Par LINCOLN SECCO*
Kissinger était un savant, mais aussi homme d'État, propagandiste de l'idéologie conservatrice, fonctionnaire calculateur et intrigant, carriériste et, plus tard, conseiller de plusieurs présidents.
« Si Dieu existe, le cardinal Richelieu aura de nombreux récits à rendre. Sinon… eh bien, votre vie a été réussie. (phrase attribuée au pape Urbain VIII, à la mort du cardinal Richelieu).
« L’histoire européenne nous apprend que chaque fois que des traités prévoyant une nouvelle répartition des forces étaient signés, ces traités étaient appelés traités de paix… bien qu’ils aient été signés dans le but de décrire les nouveaux éléments de la guerre à venir » (Henry Kissinger, Diplomatie, p. 393).
Henry Kissinger était un savant. Son premier livre était une thèse typique d’un historien universitaire rigoureux et largement basée sur des sources primaires. Cependant, il restait un homme d'État, un propagandiste d'idées conservatrices, un fonctionnaire calculateur et intrigant, un carriériste et, plus tard, un conseiller de plusieurs présidents et auteur d'ouvrages populaires sur la diplomatie.
Comment composer ces dimensions chez un seul individu ? Après tout, il est impossible de ne pas le voir comme le secrétaire d'État de Richard Nixon, responsable des guerres génocidaires comme celle du Vietnam. Était-ce juste réaliste ? Une émulation d'un cardinal de Richelieu ?
Dans sa formation académique, il a été marqué par l’idée spenglérienne de la décadence de l’Occident, mais il a rejeté ce qui y était inévitable. Pourtant, après la fin de la guerre froide, on s’est demandé, avec incertitude et entre les lignes, si les États-Unis avaient perdu le leadership des valeurs mondiales et s’ils ne devaient pas redéfinir leurs intérêts nationaux. Il a également rejeté la théorie des jeux, le positivisme dominant de son époque et les choix rationnels qui ne tiennent pas compte des valeurs morales. Il niait le principe de causalité dans l’histoire, les lois objectives et tout déterminisme de quelque nature que ce soit.[I]
Cependant, personne n’était disposé à mener plus de guerres que lui, à organiser des coups d’État ou à envahir d’autres pays. Il défend la démocratie occidentale en soutenant les dictateurs, affirmant que toutes ces contradictions relèvent d’une logique universelle qui se traduit par une stratégie : se défendre contre la « menace du communisme » apparue en 1917 avec la révolution russe.
L’ambiguïté disparaît lorsque, paraphrasant Antonio Gramsci, on se rend compte que dans sa politique on retrouve sa « philosophie » dotée de prétentions universalistes : une croyance profondément enracinée dans la supériorité de l’Europe et les valeurs héritées des pères fondateurs des États-Unis. . Comme Machiavel, il est lui aussi plongé dans les luttes de son temps et ne crée pas de traités politiques désintéressés. Bien sûr, son œuvre a un sens différent des livres du secrétaire florentin, simplement parce qu’elle vise à préserver un cadre de relations de forces internationales et non à créer un nouvel arrangement international pour rendre viable un État national. Henry Kissinger écrit comme un prophète armé.
Dans son œuvre principale, Le monde restauré (1957), on peut voir que son plus grand problème n'a jamais été une enquête académique innocente sur le monde bouleversé par la Révolution française ou sur la figure résignée de son idole Metternich, le chancelier de l'empire autrichien. Toute sa réflexion est centrée sur la reconstruction historique des périodes d’équilibre international à partir de la situation dans laquelle il a écrit : la soi-disant guerre froide. On voit dans chaque réflexion sur l’histoire une projection, plus ou moins explicite, de sa vision de l’ordre mondial dans lequel socialisme et capitalisme s’affrontent comme modèles sociaux existants.
Il commence par le thème le plus classique : l’Europe. Et pour une idée entièrement due à l’historien français François Guizot. Le vieux continent n’a jamais eu de gouvernement unique ni d’identité fixe et unitaire. La Chine était unie sous un seul empereur. L’Islam avait un calife et l’Europe avait un empereur du Saint-Empire. Mais celui-ci n'était pas héréditaire et était élu par sept (plus tard neuf) princes électeurs.
Charles V, qui était le plus proche d’une idée de Monarchie universelle, se contenterait en réalité d’un Ordre en équilibre. Trois événements, pour Metternich, ont empêché l'unité européenne : les « découvertes », la presse et le schisme dans l'Église. Plus tard, nous nous souviendrons de la poudre à canon.
