Jim Crow au moment où elle écrivait.
Si le retour à l’origine qu’elle propose réside dans la reprise des articles constitutionnels écrits au XVIIIe siècle, la récupération de l’espace politique doit être recherchée dans la tradition de la Grèce antique, selon elle exempte de violence et nourrie de consensus et de persuasion. Ici est présente la valorisation du passé, de la tradition, au détriment d’un avenir incertain et le refus de la solution hégélienne-marxiste qui met à l’horizon la construction du nouveau, la transformation de la société. Mais comment cette pensée conservatrice a-t-elle été accueillie au Brésil ?
L'impact du travail de Hannah Arendt au Brésil
L'œuvre d'Hannah Arendt, au début des années 60, lorsqu'elle écrivait Eichmann à Jérusalem – une histoire sur la banalité du mal, a eu peu d’impact au Brésil. À la fin des années 60 et au début des années 70, elle restait peu connue et citée au Brésil sauf par un groupe d'intellectuels, de diplomates et de personnalités publiques comme Celso Lafer, Marcílio Marques Moreira, José Guilherme Merquior et Hélio Jaguaribe.[Ii]
Dans le monde académique, comme le montre Celso Lafer, notamment à l'USP, Antonio Candido, antistalinien historique, a présenté des divergences par rapport à la pensée d'Hannah Arendt, en refusant l'identification établie par celle-ci entre nazisme et stalinisme puisque pour lui le premier était le nazisme et le stalinisme. n’implique qu’une destruction totale comme alternative à la victoire, tandis que la seconde peut être modifiée de l’intérieur car il s’agit d’un « projet de transition vers un ordre humain ».[Iii] [1987].
D'autre part, Francisco C. Weffort s'intéresse aux écrits du philosophe allemand, soulignant le « sens de la résistance intellectuelle dans l'œuvre d'Arendt pour ceux qui étaient au Brésil face aux « temps sombres » de la période autoritaire. Il a souligné l'importance du sauvetage par Arendt de vie active; a rejeté sa classification comme conservatrice ; il insiste sur la force de la pensée ouverte et indique la pertinence de sa contribution à une théorie de la révolution – qui était l'un de ses thèmes à cette époque [1980] ». (WEFFORT dans BIGNOTTO, p.37)
Au tournant du siècle, les hypothèses réformistes d’Arendtian ont eu une grande répercussion au Brésil, ce qui a peut-être contribué à éloigner le débat sur la révolution de l’agenda universitaire. L’idéologie hégémonique néolibérale est même soutenue par des hypothèses de ce type, qui renoncent à la tradition et prêchent le conformisme et le défaitisme. En 2000, 25 ans après la mort d'Hannah Arendt, plusieurs communications présentées lors du colloque « Hannah Arendt – 25 ans après », tenu en juin à la PUC-RJ, organisé par les départements de philosophie et d'histoire de cette institution et de l'UFMG, sont publiées dans une collection appelée Hannah Arendt – Dialogues, réflexions, souvenirs.
La même année, deux livres sont publiés, La pensée à l’ombre de la rupture politique et la philosophie chez Hannah Arent par André Duarte et Hannah Arendt & Karl Marx – le monde du travail par Eugênia Sales Wagner. De manière très générale, on peut dire que cette seconde défend la pertinence des arguments d'Arendt sur la question du travail à notre époque contemporaine, visant à montrer les limites des thèses de Marx quant à leur caractère émancipateur et civilisateur.
En 2013, la diffusion de l'œuvre d'Arendt au Brésil a pris des proportions inhabituelles, avec des événements emblématiques comme la « IVe Conférence internationale Hannah Arendt – Sur la révolution – 50 ans » à l'IFCH Unicamp et le « Colloque international I Hannah Arendt – la crise de l'éducation ». revisité», à la Faculté d'Éducation de l'USP. L'impact positif d'Hannah Arendt se produit également avec la sortie du film Hannah Arendt, de la même année, sur le philosophe allemand, qui, selon les recherches, peu après sa première, a conquis une audience de 94 XNUMX spectateurs.
