Par RICARDO FABBRINI*
Considérations tirées du livre de Georges Didi-Huberman
Georges Didi-Huberman publie en 2001, dans le catalogue de l'exposition « Mémoires des camps : photographies des camps de concentration et d'extermination nazis (1933-1999) », l'essai « Des images malgré tout ». Cette émission parisienne a suscité de virulentes critiques, dont celle de Claude Lanzmann (2012), réalisateur du documentaire Shoah, de 1985, dans lequel il dénonce à la fois l'exposition d'images d'archives de la Shoah et cet essai de Didi-Huberman.
Ses critiques, ainsi que celles des psychanalystes Gérard Wajcman et Elisabeth Pagnoux, publiées les mois suivants dans Les Temps Modernes (édité, à l'époque, par Lanzmann), motive Didi-Huberman à écrire un second essai intitulé « Malgré toute l'image », qui, ajouté au premier, sera publié sous forme de livre, en France, en 2004. Dix ans plus tard , l'auteur revient, une fois de plus, sur la polémique suscitée par l'exposition "Mémoires des camps", dans un récit de sa visite au "Musée d'Etat d'Auschwitz-Birkenau", en Pologne, entrecoupé de photographies de sa paternité. (DIDI-HUBERMAN, 2017).
Em Des photos après tout, Didi-Huberman (2020) étudie attentivement quatre photographies survivantes du crématorium V d'Auschwitz-Birkenau, prises en août 1944, dont la paternité a été attribuée au juif grec de Thessalonique, Alberto Errera (précédemment identifié comme "Alex"), membre de Sonderkommando, comme on appelait le prisonnier juif chargé de transporter les prisonniers vers les chambres à gaz – étant eux-mêmes condamnés à mort – et de déposer leurs cadavres dans les fosses d'incinération situées autour du crématoire.
Aujourd'hui, on considère qu'Alberto Errera, déporté à Auschwitz-Birkenau en avril 1944, fut aussi l'instigateur d'un soulèvement, en octobre de la même année, dans le but de dynamiter le crématoire V, pour favoriser l'évasion des prisonniers. , qui a fini par être massacré, entraînant sa mort. Leurs photos (les négatifs) qui ont été trafiquées hors du camp à l'intérieur de tubes de dentifrice, - et qui constituent les seuls témoignages visuels laissés par les prisonniers de l'existence des chambres à gaz - ont été publiées, ainsi que les « Manuscrits du Sonderkommando», dans « Voix sous la cendre », en 2001, en France.[I]
Il existe plusieurs conjectures sur la manière dont le photographe clandestin Errera serait parvenu à « extraire », en plein travail sur le Crématoire V, des images qui auraient pour but de rendre public le processus accéléré d'extermination en cours, la soi-disant « solution finale ». D'après le témoignage d'un Sonderkommando Le survivant aurait été un travailleur civil d'Auschwitz-Birkenau qui aurait réussi à se faufiler, "dans le double fond d'un récipient à soupe", une caméra, "probablement avec un reste de pellicule vierge" destinée aux membres de la Sonderkommando. (DIDI-HUBERMAN, 2020, p. 23).
Car il faudrait, dans l'interprétation de Didi-Huberman, (2020, p. 16 ; 22) « extraire une image de isso, même si de cela», donnant « une forme à cet inimaginable », « coûte que coûte », même s'il s'agissait de la propre vie du photographe. Selon ces conjectures basées sur des témoignages, cette opération, qui n'aurait pas dépassé vingt minutes, et qui a abouti à quatre photos, n'aurait pas impliqué seulement Errera, mais ses compagnons du Sonderkommando qui, posté sur le toit du Crématoire V, aurait "surveillé", lors de cette opération risquée, les SS du poste de garde situé à côté des barbelés.
On ne sait pas avec certitude quel a été le chemin d'Errera, ni la séquence dans laquelle il a pris les quatre photos. Pour certains auteurs, avec l'appareil photo caché dans les vêtements eux-mêmes ou dans un contenant - ce qui est plausible en raison de la marge sombre présente sur les quatre photographies, indiquant l'existence d'un pare-lumière - le photographe aurait tiré l'appareil photo deux ou trois trois fois, alors qu'il se dirigeait vers la fosse d'incinération et alors seulement, lorsqu'il s'en approchait, il se retournait pour regarder la façade du crématoire (où se trouvent les chambres à gaz) - l'instant où il aurait pris sa dernière photo. Selon d'autres auteurs, cependant, le parcours aurait été l'inverse, c'est-à-dire que le photographe se serait positionné au départ à côté des fosses d'incinération, donc à l'air libre, et, visant la façade du crématoire, aurait ont tiré la caméra une première fois, pour ensuite se diriger vers l'entrée du crématorium, d'où, caché par l'ombre de son intérieur, il a secrètement pris les trois autres photos.
Quel qu'ait pu être le parcours d'Errera, entre sa main qui guidait et tirait la caméra cachée et son regard à la fois déterminé et craintif qui scrutait les alentours, il devait y avoir plus qu'une coordination motrice, une relation de détermination réciproque. Son corps en action, parmi les autres prisonniers, et la terreur imposée par les gardiens ont configuré un état de tension émotionnelle extrême, situé au seuil de la rupture, que ces photos démontrent, sinon mieux que les autres disponibles sur le camp, dans un très diversifié. Ses photos ne montrent pas l'expression de son visage, mais elles sont le semblant du complot communautaire dans lequel il a été impliqué, alors qu'il vivait en danger vital.
Dans le récit de sa visite au « State Museum of Auschwitz-Birkenau », en 2011, comme nous l'avons dit, Didi-Huberman souligne que les conservateurs du musée ont exposé trois des quatre photos à côté des ruines du crématorium V, dans le « forme d'une pierre tombale". échantillons clandestins capturés par Errera, avec des notes explicatives sur les conditions dans lesquelles ils auraient été produits. Mais qu'y a-t-il à voir, après tout, dans ces photos déposées sur les pierres tombales du « Musée d'Auschwitz-Birkenau » ? Du point de vue de la représentation, il est possible de reconnaître dans deux d'entre eux, quoique de loin, des corps entassés, et derrière ces corps, une dense spirale de fumée grise résultant de leur crémation, s'élevant vers un ciel blanc ; et, en plus, il est possible d'identifier par les casquettes, les membres de la Sonderkommando traînant les cadavres des tas vers les feux. Sur une troisième photo, il est également possible de distinguer, avec un peu d'effort, dans le coin inférieur droit, des prisonniers nus, très petits, comparés aux très grands bouleaux et à l'immense ciel blanc qui occupent les deux tiers du cadre, étant conduits à la chambre à gaz.