Dans le premier cas, les Européens se sont impliqués dans une entreprise mondiale. La presse a partagé des connaissances à une échelle imprévue. La Réforme protestante a détruit le concept d’un ordre mondial soutenu par la papauté et l’empire.
Les difficultés d'Henry Kissinger face au moment révolutionnaire de l'histoire rappellent les critiques de Gramsci à l'égard de Histoire de l'Europe de Benedetto Croce : commencée en 1815, avec la Restauration des Bourbons, elle évite l'essentiel : la Révolution française.
Henry Kissinger voit la Révolution comme une menace, une diversion, une destruction et, une fois qu'elle a eu lieu, avec des conséquences qui ne peuvent qu'être contrôlées. Ainsi, elle n’apparaît que comme une interruption d’une histoire forgée en équilibre. Entre le système de la Paix de Westphalie (1648) et celui de Vienne (1815), il y a eu une Révolution, mais elle n'a pas commencé une ère nouvelle, elle l'a au contraire terminée. C'est toujours un système d'équilibre qui soutient des années de prospérité et de paix. Les périodes révolutionnaires sont des interrègnes marqués par « l’anormalité » de la guerre.
La Paix de Westphalie était le résultat de la guerre de Trente Ans, qui commença avec la défenestration de Prague en 1618 et se termina en 1648 avec ce traité.
Henry Kissinger répétait souvent que « l’homme est immortel, son salut est après (…)ci-après, par la suite). Pas l’État, votre salut est maintenant ou jamais.[Ii] L'expression vient du cardinal de Richelieu qui, à l'époque westphalienne, a lancé l'idée de Raison d'État, remplacé après 1848 par le mot allemand Realpolitik. Il fut « Premier ministre » de France entre 1624 et 1642. Loin de rechercher des alignements fondés sur la foi religieuse, il évalua froidement les rapports de force européens et calcula ses alliances sur la base du maintien de la puissance française pendant la guerre de Trente Ans. Ceci explique la danse des coalitions entre pays en conflit différent.
L’Espagne, la Suède et l’Empire ottoman étaient en train de décliner au rang de puissances de second ordre. La Pologne est en voie d'extinction. La Russie (absente du Traité de Westphalie) et la Prusse (qui a joué un rôle insignifiant, selon Henry Kissinger) sont devenues des puissances militaires.[Iii]
Le changement de camp a été motivé par des intérêts circonstanciels et de « l’anarchie et du pillage apparents » est né un équilibre.
Les guerres du XVIIe siècle furent moins dévastatrices pour deux raisons : d’abord, grâce à la capacité de mobiliser des ressources sans l’excitation d’une idéologie ou d’une religion et sans « gouvernements populaires » capables de provoquer des émotions collectives ; deuxièmement, le budget était limité en raison de l'impossibilité d'augmenter considérablement les impôts. On pourrait y ajouter le caractère rudimentaire de la technologie.
Dans son récit panoramique de cette période, Henry Kissinger projette le rôle que les États-Unis joueraient dans la seconde moitié du XXe siècle dans l’Angleterre du XIXe siècle. Elle serait le pilier de l’équilibre des pouvoirs européen car sa politique étrangère n’affichait pas d’ambitions continentales en Europe, en raison de sa position insulaire. Son intérêt se limitait à limiter le pouvoir de tout pays continental aspirant à devenir la puissance unique.
L'intérêt national anglais était en équilibre et sa raison d'État la conduisait à limiter les pouvoirs continentaux sans désirer aucune conquête ou expansion territoriale. Ainsi, elle collabora pour empêcher l'hégémonie de Louis XIV en Europe et, plus tard, celle de Napoléon. L’Angleterre était une « puissance modératrice ».[Iv]
Une fois de plus Henry Kissinger n’a rien d’original. La comparaison que font les libéraux conservateurs entre l'instabilité politique française et la stabilité anglaise est née avec la Révolution elle-même de 1789. Plus tard, Alexis de Tocqueville, par exemple, a décrit comment la noblesse anglaise savait se mêler à ses inférieurs et se déguiser en les considérant comme égaux ; et il a su changer progressivement l'esprit de ses institutions par la pratique, sans les détruire.