S'il y a quelque chose de nouveau dans l'augmentation significative de l'insertion de la pensée d'Hannah Arendt tant dans la sphère académique que dans les articles qui analysent le film, en revanche, le consensus non critique (rassemblant la gauche et la droite) pour louer l'œuvre et le Le philosophe allemand est resté. Ils sont rédigés par des moines, des psychanalystes, des professeurs d'université, des personnalités publiques et font l'éloge des réflexions d'Hannah Arendt. Sur les sept articles étudiés, rédigés pour la plupart par des professeurs d’universités publiques renommées, un seul présente une évaluation défavorable. Les critiques formulées contre le film ne font que contribuer à surestimer l'œuvre d'Hannah Arendt en affirmant qu'en raison de sa complexité, elle ne peut être couverte par un long métrage.
Les sous-titres du film Hannah Arendt font écho au discours des écrivains qui mettent en avant une heureuse conjonction entre l'art, d'une part, et la grandeur de la vie et de l'œuvre du philosophe allemand, d'autre part. Le slogan se lit comme suit : « Dans le procès du siècle, l'un des plus grands penseurs du monde affronte le sens du mal – sur la base d'une histoire vraie extraordinaire. Les phrases mises en avant dans des périodiques tels que Voir Folha de S. Paulo et Estado de S. Paulo, entre autres, résonne : « Une vie de résistance ». "Film Hannah Arendt reconstitue un épisode crucial non seulement de la vie du philosophe allemand, mais de l’histoire des idées ». "Hannah Arendt a toujours défendu la dignité de la politique." « Le film extraordinaire de Margaret von Trotta, Hannah Arendt raconte un moment crucial de la vie du célèbre philosophe. "Film Hannah Arendt invite à des réflexions qui vont au-delà de la biographie et des faits historiques ».
Dans le film, des aspects de l’histoire sont choisis pour accuser les dirigeants juifs de ne pas organiser leur peuple pour l’insurrection, sans tenir compte du passé historique de la résistance juive en France, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas et au Danemark. En revanche, vivant aux Etats-Unis, elle ne fait aucune mention en 1961 du fait que, de même que le nazisme institua l'élimination rendue possible par la science et la technologie, le gouvernement Truman (1945/1952), en fabriquant des bombes atomiques et en lançant au-dessus d'Hiroshima et de Nagasaki, a tué directement environ 220 XNUMX Japonais – sans compter les conséquences à long terme.
Si elle condamne les systèmes totalitaires, identifiant le stalinisme au nazisme, comme nous l'avons vu, son silence à l'égard des États-Unis semble totalement déraisonnable. Alors que dans le film elle dit qu'elle n'aime pas son peuple, mais qu'elle aime ses amis, elle loue les États-Unis comme l'endroit qu'elle aime, qui l'accueille et qu'elle ne peut donc pas perdre. En plus d'être à des milliers de kilomètres des faits, en sécurité aux États-Unis et d'être une adepte de Kant, Tocqueville et Heidegger, elle a choisi d'être professeur à l'Université de Chicago, centre du conservatisme américain. Nous pensons que de telles informations peuvent confirmer la position politique libérale-conservatrice d'Hannah Arendt, non seulement face au procès d'Eichmann, mais aussi dans l'ensemble de son œuvre.
Le mythe de la liberté aux États-Unis, incorporé et diffusé par Hannah Arendt, est remise en question à tout moment non seulement par la politique interne des États-Unis à travers la réinvention de formes de ségrégation raciale et de genre.[Iv] et du protectionnisme économique, mais aussi en dehors de ses frontières en raison de sa politique impérialiste et d'extermination. Hannah Arendt a même écrit un article contre la déségrégation scolaire qui a commencé à la fin des années 1950 – ici, il est impossible de ne pas souligner la contradiction que représente la large acceptation du travail d'Hannah Arendt dans la pédagogie brésilienne.[V] Ainsi, Lazare (1998) a montré que les libertés civiles dérivées de la Déclaration des droits sont donc les seules considérées comme valables par les Américains, et nous pensons pouvoir l'ajouter également par Hannah Arendt.