Et la quatrième photo (négatif no. 283 du « Musée d'État d'Auschwitz Birkenau » ? Dans tous ses essais sur les images de la « Shoah », Didi-Huberman examine les raisons pour lesquelles cette photo a toujours été élidée, n'intégrant même pas les pierres tombales du « Memorial do Museu ». Cette absence résulterait, selon l'auteur, du fait plus large que « dans un monde plein, presque étouffé de marchandises imaginaires », « nous avons perdu la capacité de regarder les images » car, en fait, « elles méritent d'être vues ». ”. (DIDI-HUBERMAN, 2020, p.11). Cette impossibilité de rendre justice aux images en leur accordant le regard qu'elles méritent serait le résultat, en d'autres termes, de l'hégémonie des clichés dans le monde des médias de masse et du réseau numérique.
Dans le récit photographique de sa visite au « Memorial do Museu », Didi-Huberman (2017, p. 22) constate que cette stéréotypie des images, l'un des symptômes de la marchandisation de l'imaginaire, est visible jusque dans la « muséification d'un événement historique » comme la « Shoah ». Dans le « State Museum of Auschwitz Birkenau », où se trouve le « Mémorial », le « lieu de la barbarie », par excellence, est devenu, selon l'auteur, malgré ou non ses gérants, un « lieu de la culture ». (DIDI-HUBERMAN, 2017, p. 19). Il suffit de constater que des hangars entiers du camp ont été convertis en espaces d'exposition : « Mais qu'en est-il quand Auschwitz doit être oublié à sa place, pour se constituer en un lieu fictif destiné à se souvenir d'Auschwitz ? (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.25).
Cette muséification serait claire dans le cadrage donné aux trois images du Crématoire V, affichées sur les pierres tombales du « Mémorial », puisqu'elles étaient « découpage » pour rendre plus persuasive, ou plus lisible la « réalité dont elles témoignent ». (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.80). Ainsi, ces images ont reçu l'orthogonalité typique des photographies conventionnelles, atténuant les conditions concrètes et exceptionnelles dans lesquelles elles ont été produites. Dans cette tentative de faire des deux photos des fosses d'incinération des documents visuels attestant du réel (ou du référent), l'angle de biais qui les rendait possibles a été sacrifié au profit d'une verticalité conventionnelle.
La troisième photo, sur laquelle les prisonniers semblent être emmenés dans la chambre à gaz, a également été modifiée à la recherche d'une plus grande clarté figurative : une autre correction, toujours en faveur de la clarté, a été le recadrage et l'agrandissement des figures féminines, avec la suppression de partie du bosquet de bouleaux et du vaste ciel qui occupait la plus grande surface du négatif original. Les trois photos ont été encadrées, c'est-à-dire recadrées, agrandies, montées en somme, surtout pour servir de témoignages probants dans des preuves judiciaires, neutralisant ainsi le geste photographique d'Errera.
L'attention de Didi-Huberman (2020, p. 40) s'est tournée à plusieurs reprises vers la quatrième photo : « Mais quel mal cette quatrième image, rendue invisible, causerait-elle alors aux trois autres ? ». On ne peut ignorer les conditions objectives dans lesquelles cette quatrième photo a été « prise », à savoir. Sans accès au viseur de l'appareil photo qui lui permettrait de cadrer la scène, ou même d'ajuster la mise au point, puisqu'il était à moitié recouvert d'un récipient (comme un seau ou une canette), Errera, peut-être marchant, en danger de mort, aurait tiré la caméra presque à l'aveugle, incapable d'anticiper l'image qui résulterait de son geste. L'hypothèse de Didi-Huberman est qu'il s'agit d'une photo qui a été exclue du "Mémorial du Musée" car son conservateur l'a prise comme un "test" par le photographe qui vérifiait juste le fonctionnement de l'engin, tout en se déplaçant dans le champ, lorsqu'il Tire dessus. Il s'agirait donc d'une photo aveugle, car elle n'aurait rien à nous « révéler », si ce n'est le fort contraste entre l'éclat lumineux dans le tiers supérieur et l'ombre dans le tiers inférieur du cadre.
Cette photo est pourtant paradoxalement, pour Didi-Huberman (2017, p.50), le témoignage complet de ce qui a été vécu dans la « Solution finale », car elle nous montre que le photographe devait « se cacher pour voir », annuler lui-même pour témoigner de ce que la pédagogie du conservateur du « Mémorial », curieusement, « a voulu nous faire oublier ». De ce constat se pose donc la question qui est de savoir s'il faut toujours recourir à la lisibilité du référent, ou à la fonction de représentation d'une photo donnée, pour légitimer un témoignage. En tout cas, il convient de noter que cette quatrième photo a une fonction référentielle (bien que résiduelle), surtout lorsqu'elle est affichée à côté des trois autres, étant donné qu'il est possible de prendre l'ombre qui domine le cadre comme étant la façade du Crématoire V, lequel il a son toit dans la ligne oblique ascendante qui le traverse, et au-dessus, à droite, les branches de bouleaux qui l'ombragent ; et en haut à gauche, le ciel d'une blancheur aveuglante.
En tout cas, dans cette photo c'est essentiellement le geste photographique, et non le caractère de représentation du dire réel qui opère comme témoin de l'horreur vécue à Auschwitz-Birkenau. Après tout, c'est le geste du photographe du Sonderkommando investi du sens émotionnel le plus intense, qui attribue à l'image un caractère indexical qui opère effectivement comme témoignage. Ce serait en l'absence de tout montage (à l'intérieur d'un cadre), de changement de focale ou de contrôle de la lumière, que cette photo attesterait, plus que toute autre, des conditions réelles d'extrême dangerosité et de courage auxquelles ils ont été soumis non seulement le photographe, mais les autres impliqués dans cette opération au risque effréné.
