Par THOMAS PICETTY*
Il est temps pour la gauche de décrire à nouveau le système économique alternatif auquel elle aspire.
Malgré la majorité relative obtenue par le Nouveau Front populaire (NFP), le paysage politique français reste marqué par les divisions et l'incertitude. Soyons clairs : les gains réalisés par la gauche en voix et en sièges sont en réalité très limités et reflètent un travail insuffisant tant sur le programme que sur les structures. Ce n'est qu'en affrontant résolument ces insuffisances que les partis de gauche pourront surmonter la période de turbulences et de gouvernements minoritaires qui s'annonce et obtenir un jour une majorité absolue qui leur permettra de gouverner le pays à long terme.
Le programme adopté par le Nouveau Front populaire quelques jours après la dissolution de l'ancien gouvernement a certainement eu l'immense mérite, par rapport à d'autres, d'indiquer où trouver les ressources pour investir dans l'avenir : la santé, l'éducation, la recherche, les transports et infrastructures énergétiques, etc. Ces investissements essentiels vont fortement augmenter et il n’existe que deux manières de les financer.
Soit nous acceptons le début d'un nouveau cycle de socialisation croissante des richesses, porté par une augmentation des impôts sur les plus riches, comme le propose le Nouveau Front populaire, soit nous rejetons idéologiquement toute augmentation d'impôts, en nous plaçant entre les mains du financement privé, synonyme de l’inégalité d’accès et d’efficacité collective est plus que douteuse. Poussées par des coûts privés gigantesques, les dépenses de santé approchent les 20 % du PIB aux États-Unis, avec des indicateurs désastreux.
Pourtant, les montants évoqués par le Nouveau Front populaire ont pu effrayer : environ 100 milliards d'euros de charges et de dépenses nouvelles en trois ans, soit 4 % du PIB. Sur le long terme, ces montants ne sont pas excessifs : les recettes fiscales en Europe occidentale et nordique sont passées de moins de 10 % du revenu national avant 1914 à 40-50 % après les années 1980-1990, et c'est cette montée en puissance du pouvoir un État-providence (éducation, santé, services publics, protection sociale, etc.) qui a permis une croissance sans précédent de la productivité et du niveau de vie, quoi qu’aient pu dire les conservateurs de toutes les époques.
Forte demande de justice sociale
Le fait est qu’il existe de grandes incertitudes quant au calendrier et à l’ordre des priorités d’un gouvernement de gauche qui arrivera au pouvoir. Même si la demande de justice sociale dans le pays est forte, la mobilisation de nouvelles ressources reste un processus fragile, auquel les citoyens peuvent retirer leur soutien à tout moment. Concrètement, tant qu’il n’est pas démontré de manière incontestable que les millionnaires et les multinationales sont effectivement contraints de contribuer, il est impensable de demander à qui que ce soit de faire un effort supplémentaire. Or, le programme du Nouveau Front populaire reste très flou sur ce point crucial.
Il est d'autant plus problématique que les gouvernements de gauche des dernières décennies, en l'absence d'un programme suffisamment précis et d'une appropriation collective suffisamment forte, cèdent toujours aux lobbies dès leur arrivée au pouvoir, par exemple, en exonérant de l'ISF les biens dits professionnels et presque toutes les grandes fortunes, ce qui fait que les recettes sont ridiculement basses par rapport à ce qu'elles pourraient et devraient être.
Pour éviter de répéter ces erreurs, il faudra impliquer la société civile et les syndicats dans la défense de ces revenus et des investissements sociaux qui y sont associés. Dans ces questions, comme dans d'autres, le Slogans Ils ne peuvent remplacer le travail de base et la mobilisation collective.
Il existe des problèmes similaires avec les retraites. Cela n'a pas beaucoup de sens d'adopter le slogan la retraite pour tous à 62 ans, voire à 60 ans, quand chacun sait qu'il existe aussi une condition de temps de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein dans le système français. Un slogan comme « quarante-deux ans de cotisations pour tous » serait mieux compris par le pays et indiquerait clairement que les personnes ayant fait des études supérieures ne prendront pas leur retraite avant 65 ou 67 ans, insistant en même temps sur l'injustice inacceptable des 64 ans de la réforme d'Emmanuel Macron, qui oblige par exemple toute personne ayant commencé à travailler à 20 ans à cotiser pendant quarante-quatre ans.
Les exemples pourraient être multipliés. C'est bien d'annoncer la suppression de la plateforme Parcoursup, mais il aurait été encore mieux de décrire précisément le système alternatif, plus juste et plus transparent, qui le remplacera. C'est bien que le groupe de médias soit signalé Bolloré, mais il vaudrait mieux s'engager sur une loi ambitieuse pour démocratiser les médias et défier les actionnaires tout-puissants.
Par étapes
Rappelons également la proposition qui vise à attribuer un tiers des sièges dans les conseils d'administration des entreprises aux représentants des travailleurs. Il s’agit de la réforme la plus profonde et la plus authentiquement social-démocrate du programme du Nouveau Front populaire, mais il serait préférable qu’elle soit placée dans un cadre plus large. Pour permettre la redistribution du pouvoir économique, il faudrait augmenter à 50 % le nombre de sièges dans les grandes entreprises, limitant à la fois les droits de vote des plus gros actionnaires et s’engageant dans une véritable redistribution des richesses.
Au lieu de se livrer à un radicalisme rhétorique, il est temps pour la gauche de décrire à nouveau le système économique alternatif auquel elle aspire, tout en reconnaissant que les choses se dérouleront par phases.
Sur tous ces sujets, seul un travail collectif permettra d’avancer, ce qui passe par la création d’une véritable fédération démocratique de gauche, capable d’organiser la délibération et de résoudre les différends. Nous en sommes très loin : ces dernières années, La France insoumise n’a cessé de tenter d’imposer son hégémonie autoritaire à la gauche, à l’instar du Parti socialiste du passé, mais en pire, compte tenu du refus de tout processus électoral de la part des dirigeants « insoumis ».
Mais les électeurs de gauche ne sont pas dupes : ils savent très bien que l’exercice du pouvoir requiert avant tout humilité, délibération et travail collectif. Il est temps de répondre à cette aspiration.
* Thomas Piketty est directeur de recherche à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et professeur à l'École d'économie de Paris. Auteur, entre autres livres, de Capitale au XNUMXème siècle (Intrinsèque). [https://amzn.to/3YAgR1q]
Traduction: Fernando Lima das Neves.
Initialement publié dans le journal Le Monde.
la terre est ronde il y a merci à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
CONTRIBUER