Lorsqu'on compare ces libertés à celles des pays industriels avancés d'Europe, la brutalité des États-Unis dans la guerre contre la drogue, leur statut record en termes de nombre de prisons (en particulier pour la population noire et latino-américaine), le caractère arbitraire de la peine de mort, un l'un des rares pays où prévaut le bipartisme, le pays le plus corrompu du monde développé (le lobby est légalisée), un Sénat moins représentatif du Premier Monde et une législation du travail extrêmement déficiente – sans parler de l'impossibilité objective pour les pauvres (et de moins en moins pauvres) d'accéder aux soins de santé. Comme facteur aggravant, il y a la quasi-impossibilité de modifier la Constitution – qui est restée pratiquement intacte depuis deux cents ans.
La plupart de ces faits, du fait qu'ils appartiennent au domaine social, sont pratiquement inexistants dans l'argumentation d'Hannah Arendt qui, au contraire, montre que la solution doit se limiter à la question politique, c'est-à-dire qu'elle réside dans la récupération des origines du la Constitution et sa légitimité. Un argument très similaire a été récemment utilisé par la Cour suprême des États-Unis lorsqu'elle a révoqué le droit à l'avortement.
Magazines et journaux à grand tirage, de différentes nuances et lecteurs, a publié des commentaires unanimes sur le film d'Hannah Arendt, soulignant l'importance et l'originalité de son concept sur la « banalité du mal », ainsi que sa pertinence et son utilité pour l'analyse de certaines situations et réalités sociales brésiliennes. Il est important de souligner que même la notion de « banalité du mal », bien qu’assez séduisante pour tenter de comprendre et d’expliquer certains phénomènes et qui contribue certainement aux avancées scientifiques des sciences humaines, repose sur un postulat très fragile et discutable : il existe plusieurs preuves qui montrent que l'Eichmann capturé par Mosad et jugé à Jérusalem était très différent de celui qui existait clandestinement en Argentine. Vivant sous une autre identité, Eichmann était nostalgique et fier de son passé nazi, et non un simple rouage qui obéissait aux ordres.[Vi]
Dès lors, comment comprendre l’accueil favorable réservé aux arguments d’Arendt au Brésil ? Comment pouvons-nous comprendre que même des auteurs et des éditeurs qui se disent depuis longtemps de gauche et/ou marxistes ont incorporé et répercuté des arguments et des concepts théoriques libéraux-conservateurs ? Cette unanimité ne serait-elle pas l'expression d'une banalisation de la critique à l'heure où l'univers académique est de plus en plus marqué par la pasteurisation de la recherche universitaire ?
Un indice pour tenter d'expliquer le phénomène est de comprendre la montée de la pensée d'Hannah Arendt en parallèle avec les événements et les situations qui ont contribué à une série de critiques du marxisme hégémonique au cours de cette période. Le rapport Khrouchtchev, lu au 1956e Congrès du PCUS en 1968, l'invasion de la Hongrie survenue la même année, le Printemps de Prague en 1979, la question afghane en 1991... et enfin la chute du mur de Berlin. et la dissolution de l’URSS en XNUMX a ouvert un long chemin d’incrédulité envers la révolution et le socialisme.
Les ouvrages consacrés à la critique des révolutions, des idées et des expériences socialistes et de l'URSS dans son ensemble ont gagné en notoriété dans le monde universitaire, notamment après la création du Congrès pour la liberté de la culture en 1950. Financé par la CIA, le CLC était un front culturel anticommuniste. qui abritait évidemment des intellectuels et des artistes conservateurs, mais aussi des libéraux, des sociaux-démocrates et même des trostskystes et des anarchistes – tous avaient en commun la critique de la direction de la Révolution d'Octobre et de la direction de Staline.