Sur cette photo, le témoignage se manifeste de manière surprenante dans le déchirement du référent. C'est dans ce qui apparaît voilé dans l'image que réside son contenu d'expérience. S'il est plus abstrait que figuratif, c'est parce qu'il témoigne d'un « acte désespéré » du photographe : c'est un geste de soulèvement qui met en lumière, dans l'opacité du blanc et du noir, ce qui est « l'essentiel du réel » Auschwitz-Birkenau, à savoir : la peur de la mort imminente vécue non seulement par les femmes qui sont conduites aux chambres à gaz (sur la troisième photo), mais par le photographe et ses compagnons de Sonderkommando qui, transformant le «travail subalterne» en enfer en «travail de résistance», s'est chargé de témoigner de l'extermination nazie au monde. (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.56). Ce sont des photos qui "témoignent de la quasi-impossibilité d'assister [à l'horreur] à ce moment précis de l'histoire". (DIDI-HUBERMAN, 2020, p.256).
La critique suscitée par ces essais de Didi-Hubernan (2017b), ainsi que son commissariat ultérieur de l'exposition « Levantes » présentée au Jeu de Paume, à Paris, en 2016, et, en version réduite, à Buenos Aires et São Paulo, en 2017, dans lesquelles il expose ces quatre photographies dans leur format original de 6cm x 6cm, typique de l'appareil photo Leica, et sans aucun cadre sont le résultat de son rejet des « métaphysiciens de l'Holocauste », c'est-à-dire de ceux qui considéraient la chambre à gaz comme le « lieu par excellence de l'absence de témoignage ». (DIDI-HUBERMAN, 2020, p.114). Rappelons que Lanzmann, Wajcman et Pagnoux, entre autres, ont défendu avec véhémence l'impossibilité de représenter les chambres à gaz, ni par des mots ni par des images, en raison de l'extrême horreur qui s'y déroulait.
Enrobés d'un insondable mystère, ils étaient vus comme quelque chose d'"indicible", d'"infigurable" ou d'"inimaginable", de telle sorte que toute tentative de les configurer serait une falsification, ou une trahison de la douleur vécue là-bas, par concession. à l'esthétisation. . Réagissant à cette position, Didi-Huberman. (2020, p. 125 ; 222) soutenaient cependant, de manière polémique, que les considérer comme inimaginables serait une autre manière de poursuivre la même intention que les responsables de l'extermination, puisqu'ils voulaient aussi qu'ils restent invisibles aux yeux de la communauté internationale. communauté. Il suffit de rappeler, à cet égard, la destruction criminelle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des preuves des crimes, y compris des documents, des photographies, et les crématoires eux-mêmes.
Si ce « quelque chose » est inimaginable, il faut justement pour cela « l'imaginer malgré tout », réitère Didi-Huberman. Le travail spéculatif est inséparable, chez l'auteur, de l'activité imaginative, ce qui signifie que pour connaître et penser il faut imaginer à partir du sensible. (2020, p.171). On ne peut pas dire qu'il n'y a rien à imaginer dans ces photos d'Errera car en elles il n'y a rien à voir (à première vue). En préservant ces photographies de l'oubli, l'auteur ne vise pas à conserver une représentation objective de l'extrême douleur, mais à savoir « quelque chose au moins », un « minimum », « tout ce qu'il est possible » d'en savoir, ce qui s'est passé dans l'endroit où la douleur a eu lieu. (DIDI-HUBERMAN, 2017, p. 93).
Si ce photographe clandestin pointait son appareil photo vers « l'inimaginable », le simple fait de le viser serait déjà une manière de réfuter l'impossibilité de l'imaginer. Il est vrai qu'il ne faut même pas tout attendre d'une photographie, c'est-à-dire qu'elle montre tout (« Ça y est ! ») ou, selon les termes de Roland Barthes (1984) : « C'était ça ! (« Ça-a-été »), et tout ce qui fut ici est attribué à cela ; il ne faut pas non plus rien attendre d'elle, absolument rien ("Non, ce n'est pas comme ça !") non pas parce que cela ne s'est pas produit, comme diront les négationnistes, loin de là, mais parce que ce qui s'est passé se serait passé dans un tel façon dont ce serait « inimaginable », comme le défendent les détracteurs de Didi-Huberman (2017, p.40). Pour l'auteur, cependant, on demande parfois trop aux images, parfois trop peu, parce que parfois, on croit qu'elles disent toute la vérité, d'autres fois, qu'elles sont des documents incapables de témoigner de la réalité, alors qu'en fait elles sont toujours inexactes ou incomplètes, c'est pourquoi elles exigent l'exercice de l'imagination à partir de ce qu'elles montrent.
L'inimaginable qu'il faut imaginer, c'est-à-dire le vécu de la douleur d'Alberto Errera, se manifeste moins dans l'aspect iconique ou référentiel de ses photos, que dans leur caractère indiciaire ou causalité sensorielle entre la peur de perdre la vie dans l'instant danger, et les images avec des zones d'ombre, angulaires et tremblantes, imprimées avec des sels d'argent sur film photochimique. La valeur des photos ne serait donc pas seulement dans la documentation des faits (ou dans la fixation d'un référent), mais principalement dans l'« émotion » indiquée dans leur forme. Réagissant au cadrage des photos et à l'affirmation qu'il n'y aurait rien à voir sur la quatrième photo, car il ne s'agirait que du reste d'un négatif perdu ou d'une « preuve de contact » aveugle, Didi-Huberman (2020, p. 86) souligne qu'elles révèlent le « pur geste » d'insurrection du photographe.
Il faudrait « désacraliser » ce qui est considéré comme inimaginable, rendre publiques non seulement les « images techniques » du fonctionnement du camp retrouvées après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi les photos des chambres à gaz produites par Errera, permettant ainsi à chacun imaginer, à partir d'eux, la vie à Auschwitz-Birkenau. Didi-Huberman aborde ici la critique de la société de contrôle de Giorgio Agamben (2007), en défendant la nécessité de restituer au public, à la communauté des citoyens, des images oubliées ou censurées (ou gardées privées).
C'est aussi la position, rappelons-le, du cinéaste allemand Harum Farocki, dont les films sont des montages d'images collectées dans des archives visuelles, jusqu'alors tenues confidentielles, témoignant des stratégies de pouvoir d'institutions publiques ou d'entreprises privées. Harum Farocki s'approprie ces films opérationnels pour les rendre à leurs véritables propriétaires après un travail de montage minutieux. Elle montre, en d'autres termes, que les « images techniques » comme les photographies aériennes d'Auschwitz obtenues des bombardiers nord-américains en 1944, mais restées oubliées ou secrètes jusqu'en 1977, ou encore les images des systèmes de surveillance en prisons – constituent un « bien commun ». Les rendre à la communauté signifierait – comme le dit Didi-Huberman (2015, p. 212) à propos de Farocki – que ces images d'horreur nous concernent parce qu'elles font partie de notre « patrimoine commun ».