Napoléon Bonaparte a remodelé l'Europe. En 1806, le Saint-Empire prit fin et son dernier empereur dut élever l'archiduché autrichien à la dignité impériale afin de gouverner les territoires restants de l'Autriche avec le même titre d'empereur.
Le monde légué par la chute de Napoléon apparaît comme un retour vers le passé. À la Conférence de Vienne, la Prusse exigea l’annexion de la Saxe, ce qui répugnait à l’Angleterre et à l’Autriche, à tel point que le diplomate de l’époque napoléonienne, Talleyrand, commença à avoir une voix influente au Congrès et que la France fut réadmise dans le concert des nations. D’un autre côté, la Russie exigeait une expansion qui s’étendait déjà du Dniepr au-delà de la Vistule et mettait en danger non seulement la Pologne, mais aussi l’Europe occidentale elle-même.
Metternich a mené une politique conservatrice visant à garantir un accord entre les puissances et à retarder le déclin de l'empire autrichien, menacé à l'est par les Russes et en Europe centrale par la Prusse et par les nationalismes apparus après les occupations napoléoniennes. La Prusse obtint une partie de la Saxe, mais plaça à son horizon l'unité allemande qu'elle formerait bien plus tard.
Metternich, selon Henry Kissinger dans Le monde restauré, a développé une pensée rationaliste autant que ses adversaires révolutionnaires. Mais pour lui, un monde ordonné et sans convulsions serait le produit de la raison et non des projets utopiques de changement social. On y retrouve la matrice de la pensée réactionnaire contemporaine qui conduit à deux lignées : le libéralisme conservateur du XIXe siècle et la Révolution inversée ou de droite qu’a inaugurée De Maistre.
Metternich savait que les découvertes de la presse, de la poudre et de l'Amérique modifiaient l'équilibre social. Les premiers faisaient circuler les idées ; la seconde a modifié le rapport de forces entre l’offensive et la défensive ; le troisième a inondé l’Europe de métaux précieux et créé de nouvelles fortunes. On pourrait y ajouter la révolution industrielle, car elle a créé un antagonisme entre la classe moyenne (bourgeoisie) et les prolétaires.
C’est au XIXe siècle que nous sommes parvenus à la conscience nationale. L’Europe de 1815 à 1848 était une colonie de grandes puissances sous le signe de la Restauration : l’Angleterre, la France, la Russie, la Prusse et l’Autriche. Équilibre des pouvoirs.
Le système de Metternich se composait de trois éléments : l'équilibre des pouvoirs européen, l'équilibre allemand interne entre la Prusse et l'Autriche et un système d'alliances basé sur l'unité des valeurs conservatrices.[V]
La question pour Henry Kissinger a toujours été la présence d’une autre puissance révolutionnaire dans le monde : à son époque l’Union Soviétique. Un ordre mondial qui ne repose pas sur des structures internes idéologiquement compatibles ne peut pas être stable. La France était cette puissance aux yeux de son historien. Bien que son œuvre soit parfaitement basée sur des documents primaires et très bien écrite, son Napoléon Bonaparte était toujours dans l'ombre de Staline ou de tout autre dirigeant soviétique.
Aujourd’hui, nous oublions un instant qu’Henry Kissinger observe le monde à partir des intérêts nationaux d’une puissance révolutionnaire. Et c’est là que nous trouvons l’une des failles de sa pensée libérale. Il prêche la fin, mais n'admet pas les moyens.
Encore une fois, revenons à l'exemple d'un plus grand penseur : Alexis de Tocqueville. Pour lui, toutes les révolutions civiles et politiques avaient une patrie et se limitaient à elle. Pas la Révolution française. Elle est unique parce qu'elle a agi comme si elle était religieuse, inspirée du prosélytisme dans d'autres pays ; considéré le citoyen de manière abstraite ; Je voulais remplacer les règles et coutumes traditionnelles par une norme simple et générale fondée sur la raison et la loi naturelle. Il termine sa belle critique des déviations de la Révolution par une attaque contre les hommes de lettres (intellectuels) : dépourvus de pratique administrative, ils ont créé des plans idéaux pour une réorganisation complète de la société. Aucune expérience ne tempère ses enthousiasmes : « Les passions politiques étaient ainsi déguisées en philosophie et la vie politique se cantonnait violemment à la littérature. »[Vi]
Comme Marx, Tocqueville a été marqué par l'expérience démocratique des États-Unis au cours du XVIIIe siècle.démocratie acksonienne.[Vii] Mais tout en soulignant le danger de la démagogie et de la tyrannie des masses, Marx montrait comment la forme pure de la démocratie, dépourvue de limitations de recensement, était néanmoins un royaume céleste bourgeois au-dessus des inégalités terrestres et de la lutte des classes.