C’est une autre histoire, et une partie a déjà été racontée par Marcelo Ridenti (2022), mais peut-être que la création d’un bloc intellectuel anticommuniste hétérogène, surtout après la crise terminale du « socialisme réel », contribue à expliquer l’arrivée et le diffusion des idées arendtiennes au Brésil.
Réflexions finales
Contrairement à ce que pensent beaucoup de ceux qui reprennent les pensées d'Hannah Arendt en raison de l'importance théorique accordée à l'action dans l'espace public, la lecture que nous faisons à partir de ses hypothèses est que la participation politique dans ce domaine est limitée par elle aux personnes libres et égales. qui doit être protégé de la tyrannie de la majorité et non des exclus et des minorités du système capitaliste. Le fait qu'elle différencie la sphère publique de la sphère privée et déconnecte complètement l'économie de la politique correspond à une pratique libérale, reléguant la question sociale aux sentiments charitables de la société, tandis que la politique est exercée par les talentueux, les intelligents et les chanceux en faveur du maintien la propriété, la vie privée, l'ordre public qui la légitime.
De son point de vue, c’est la recherche du profit qui conduit à l’amélioration des individus et, par conséquent, l’intérêt individuel est le moteur qui déclenche le progrès économique et social. Ces commandements du libéralisme classique sous-tendent toute argumentation antilibérale.État-providence, anti-keynésienne, anti-planification, dans laquelle elle rejette non seulement le marxisme ou l'économie planifiée, mais formule également une critique sévère de l'ensemble de l'État capitaliste régulé, se rapprochant des tendances néolibérales les plus extrêmes.
Dans quelle mesure alors la pensée d'Hannah Arendt peut-elle éclairer les questions de politique sociale, si elle postule que la solution à la question sociale ne passe pas par la sphère politique ? Comment le récupérer dans le but de combler les lacunes « manifestées par l’épuisement de la tradition philosophique qui va de Platon à Hegel », étant donné qu’il s’appuie à la fois sur une tradition de l’Antiquité classique et sur la tradition libérale conservatrice du XIXe siècle. , principalement en ce qui concerne la lecture des grandes révolutions ?
Si la révolution n’est plus à l’ordre du jour, comme il n’est pas difficile de voir, dans quel sens une pensée ancrée dans la Constitution américaine, berceau du libéralisme, d’un État historiquement génocidaire et impérialiste, peut-elle être évoquée précisément pour rendre compte des désastres sociaux causé par le néolibéralisme ? Comment croire à son parti pris démocratique face à sa défense d’un appareil juridique qui exclut les canaux sociaux pour la réalisation effective de la liberté et de l’égalité pour tous ?
L’une des principales critiques d’Arendt à l’égard de la tradition marxiste réside dans la proposition selon laquelle, avec la révolution socialiste, l’État disparaîtrait, détruisant également la politique, qu’elle a choisie comme sphère supérieure de dialogue, libre de conflits et de violence. Comment pouvons-nous concrètement penser une sphère publique où différents intérêts peuvent être confrontés et conquis par le discours et la persuasion à une époque où les conflits impérialistes, ethniques et raciaux continuent d’être responsables de guerres insensées qui se poursuivent et s’accentuent au XXIe siècle ?
Il n'est pas question ici d'enregistrer toutes les interprétations de la production théorique d'Arendt au Brésil. Cependant, si au début elle semblait avoir des répercussions positives uniquement parmi ceux qui ont pris la tête des décisions politiques néolibérales, reléguant la question sociale aux oubliettes, ses idées sont aujourd'hui intégrées à grands pas par la gauche intellectuelle brésilienne, qui adhère sans réserve à cette pensée. …, à défaut de proposer des alternatives aux modes de pensée et d’action dominants.