Harum Farocki, en d'autres termes, sauve les images de l'oubli ; il les émancipe en leur accordant la survie. C'est ce processus de restitution d'images fonctionnelles ou d'usage technique – ainsi que les images de « soulèvements », exposées par Didi-Huberman (2017b) – à la « libre utilisation des hommes », que Giorgio Agamben (2007, p.79 ) appelle « profanation » : « C'est pourquoi il importe à chaque fois d'arracher aux appareils – à chaque appareil – la possibilité d'utilisation qu'ils captent.
La profanation de l'impénétrable est la tâche politique de la prochaine génération ». Farocki est caractérisé par Didi-Huberman (2015, p. 222) comme un archéologue qui interroge « le sous-sol de l'histoire des images » sans affirmer son style personnel, c'est-à-dire sans être pris par le « pathos apocalyptique ». Dans ses films, au contraire, malgré le montage des images, la paternité est remplacée par une « voix neutre », à la troisième personne, « impersonnelle », comme sujet d'énonciation collective, bref : « Tel était le prix « artistique » payer pour que les images du monde dystopique, de la guerre et des prisons, soient restaurées non comme des « lieux communs » (ou des clichés), « mais comme des lieux communs » ». (DIDI-HUBERMAN, 2015, p. 223). C'est en ce sens que les quatre photos d'Errera devraient voir le jour, notamment parce qu'elles « font de la douleur, et donc de l'histoire et des émotions qui l'accompagnent, notre bien commun ». (DIDI-HUBERMAN, 2021, p178). Rien n'autorise personne, notons-le, à se considérer comme le propriétaire exclusif de la douleur, car s'identifier à elle, malgré les autres, serait disqualifier les autres douleurs du monde.
Ces quatre photographies déchirent le cliché résultant de la fétichisation de l'esthétisme de la mémoire de la Shoah. Il y a plusieurs, après tout, comme on le sait, les productions cinématographiques sur les camps de concentration, parmi lesquelles, la mini-série télévisée Holocauste, produit par le diffuseur américain NBC en 1978, réalisé par Marvin J. Chomsky ; O blockbuster la liste de Schindler, de Steven Spielberg, de 1983 ; La vie est belle, de l'Italien Roberto Benigni, à partir de 1997 ; C'est fils de Saül, du Hongrois László Nemes, de 2015. Ce dernier film pourtant, qui a romancé le soulèvement des prisonniers et la réalisation des quatre photos du Crématoire V, contrairement aux autres, a été salué par Didi-Huberman dans une lettre personnelle adressée à ses directeur. Dans cette lettre, publiée plus tard dans le livre Sortir du Noir ("Out of the Darkness"), également en 2015, l'auteur félicite László Nemes d'avoir retiré cet épisode (et les chambres à gaz) du "trou noir" dans lequel ils se trouvaient, rejetant la thèse de l'impossibilité de leur " représentation » (DIDI-HUBERMAN, 2015, p.15). [Ii]
Dans ces films, ainsi que dans le photojournalisme de Sebastião Salgado ou de Don McCullin, entre autres, les scènes qui nous horrifient, qui nous terrifient sont de « belles images », très bien réalisées techniquement, avec des « cadrages splendides » et des éclairages impeccables. (GALARD, 2012, p. 111). Ce sont des « images admirables » de « réalités troublantes », de « belles images de scènes révoltantes » comme si, dans ces cas, la beauté était autorisée à « profiter de la souffrance ». (GALARD, 2012, p. 151). Ce sont des images qui brouillent « dangereusement » les « limites de la disgrâce et de la beauté ». (GALARD, 2012, p. 18). Certains auteurs disent, comme Jean Galard (2012, p.17), que dans ces « images la beauté se mêle trop à la douleur ».
Dans les images de la « Shoah » comme dans les innombrables reportages photographiques de drames humains ou de catastrophes naturelles, ce qui retient avant tout le regard de l'observateur n'est pas exactement le thème, ni le témoignage, mais la manière dont ces images ont été produites, c'est-à-dire « l'esthétisme invasif, dont la réalité anesthésiante rend l'horreur acceptable, observable ». (GALARD, 2021, p.29). Ce sont des images qui dégagent une émotion directe, sans médiation : un plaisir sensible, immédiat et sentimental. Cet abus de la beauté qui rend le spectateur otage de sa fascination pour l'image lui fait oublier qu'il y a quelque chose hors de son cadre, dans le contrechamp, à savoir : l'environnement ou le soi-disant « réel ».
Le regard esthétique qui nous attache à l'image, aussi terrible soit-il, n'est possible, en peinture ou au cinéma, que parce que la « réalité », dans ces cas, est construite (ou « figurative »), c'est-à-dire que il est donné. , ici, comme absent, par un médium qui opère ostensiblement comme médiation (ou moyen). (GALARD, 2012, p. 47-58). Ce sont des techniques, ou des médiations du langage, qui permettent au spectateur de ne pas éviter de détourner le regard de l'horreur dans des œuvres à la « beauté troublante », comme La petite crucifixion (1470) de Matihias Grunewald, Les désastres de la guerre (1810-1815) de Francesco Goya, ou Guernica (1937) de Pablo Picasso.
D'autre part, les photos d'Alberto Errera ne doivent pas être attribuées à une "intention artistique", ni à l'observateur un "regard esthétique" de la part de l'observateur, car il serait même "aberrant, ou insensé", de supposer que cela se produirait , quand l'horreur est offerte en cadeau. (GALARD, p.28). Rappelons que pour Barthes (1984, p.15) « une photo porte toujours son référent », c'est-à-dire qu'elle est littéralement son « émanation » ; c'est-à-dire que tandis que d'autres images résultent de la façon dont leur objet est figuré ou simulé, la photographie s'annule comme médium « jusqu'à ce qu'elle adhère à ce qu'elle représente » (BARTHES, 1984, p.73). C'est en ce sens que la photographie, pour Roland Barthes (1984, p. 127), non seulement renvoie à la réalité, mais est la « marque mécanique de ce qui s'est passé » (« C'était » !) ; C'est pourquoi la photo de la souffrance réelle n'a pas le même aspect esthétique que celui donné à la « beauté difficile » d'une œuvre d'art, ou à la « beauté excessive » d'une image spectaculaire. (GALARD, 2021, p. 146).