En tout cas, le mantra de tout conservateur est là : la Révolution est un mal parce qu’elle veut réorganiser radicalement la société, visant une utopie universaliste qui ne peut que dégénérer en tyrannie. Mais avant 1789, les États-Unis avaient déjà fait leur Révolution. Il est vrai que son impact à court terme n’a jamais été aussi global que celui de la France. Mais la consolidation du pays ne l'a-t-il pas amené au XXe siècle à imposer par la force ses valeurs à l'échelle mondiale ?
Thomas Jefferson a écrit que les obligations des Américains ne se limitaient pas à leur propre société : «Nous agissons pour toute l'humanité ».[Viii] La doctrine Monroe, l’annexion d’une grande partie du Mexique, les agressions en Amérique latine et le soutien aux coups d’État militaires partout dans le monde ne découlaient pas uniquement de la considération de l’intérêt national des États-Unis.
Théodore Roosevelt a revitalisé la doctrine Monroe en prônant l’exercice d’un « pouvoir de police mondial », expression qu’il a reprise dans certains de ses discours. Il ne serait pas surprenant de retrouver la même perspective appliquée au Moyen-Orient dans la doctrine de guerre préventive de Bush. Ce qui compte, c’est que l’on retrouve aux États-Unis la même confiance dans le fait que leurs valeurs politiques ne sont pas seulement supérieures. Ils peuvent être imposés par la force à d’autres pays si nécessaire.
Eh bien, c'est Robespierre qui a dit que les gens n'aiment pas les missionnaires armés. Cette leçon, Henry Kissinger n'a jamais appris.
Le défi soviétique
La Révolution russe a posé un défi similaire à la Révolution française du XVIIIe siècle. Bien que le nouveau gouvernement soviétique ait signé la paix de Brest-Litovsky avec l'Allemagne et contrairement aux vues initiales de Boukharine et de Trotsky, Kissinger a écrit que la Russie soviétique a simplement combiné sa croisade révolutionnaire avec Realpolitk, restant loin de soutenir l’ordre existant. Fait intéressant, il considérait les États-Unis comme étant à la fois pratiques et idéalistes et le leadership de ce pays comme vital pour que le nouvel ordre international de la guerre froide soit justifié en termes moraux et même messianiques. Les dirigeants américains auraient consenti des sacrifices et des efforts sans précédent au nom de « valeurs fondamentales (…) plutôt que de calculs de sécurité nationale » (p. 547). L’instrumentalisation de situations historiques pour corroborer une thèse préalablement établie est évidente. Pour lui, la valeur morale de toute action américaine est un fait a priori incontestable ; en revanche, toute pratique révolutionnaire contre cette opinion préétablie est d’avance moralement répréhensible. Les « révolutionnaires » (au sens négatif qu’il attribue au mot), ce sont toujours les autres…
Cela ne veut pas dire que Kissinger ne reconnaît pas la rationalité intrinsèque de son adversaire. Dans votre travail Diplomatie, il ne répète pas l’erreur idéologique d’assimiler Hitler et Staline, même si les deux étaient pour lui monstrueux. Les divergences lui permettent de justifier l’alliance antifasciste des années de la Seconde Guerre mondiale.
L'Union soviétique face à la Seconde Guerre mondiale
La Pologne était un État créé à partir des dépouilles des anciens empires vaincus : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Après la Révolution russe, l’Armée rouge a tenté d’étendre la révolution à Varsovie, sans succès. Ainsi, la Pologne s’oriente de plus en plus vers un gouvernement avec une forte influence de l’armée et un allié des Occidentaux. Certes, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’une Allemagne reconstruite après la Première Guerre mondiale accepte le couloir polonais entre elle et la Prusse orientale.
Le 1er septembre 1939, Hitler envahit la Pologne et l’annexe en octobre. Le 17 septembre, l'Union soviétique envahit l'est de la Pologne, arguant que le gouvernement polonais ne contrôlait pas son territoire et qu'il ne pouvait pas être soumis à une frontière avec l'Allemagne. Suivant la même logique, il affronte la guerre d'hiver avec la Finlande, conquiert la Carélie finlandaise et annexe en août 1940 les républiques baltes (Lituanie, Lettonie).[Ix] et Estonie). Une telle politique semblait plus pragmatique qu’idéologique à Henry Kissinger.