Dans les mouvements de contestation de 1968, les débats théoriques de l'intelligentsia étaient divisés en fonction de leur esprit de rupture et de combativité : d'une part, une partie recherchée dans les théories anticapitalistes du XIXe siècle, la réélaboration de alternatives pour expliquer et transformer la réalité, d’autres, au contraire, comme Hannah Arendt, condamnent « la fidélité à la doctrine typique de ce siècle déjà réfutée par l’évolution des faits ».[Vii] Cependant, les réflexions du philosophe allemand à cette époque eurent très peu de répercussion au Brésil.
En 2013, comme nous l'avons vu, il y a un boom d'événements et de publications qui diffusent la pensée d'Arendt au Brésil. Et c’est également cette année-là qu’ont éclaté ici les manifestations de juin, qui n’ont cependant pas évolué vers un discours clairement anticapitaliste comme cela s’est produit dans plusieurs pays européens et en «Occuper Wall Street» à New York, par exemple. Le fait de l'incorporation des hypothèses arendtiennes, clairement opposées à la contestation de l'ordre existant et construites sur la base de la critique persistante des enseignements de Marx, par la gauche brésilienne, pourrait-elle expliquer sa difficulté à contribuer à canaliser de tels mouvements vers l'incorporation de la question sociale ?
Ce fait pourrait même expliquer la cooptation de ces protestations par les (néo)conservateurs de la droite organisée qui diabolisent l’entrée des masses en politique. Notre objectif n’était pas d’analyser ce phénomène ni le Brésil après 2013, mais il est peut-être important de comprendre comment la pensée conservatrice considérée comme progressiste contribue à limiter l’horizon des attentes politiques et des transformations sociales. [Viii]
*Maria Ribeiro do Valle Elle est professeur au Département de Sociologie de l'Unesp-FCLAR et Coordinatrice du Centre de Documentation et de Mémoire (CEDEM) de l'Unesp.
*Guilherme Machado Nunes est étudiant postdoctoral à l'Université Fédérale de Fluminense (UFF).
Références
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________________. Qu’est-ce que la politique ? Rio de Janeiro : Bertrand Brasil, 1999. 2e édition.
________________. Crise de la République. 2e édition. São Paulo : Perspectives, 1999.
________________. « De la violence » Dans ARENDT, Hannah. Crise de la République. São Paulo : Perspectiva, 2e édition, 1999.
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notes
[I] Voir « Documentaire : Le néocolonialisme américain au Vietnam » traduit de Viet Courrier Nam du 21 août 1967. Dans : Magazine de la civilisation brésilienne, An III, n°18 – mars-avril 1968, pp. 238-9.
[Ii] Voir LAFER dans BIGNOTTO, 2001, p.16-17.
[Iii] Apud CANDIDO dans BIGNOTTO, p.20.
[Iv] Il convient de rappeler que, alors qu’Hannah Arendt écrivait la plupart de ses livres, aucune université de l’Ivy League n’acceptait de femmes dans ses rangs. Ce n’est qu’en 1968 que Yale révisa cette position, dans un mouvement suivi par les autres jusqu’en 1983, lorsque Columbia suivit l’exemple des sept autres institutions. Voir HOROWITZ, 1988.
[V] À propos du texte Réflexions sur Little Rock et ses répercussions, voir BRISKIEVICZ, 2019.
[Vi] Voir, par exemple, https://www.ihu.unisinos.br/categorias/186-noticias-2017/569865-o-mal-nao-e-banal-eichmann-antes-do-processo-de-jerusalem
[Vii] Voir ARENDT, 1999, p.111.
[Viii] Ce texte est basé sur quelques réflexions développées par Maria Ribeiro do Valle dans son livre intitulé La violence révolutionnaire chez Hannah Arendt et Herbert Marcuse – racines et polarisations (São Paulo : Editora da UNESP, 2003).