Il faut cependant accepter avec réserve l'affirmation de Roland Barthes selon laquelle la photographie adhère pleinement au référent, c'est-à-dire qu'en elle « le message est le code », comme l'a déjà prévenu, entre autres, Vilém Flusser (1985 , p.25) en affirmant qu'il y aura toujours un niveau d'abstraction ou de formalisation dans l'image photographique, puisqu'elle est le résultat d'un « dispositif » (le programme de l'appareil photo) ou, selon les termes très caractéristiques de l'auteur, du « processus encodeur boîte noire ». On peut dire cependant que chacune des quatre photos d'Errera est le résultat d'un rapport conflictuel entre « collaboration et combat » entre le photographe et l'appareil, selon les termes de Vilém Flusser (1985, p.38), de telle sorte une façon que, face au faux cadrage de ses photographies, l'observateur peut se demander si c'est l'appareil qui s'est approprié l'intention du photographe, en la détournant vers les buts programmés, ou si c'est le photographe qui s'est approprié l'intention de l'appareil en lui soumettant la sienne intention. Alors que dans les clichés, le dispositif dévie les propos du photographe vers leurs buts programmés, parmi lesquels un certain cadrage, dans le cas d'Errera, son intention de photographier dans le noir avec l'appareil partiellement recouvert dans la quasi-impossibilité de regarder autour de lui l'emporte sur le intention de codage de l'appareil. Son geste photographique est, en d'autres termes, son jeu contre le programme de la caméra.
Ce sont, après tout, les choix d'urgence adoptés par le photographe dans sa tentative d'être témoin des crématoires, qui ont abouti à un hors-cadre de l'image (une position prise). Elle manifeste le témoignage désespéré qui exige de l'observateur un « acte de voir tout aussi désobéissant ». (BUTLER, 2015, p.105). Si ces photos sont « capturées » par un membre du Sonderkommando sont plus témoignant que les autres, c'est parce qu'en eux, le témoin (testicule), ne se présente pas « comme un tiers (tertiles) dans un procès ou dans une dispute entre deux prétendants », comme les photos obtenues par les Soviétiques au moment de la libération des camps, mais en tant que témoin (supers) "quelqu'un qui a vécu quelque chose, a traversé un événement jusqu'au bout et peut donc en témoigner ». (AGAMBEN, 2008, p.27). Ces photos (témoignages survivants) « nous apprennent à voir les choses sous l'angle du conflit », d'un agoniste. (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.61). Et c'est à travers « ce regard – un questionnement de ce type – que nous voyons que les choses commencent à nous regarder depuis leurs espaces enfouis et leurs temps qui s'effritent » (DIDI-HUBERMAN, 2017, p. 61). C'est pourquoi, devant les photos du Crématoire V sur les pierres tombales du « Musée Mémorial », l'observateur, lui, « tombe » d'émotion. (DIDI-HUBERMAN, 1998, p.71).
On peut dire que dans les photos spectaculaires, la beauté abusive profite de la souffrance jusqu'à la neutraliser en exacerbant la valeur d'exposition de l'image, tandis que dans les photos témoignages de la Sonderkommando l'horreur est montrée en présentia, non pas à cause de l'absence de codes car ceux-ci sont inéliminables, mais à cause du jeu angoissant que joue le photographe avec l'appareil. Il est vrai que de nombreuses images photojournalistiques de guerre ou de catastrophes naturelles, voire d'attentats politiques, de rébellions ou de répressions, sont captées à la va-vite dans des situations où le photographe met sa vie en danger.
Dans ces cas, il n'est souvent pas question de produire de belles images bien cadrées, soigneusement contrastées, mais plutôt des images imparfaites, précaires, floues ou mal éclairées visant justement à produire un « effet réel ». Le fait qu'un photojournaliste soit in présentia d'horreur ne le fait cependant pas partie prenante d'un conflit ou victime d'une tragédie, même si ses photos visent à en témoigner, car il sera toujours un tiers (tertiles), que ce soit entre deux armées, ou entre les victimes d'une catastrophe, et non un « témoin » (supersties).
Pour cette raison, les quatre photos de témoignage d'Errera (supersties) réveillent chez l'observateur, à la différence des autres, une pulsion scopique, une errance ou un nomadisme du regard qui est poussé à se déplacer, sans cesse, à partir de la représentation des objets (icônes), des troncs, du ciel, de la fumée, de la façade du crématoire, quoique plus ou moins figuratif, plus ou moins voilé, à l'indice (à la présence d'une absence), c'est-à-dire à la point de chacune de ces photos : « ce qui en elle me pique (mais aussi me mortifie, me fait mal) » : son décalage. (BARTHES, 1984, p. 46). Ces photos produisent ainsi un effet perturbateur, une sorte de folie du regard, circulant entre la force « pathétique » du point et l'aspect informatif du « studium » (ou sa dimension référentielle). (BARTHES, 1984, p. 48). Ton point (o geste photographique de Errera) est un flash dans l'obscurité qui, indiquant une rencontre avec le « réel », met en lumière l'expérience du photographe qui était là, absolument, irréfutablement présent, dans le crématorium V.
Ces photos qui s'ouvrent sur la «réalité intraitable» sont capables de désorganiser le regard de l'observateur, contrairement aux images confortablement édulcorées qui diluent le point aucune studium, ne font que renforcer l'imagerie du bon goût. (BARTHES, 1984, p.175). Son caractère « contre-transférentiel » – non pas « ce que nous voyons, mais ce qui nous regarde », selon l'expression de Didi-Huberman – prend forme, en se concrétisant, comme une « image-retour ». (DIDI-HUBERMAN, 1998, p. 79). De même que « ceux qui sont vus ou croient être vus regardent en arrière », voir ce qu'il y a dans ces photos, c'est « leur donner le pouvoir de regarder en arrière » (BENJAMIN, 1989, p.140) ; puisque « ce qu'il y a », « est là », en lui (sur la photo) a lieu, comme une présence devant l'observateur, « près de lui » et même, en un certain sens, « en lui » : « une image flottante, différée », un tumulte silencieux, qui imprègne son imaginaire, lui permettant d'imaginer ce qui est considéré, par certains, comme inimaginable. (DUBOIS, 1994, p. 191 ; 325).