Staline fut associé à Richelieu lorsque ce dernier s'allia au sultan de Turquie trois siècles plus tôt. Après tout, « si l’idéologie déterminait nécessairement la politique étrangère, Hitler et Staline ne se seraient jamais donné la main »[X]. Comment expliquer le pacte Ribbentrop – Molotov du 23 août 1939 ?
Le pacte était considéré comme le résultat de la soif de conquêtes territoriales des staliniens. Staline aurait partagé la Pologne avec Hitler, par exemple. Quand on lit des auteurs aussi différents que Dahms ou Keegan par exemple, le dirigeant soviétique apparaît de la même manière. La raison du pacte n'est pas expliquée et il est présenté comme un personnage facilement trompé par Hitler, qui l'aurait trahi en 1941. L'autobiographie de Khrouchtchev a contribué à ce portrait de Staline. Nous verrons que ce n’est pas exactement la lecture d’Henry Kissinger.
Staline aurait dispersé son armée loin de ses frontières fortifiées. Eh bien, des frontières fortifiées (comme le montraient les lignes Maginot et Mannerheim) ne seraient pas très utiles dans cette guerre. L'accord et l'occupation d'une partie de la Pologne ont suscité des critiques internationales à l'égard de l'Union soviétique. Le 14 décembre 1939, elle fut expulsée de la Société des Nations pour avoir attaqué la Finlande.
Les Soviétiques ont expliqué le pacte d’une autre manière. L'action de la France et de l'Angleterre n'était pas, à cette époque, par conséquent anti-allemande. La conférence de Munich a été considérée par le gouvernement soviétique comme une tentative d'alliance antisoviétique. L'Union soviétique a appelé à des sanctions contre l'Allemagne en 1936 lors de la militarisation de la Rhénanie et a condamné le Anchluss et le démembrement de la Tchécoslovaquie, tandis que la France et l'Angleterre acceptaient les faits. Les gouvernements occidentaux espéraient que l’Allemagne, après avoir occupé l’Ukraine des Basses-Carpates, déciderait d’envahir l’Ukraine soviétique. Le Japon pourrait alors occuper la Sibérie, obligeant l’Union soviétique à affronter seule une guerre sur deux fronts. Lorsque Hitler a fait don de l’Ukraine des Basses-Carpates à la Hongrie, la raison de la guerre a disparu et un rapprochement avec les Soviétiques est devenu possible.
Il était possible et même probable que de nombreux dirigeants occidentaux préféreraient que l’Allemagne fasse la guerre à l’Union soviétique et que les deux armées s’affaiblissent. Une défaite soviétique signifierait la fin de la menace communiste interne dans de nombreux pays. De nombreux historiens ont ignoré les intérêts de classe impliqués dans les relations internationales. La raison d’État est importante en tant qu’instrument de l’idéologie prédominante dans le pays. Ces questions et bien d’autres restent l’objet de controverses historiographiques.
Lorsque l’Italie, l’Allemagne et le Japon signèrent un pacte le 27 septembre 1940, Staline se trouva dans la situation difficile d’accepter un rapprochement avec l’Allemagne. S’il le faisait, il pourrait garantir l’indépendance de son pays et participer en tant que partenaire junior aux dépouilles de l’Empire britannique après la destruction de l’Angleterre. S'il ne le faisait pas, il pourrait être attaqué par l'Allemagne après cette éventuelle défaite.