Si dans la réalisation de ces photos, lors du passage du Crématoire V aux fosses d'incinération, pour ensuite revenir au point de départ, Errera s'est certainement senti surveillé par les gardiens du camp, et surveillé avec appréhension par les autres membres du Sonderkommando qui accompagnait l'opération dans le but de lui donner une protection – comme s'ils lui rendaient tous le regard qu'il évitait de leur donner – maintenant, dans l'acte de jouissance, l'observateur qui regarde les photos, reçoit d'elles la rétribution du regard qu'il a investit en eux.
Ces photos contiennent de la barbarie ou de l'horreur dans l'immanence de leur forme. Non seulement la souffrance y trouve pourtant sa forme d'expression (non-cadrage), mais aussi sa négation. Les photos lors de la diffusion du pathétique ils activent l'imagination et forcent la pensée. Il n'y a pas chez eux d'opposition, présupposée par Barthes ou Brecht, entre émotion et détachement (Verfremdung), Entrez pathétique e logos, ni la croyance que l'affect empêche la « pensée critique ». (DIDI-HUBERMAN, 2021, p. 85). Ils permettent au contraire de passer du regard, de la souffrance au savoir ou à l'imaginer.
Ses zones d'indiscernabilité, ou d'indistinction, comme les surfaces noires, blanches et grises, qui déplacent le regard à l'infini, de l'icône à l'index, et de celui-ci à l'index, ne fonctionnent pas comme une interdiction, mais, au contraire, c'est ce qui permet la rencontre qui regarde avec horreur en présentia. La zone d'opacité de l'image n'est donc pas une tache aveugle qui bouche l'œil, comme le voudraient les tenants de l'impossibilité d'imaginer la « Solution finale », mais, à l'inverse, c'est justement ce qui permet de voir et savoir rien d'autre sur ce qui s'est passé là-bas. C'est la marque visible du geste d'Errera qui a converti la passivité initiale (en tant que prisonnier dans le camp) en une impasse existentielle et politique ("Que faire?"), qui, à son tour, a été surmontée dans l'acte photographique qui visait à rendre publique l'extermination nazie en cours.
Cette opacité de l'image est un symptôme de la souffrance, de la limite (in)supportable de la douleur, mais aussi de sa puissance, ou plutôt de la possibilité qui réside en elle de passer de l'affection (ou de l'émotion) à l'action transformatrice dans le monde. L'hypothèse ici, contrairement à un topos de la tradition philosophique, est que le pouvoir d'être affecté (pathétique) ne signifie pas nécessairement passivité, car il peut aussi impliquer « l'affectivité, la sensibilité ou la sensation » comme le montre Gilles Deleuze (2017, p.144), entre autres, étant donné que « la douleur peut se transformer en désir, les impuissants en possibilité, et passion » en soulèvement ; soulignant que ces photos ne sont pas la simple documentation d'un soulèvement, car elles constituent elles-mêmes un soulèvement. (DIDI-HUBERMAN, 2021, p.192).
Les photos d'Alberto Errera sont des images poignantes. Si ses photos émeuvent, c'est parce qu'elles montrent le geste insurrectionnel d'un sujet émotif. L'émotion est présente à la fois dans la réalisation de la photo, dans la pathétique de l'acte photographique enregistré dans ponctuel, comme dans sa réalisation par l'observateur. Dans les deux cas, « l'émotion ne dit pas je », car « elle n'est pas de « l'ordre du je, mais de l'événement » [ou de l'intensité de l'affect] : « Il est très difficile d'appréhender un événement, mais je ne crois pas que cette appréhension concerne la première personne », précise Deleuze. (2016, p.194).
C'est en ce sens que l'émotion véhiculée par les photos d'Errera, alliant singularité et collectivité, institue au moment même de leur réalisation (dans l'« acte photographique »), une communauté - composée non seulement de prisonniers du camp, mais d'« un être n'importe qui » non pas au sens où celui qui y participe est indifférent, mais au sens où « celui qui y participe, qui qu'il soit, qui qu'il soit, ou quoi qu'il soit, n'est pas indifférent à ses autres participants » - comme Agamben veut (1994, p.64-68).
De même, la jouissance de ces photos par ceux qui les regardent et en sont affectés peut se constituer comme une émotion articulant une dimension collective (dans le sens d'un soulèvement). Se libérant des pièges subjectivistes (« l'émotion qui dit je »), les photos ouvriraient les émotions à d'autres formes sociales ou à de nouvelles « partitions du sensible ». (RANCIÈRE, 2005). Ils montreraient que « dans le pouvoir d'être affecté [pathétique] il y a la possibilité d'un virage émancipateur », par le renversement du désespoir en « désir, qui a un caractère révolutionnaire ». (DIDI-HUBERMAN, 2021, p. 69). Comme l'utilisateur est mobilisé par le pathétique il est possible de supposer que sa capacité à être affecté devient, dans le processus de réalisation, un pouvoir de transformation ; c'est à dire; que le « geste pathétique » d'Errera devient « le pouvoir d'agir » (dans la praxis).
En revanche, dans la société du spectacle, dans le monde des médias de masse et du réseau numérique, les émotions ont été surévaluées car elles ont acquis une valeur d'échange, devenant une marchandise. La société d'hypervisibilité, ou l'excès d'images très intenses du point de vue sensoriel, mais vides du point de vue de l'expérience vécue, à la fois individuelle et historique, a établi un marché des émotions fongibles. Cette fétichisation des émotions est visible dans le « marché du cri » des images clichés, typiques des séries télévisées, des talk-shows et du photojournalisme catastrophe qui « hystérisent la souffrance ». (DIDI-HUBERMAN, 2021, p. 84).
Si la fructification d'images poignantes est marquée par l'expérience simultanée de l'esthétique et du politique, de l'émotionnel et du collectif, la consommation d'images larmoyantes (ou plaintives) qui émeuvent immédiatement l'observateur, provoque une sentimentalité facile, un état d'immobilité qui réaffirme narcissiquement la réalité donnée. Cette agitation mise en scène par la « superindustrie de l'imaginaire » à travers la beauté abusive, qui déclenche souvent un effet de contagion ou de mimétisme, est en réalité un symptôme de la perte contemporaine des émotions tragiques, politiques et donc collectives. (BUCCI, 2021).