Les pourparlers entre Hitler et Molotov n'ont pas progressé et l'Allemagne a fini par envahir le territoire soviétique, en partie à cause de l'indécision de Staline à concevoir que cela puisse se produire si tôt. Kissinger attribue l'erreur de Staline à l'irrationalité de Leader. Il serait logique d’attendre que l’Allemagne réussisse à l’ouest pour attaquer ensuite seulement l’est. Kissinger voyait une cohérence dans la politique étrangère soviétique qui consistait à gérer des alliances extérieures afin d’éviter ou de retarder une guerre et en même temps d’opposer les pays capitalistes les uns aux autres. Staline était considéré pour son « étude méticuleuse des relations de pouvoir », comme le « serviteur de la vérité historique », « patient, perspicace, impitoyable ».[xi]
Ceci expliquerait une série de traités diplomatiques depuis 1922 avec l'Allemagne (Rapallo) et des tentatives de rapprochement avec les États-Unis, l'Italie fasciste, la France, la Tchécoslovaquie, le pacte Ribbentrop-Molotov, la Yougoslavie (1941) et, même le 13 avril 1941 avec Japon : cet accord permet à Staline de déplacer son armée de l'Est six mois plus tard pour résister à l'occupation allemande.[xii]
Même s’il considérait Staline comme un réaliste, il a toujours cru à la suprématie morale de l’Occident. Les communistes seraient incapables de comprendre l’importance que revêtaient la légalité et la moralité pour les alliés. Les Soviétiques ne se souciaient pas du type de régime existant à l’Ouest et attendaient des États-Unis et de l’Angleterre qu’ils fassent de même à l’égard de l’Europe de l’Est.
Andreï Gromyko soviétique[xiii] Il n'a pas manqué de vanter les qualités d'Henry Kissinger, mais a déclaré que bien qu'il aime citer des exemples historiques, ses arguments heurtaient la logique et l'Histoire et étaient purement opportunistes ; il était fourbe et ignorait les principes.
La crise de la pensée contre-révolutionnaire
Au moment même où Metternich réfléchissait sur le monde bouleversé par la Révolution française, le roman apparaissait comme une forme littéraire aussi instable que ce monde. Sa lecture solitaire dans des livres de petit format, rendus massifs par les révolutions des machines et du matériel d'impression, s'accompagnait d'une représentation de personnages moyens et de leur vie quotidienne.
Balzac et Stendhal ne présentent plus de héros tragiques, comme dirait un lecteur de Lukács. Même si les personnages pouvaient connaître une fin dévastatrice, leur grandeur n'était plus celle d'un grand héros collectif, mais celle de personnes isolées dans un monde dans lequel personne d'autre ne pouvait s'établir durablement dans un métier ou une vocation. La noblesse restaurée après une révolution qui avait condamné un roi était si faux comme celui créé par Napoléon Bonaparte car il avait perdu sa fonction historique.
Henry Kissinger présente une réflexion touchante sur cette époque des grands tirages. Pour lui, « acquérir des connaissances à travers les livres offre une expérience différente de celle d’Internet. La lecture prend relativement du temps ; Pour faciliter le processus, le style est important. La lecture de livres récompense le lecteur avec des concepts et la capacité de reconnaître des événements comparables et des modèles de projets pour l'avenir. Le style entraîne le lecteur dans une relation avec l’auteur ou le sujet, mêlant substance et esthétique.[Xiv]
L'ordinateur met à disposition une bien plus grande variété de données et le style n'est plus nécessaire pour les rendre accessibles, ni la mémorisation. Bien que la critique de la perte de capacité mnémotechnique soit aussi ancienne que l’invention de l’écriture, il existe pour lui de nouveaux problèmes liés à l’impact de la révolution informatique sur le maintien de l’ordre social.
Pour le gouvernement, il existe un risque de « considérer les moments de décision comme une série d’événements isolés et non comme faisant partie d’un ensemble d’événements ». continuum historique". La connectivité de tous les aspects de l’existence détruit la vie privée, inhibe le développement de personnalités ayant la force de prendre des décisions seules et modifie la condition humaine elle-même.[xv]
Dans un monde où le terrain social est instable, comment stabiliser un ordre conservateur ? Les anciens modèles familiaux de hiérarchie sociale dans les environnements publics, les entreprises ou les universités ont été mis à mal par les révolutions industrielles. Sans traditions intellectuelles, les idées n’ont ni objectif ni direction.[Xvi]
Il existe cependant un type de révolution qui dépasse le conservatisme qu’Henry Kissinger admirait tant chez Metternich. Il ne s’agit pas de la simple capacité d’opérer une « révolution passive », incorporant des impulsions populaires dénuées de leur radicalisme initial dans une architecture conservatrice, mais d’entreprendre de véritables contre-réformes sous une forme révolutionnaire.
Ses origines se trouvaient déjà dans De Maistre et sa remise en question de la Révolution française. Le fascisme lui a donné un corps historique. Norberto Bobbio dans son Destra et Sinistre étrangement, le communisme et le fascisme s’approchaient non pas selon la dyade « gauche – droite », mais selon « l’extrémisme – modération ». L’accent se déplace du but vers les moyens. C’est pourquoi on retrouve des auteurs comme Niestzsche ou Sorel invoqués simultanément par l’extrême gauche et l’extrême droite.