Cette agitation dramatisée véhiculée jusque dans les images de catastrophes manifeste l'impossibilité de vivre ensemble les pathétique le deuil qui, après tout, appartient à tout le monde. Parmi les modalités de cadrage des photos choc et des films sensationnalistes sur les camps de concentration, il n'y a pas que l'exacerbation stéréotypée d'un geste, l'accélération vertigineuse du montage aux effets virtuoses ou pyrotechniques, en technologie high-tech, mais aussi dans « l'accentuation emphatico-décorative » de la douleur pour la rendre visible. (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.95).
Pour célébrer le soixante-quinzième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau par les Soviétiques le 27 janvier 1945, le « Musée Mémorial » autorisa une sélection d'une trentaine de photos, parmi les trente-huit mille réalisées entre 1941 et 1945 coloré par le photographe britannique Tom Marshall et l'artiste brésilienne Marina Amaral. Le processus de colorisation de ces photos, entièrement réalisé en photoshop (dans une rechute, en version numérique, du pictorialisme de la fin du XIXe siècle) avec « une précision exacte et des tons réalistes [ou, plutôt, hyperréalistes] », aurait pour but, dans l'intention des coloristes, « de donner vie au passé », « montrer les détenus comme de véritables êtres humains ». (AMARAL apud KOKAY, 2018). L'intention d'Amaral en coloriant ces photos était de les "humaniser" afin qu'elles puissent désormais "raconter son histoire". (AMARAL apud KOKAY, 2018).
Ses choix ont été guidés par le degré de netteté des photos, puisque celles dont la résolution est la plus élevée sont les plus favorables à la reconstruction numérique, et aussi par l'hypothèse de « l'impact visuel » que chacune d'entre elles provoquerait sur le public, principalement, « sur les jeunes générations ». (KOKAY, 2018). Par la couleur, « les gens se rapprochaient de la réalité du passé » […] « apportant à aujourd'hui le sens lointain que suggérait le noir et blanc des images » : « Je voulais donner aux gens la possibilité de se connecter avec les victimes dans un niveau émotionnel, d'une manière qui est peut-être impossible si nous les voyons en noir et blanc, représentant quelque chose d'ancien, un événement historique qui s'est produit il y a de nombreuses années ». (AMARAL apud KOKAY, 2018).
Par la couleur, d'ailleurs, n'aurait-elle pas pour but d'apaiser la douleur ? Avec l'argument de faciliter l'accès à l'histoire, dans la colorisation des photos des archives d'Auschwitz-Birkenau, le passé a été « hâtivement » coloré pour « le rendre plus vivant », corrobore Didi-Huberman (2017, p. 100). Cette colorisation spectaculaire est un symptôme du lien entre la beauté exorbitante (et "l'hédonisme esthétique extravagant") et la structure du capitalisme d'entreprise de la datasphère et big-techs. (JAMESON, 2006, p. 216). Ces portraits recadrés par un pictorialisme pixellisé qui les prive de leur dimension testimoniale se retrouvent ainsi, en grande partie, neutralisés dans l'immense ennui mondial des images clichées sur « l'Ecran Total » (BAUDRILLARD, 2005).
Cette glamourisation, qui attire l'attention du spectateur sur la virtuosité du coloriage, détourne son regard des dimensions référentielles et indexicales de l'image. Les photos poignantes de prisonniers, autrefois soumis à la cosmétique numérique qui les prive de pathétique, elles deviennent des images pseudo-historiques, tamisées ou régressives, facilement déplacées. La recherche de plus de réel par colorisation pour les rendre plus réels que le réel finit par produire, dans un apparent paradoxe, la déréalisation du réel, c'est-à-dire l'effacement du sens et de l'histoire (du référent). A rebours de l'empathie fugace, où le regard emprisonne l'objet, source de plaisir sensoriel et de jouissance narcissique (« Je souffre devant ces images parce que je suis sensible aux drames ou aux injustices de la vie et cette émotion n'appartient qu'à moi ", comme on dit habituellement). pense), il est possible de supposer, comme nous avons essayé de le montrer ci-dessus, que face à pathétique véhiculés dans les quatre photos, le spectateur, échappant aux conventions du regard, active l'imagination et force sa réflexion pour tenter de comprendre le geste photographique d'Errera, à la fois très unique, car vécu Plus précisément dans l'histoire, et générique parce qu'il se rapporte à la « communauté humaine ». (« Je souffre devant ces images parce que je comprends 'l'état d'émotion des autres', de ce qui est 'hors de moi', « hors de moi », parce que cet état concerne l'humanité de la douleur dans son partage »). (DIDI-HUBERMAN, 2021, p. 196).
Il faut imaginer malgré tout l'horreur du camp d'Auschwitz-Birkenau et ne pas la prendre pour irreprésentable ou incompréhensible. Les photographies d'Alberto Errera ne sont pas de simples représentations du Crématoire V, plongé dans l'ombre, ou des fosses d'incinération qui l'entourent, mais un témoignage vivant qui montre l'horreur vécue là-bas, ainsi que l'affirmation de la vie, à travers son geste photographique, comme négation de cette horreur. La force de la résistance à la barbarie tient, selon Didi-Huberman, ici proche d'Adorno, à la volonté de « comprendre même l'incompréhensible ». (ADORNO, 1995, p.46).
Assumer l'inimaginable, c'est céder au charme de l'oubli qui, en renforçant les tendances totalitaires, peut conduire à la répétition de la barbarie. L'« incompréhensible », situé dans un « au-delà de l'humain transcendant », postulé par la « métaphysique de l'holocauste » doit être scruté, montré, et ses causes multiples explicitées : « Le danger que tout se reproduise, c'est qu'on n'admette pas le contact avec la question rejetant même ceux qui ne font que l'évoquer, comme si, en le faisant crûment, ils devenaient responsables, et non les vrais coupables ». (ADORNO, 1995, p.125). Outre la politique délibérée d'effacement de l'horreur, voire d'effacement de l'effacement lui-même, comme c'est souvent le cas dans les régimes totalitaires, une autre forme de sa négation s'est produite assez fréquemment : l'effacement partiel et involontaire, par recadrage, voire par rejet d'une image considérée comme nul.