Les socialistes modérés et les libéraux ou conservateurs tout aussi modérés pourraient s’unir dans des gouvernements de coalition ou du moins dans l’acceptation d’un ordre démocratique commun dans lequel une compétition électorale permanente aurait lieu entre eux.
Il existe cependant une différence cruciale entre les extrêmes. Tous deux (dans les années entre les deux guerres mondiales) préconisaient des méthodes violentes pour détruire l’ordre social et engendrer un nouvel ordre. Cependant, les communistes ne pourraient jamais s’allier de manière permanente aux fascistes. Et le fascisme ne pourra jamais s’insinuer dans les régimes socialistes réels. Au contraire, l’alliance entre communistes, socialistes et conservateurs non fascistes a été possible pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, les fascistes ne sont pas toujours arrivés au pouvoir par un coup d'État. La marche sur Rome a conduit le roi à inviter Mussolini au gouvernement. Depuis, sa « révolution » s’est faite d’en haut. En Allemagne comme en Italie, de nombreuses institutions conservatrices ont été maintenues, même si elles étaient soumises à l’autorité et à l’idéologie du dirigeant. Mais ils n’ont pas été modifiés en interne. L’armée, l’Église et la monarchie (dans le cas italien) ont continué à collaborer passivement ou activement avec les fascistes.
La révolution d’extrême droite n’est donc pas une conséquence de l’histoire du libéralisme, mais l’un des résultats possibles de l’ordre social qu’il défend. Les techniques d’extermination ont toutes été utilisées contre les peuples colonisés avant d’être appliquées au continent européen.
Quel serait donc l’ordre social fondé sur la « modernité » après deux cents ans de révolution ?
Au grand désillusion des conservateurs de l’époque d’Henry Kissinger, ce nouvel ordre ne peut cependant maintenir aucun régime politique stable ni même une société. Nous sommes donc soumis à de nouvelles révolutions.
*Lincoln Secco Il est professeur au département d'histoire de l'USP. Auteur, entre autres livres, de Histoire du TP (Studio) [https://amzn.to/3RTS2dB]
Références
Giddens, A. Monde en fuite. New York : Routledge, 2000.
Grandin, Greg. L'ombre de Kissinger. Rio de Janeiro : Amphithéâtre, 2017.
Gromyko, A. Mémoires. New York, Doubleday, 1989.
Keegan, John. La bataille et l'histoire. Rio de Janeiro : Bibliex, 2006.
Kissinger, H. Diplomatie. Rio de Janeiro : Francisco Alves, 1997.
Kissinger, H. Ordre mondial. Londres : Pingouin, 2014.
Kissinger, H. Le monde restauré. Rio de Janeiro : José Olympio, 1973.
Tocqueville, A. Les Penseurs : Tocqueville. São Paulo, Avril Culturel, 1979.
Thomas Jefferson à Joseph Priestley, 19 juin 1802, dans : https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-37-02-0515. Consulté : 29/04/2017.
notes
[I] Grandin, Greg. L'ombre de Kissinger. Rio de Janeiro : Anfiteatro, 2017, p. 32.
[Ii] Kissinger, H. Ordre mondial. Londres : Pingouin, 2014, p. 22.
[Iii] Kissinger, H. Diplomatie, P 74.
[Iv] Kissinger, H. Diplomatie, p.75.
[V] Kissinger, H. Diplomatie, P 137.
[Vi] Tocqueville, A. Les Penseurs : Tocqueville. São Paulo, Avril Culturel, p. 355.
[Vii] Andrew Jackson fut le septième président des États-Unis (1829-1837).
[Viii] Thomas Jefferson à Joseph Priestley, 19 juin 1802, dans : https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-37-02-0515. Consulté : 29/04/2017.
[Ix] Le 5 octobre de l’année précédente, la Lettonie avait signé un pacte d’assistance mutuelle avec l’URSS.
[X] Kissinger, H. Diplomatie, P 390.
[xi] Kissinger, H. Diplomatie, P 391.
[xii] Kissinger, H. Diplomatie, P 430.
[xiii] Gromyko, Souvenirs, p. 287
[Xiv] Kissinger, H. Ordre mondial, p.350.
[xv] Kissinger, H. Ordre mondial, P 353.
[Xvi] Giddens, p. 63.
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