Em Des photos après tout, texte dont nous partons, Didi-Huberman (2020, p.96) s'est consacré à "regarder de près" les quatre photographies d'Alberto Errera "visant à esquisser leur phénoménologie" dans le but de "situer leur contenu historique", mettre en évidence sa « valeur inquiétante pour la pensée ». Pour cela, il faut casser le cadre d'une image, chercher ce qui est hors cadre, à partir de ce qui s'y inculque ; ce qui n'est possible que par l'activité de l'imagination considérée par l'auteur, « la faculté politique et critique par excellence » capable de « rendre tout le pouvoir aux émotions » investies dans chaque image « à partir de ce que l'histoire nous présente », toujours, "sous les yeux." (DIDI-HUBERMAN, 2021, p.89).
Il faut s'interroger sur le sens de nos images, qui appartiennent à tout le monde. A votre question : "Mais que peut-on attendre d'une image ?", après l'avoir lue, on peut répondre, à mon avis, par une autre question : "Qu'est-ce que chaque image, après tout, considérée dans sa singularité, attend de nous ? ”. Ce n'est qu'alors qu'il sera possible de rendre justice au geste photographique d'Errera. Sa description et son interprétation des photos sur les pierres tombales du « Memorial Museum » d'Auschwitz-Birkenau montrent que « la façon dont on regarde et comprend une image » est nécessairement un « geste politique ». (DIDI-HUBERMAN, 2017, p.106). Son travail de regard sur la zone d'opacité des photos qui opère à la fois distanciation (en gommant leur fonction référentielle) et pathétique met non seulement en lumière l'héroïcité du geste d'Errera, au centre de la Shoah, mais met également en lumière la force du désir nécessaire à un soulèvement.
Prendre quatre photographies dans la zone du crématoire V d'Auschwitz-Birkenau à l'heure de "l'apocalypse homicide", en août 1944, c'était "entretenir une étincelle d'espoir au milieu d'une réalité atroce" - tout comme un éclair de lumière déchire l'obscurité dans chacune de ces quatre photos - alors que "la vie continuait à germer, fragile mais persistante" dans cette "immense nuit d'horreur". (DIDI-HUBERMAN, 2020, p. 116). Le geste d'Alberto Errera a ainsi transformé la « réalité historique », faite d'horreur et de bouleversements, « en une possibilité de mémoire pour le futur », n'ayant recours qu'à un morceau de celluloïd. (DIDI-HUBERMAN, 2017, p. 109).
*Ricardo Fabbrini Il est professeur au département de philosophie de l'USP. Auteur, entre autres livres, de L'art après les avant-gardes (Éd. Unicamp).
Version partiellement modifiée de l'article « Images de la Catastrophe », publié dans «Revue de philosophie moderne et contemporaine (RFMC), c. 9, no. 3.
Référence
Georges Didi-Huberman. Des photos après tout. Traduction Vanessa Brito et João Pedro Cachopo. São Paulo, Editeur 34, 2020, 272 pages.
Bibliographie
ADORNO, T. « Que signifie élaborer le passé ». Dans: Éducation et émancipation. Traduit par Wolfgang Leo Maar. São Paulo : Paz et Terra, 1995.
AGAMBEN, G. La communauté qui vient. Lisbonne : Présence, 1993.
___________, Profanes. Traduit par Silvino J. Assmann. São Paulo : Boitempo, 2007.
___________, Ce qu'il reste d'Auschwitz : les archives et le témoin. Traduction par Selvino J. Assmann. São Paulo : Boitempo, 2008.
BARTHES, R. La Camera Lucida : Note sur la photographie. Traduction de Júlio Castañon Guimarães. Rio de Janeiro : Nouvelle frontière, 1984.
BAUDRILLARD, J. Écran total : mythes-ironies du virtuel et de l'image. Traduction de Juremir Machado da Silva. Porto Alegre : Sulina, 2005.
BENJAMIN, W. "Sur quelques thèmes chez Baudelaire". Dans: Charles Baudelaire : Un parolier à l'apogée du capitalisme : Œuvres choisies, Volume III. Traduction de José Carlos Martins Barbosa et Hemerson Alves Baptista. São Paulo: Editora Brasiliense, 1989.
BUCCI, E. La super-industrie de l'imaginaire : comment le capital a transformé le regard en travail et s'est approprié tout ce qui est visible. Belo Horizonte : Authentique, 2021.
BUTLER, J. War Frames : Quand la vie peut-elle être gênée ? Traduction de Sérgio Lamarão. Rio de Janeiro : civilisation brésilienne, 2015.
CHERUX, C. Mémoire des camps : photographies des camps de concentration et d'extermination nazis (1933-1999). Paris : Marval, 2001.
DELEUZE, G. « La peinture enflamme l'écriture ». Dans: Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975). Traduction de Guilherme Ivo. São Paulo: Editora 34, 2016.
___________, « Spinoza et le problème de l'expression ». Traduit par Luiz BL Orlandi. São Paulo: Editora 34, 2017.
DUBOIS, P. L'acte photographique et autres essais. Traduit par Marina Appenzeller. Campinas : Papirus, 1994.
DIDI-HUBERMAN, G. Ce que nous voyons, ce qui nous voit. Traduit par Paulo Neves. São Paulo: Editora 34, 1998.
_________________, "Renvoyer une image". Dans:: ALLOA, Emmanuel (org.). Pensez à l'image. Traduction de Carla Rodrigues. Belo Horizonte: Autêntica Editora, 2015.
_________________, Sortir du Noir. Paris : Les Éditions du Minuit, 2016.
_________________, Pelures. Traduction d'André Teles. São Paulo: Editora 34, 2017.
_________________, (org.) Augmente. Traduction de Jorge Bastos. São Paulo : Edições Sesc São Paulo, 2017b.
_________________, Quand les images prennent position. Traduction de Cleonice Paes Barreto Mourão. Belo Horizonte : UFMG, 2017c.
_________________, Des photos après tout. Traduit par Vanessa Brito et João Pedro Cachopo. São Paulo: Editora 34, 2020.
_________________, Des gens en larmes, des gens en armes. Traduction d'Hortencia Lancastre. São Paulo : éditions N-1, 2021.
FELDMAN, I. « Les images malgré tout : problèmes et controverses autour de la représentation, de la Shoah au Fils de Saül ». ARS, São Paulo, 2016, v. 14, non. 28, p. 135-153. Disponible sur https://www.revistas.usp.br/ars/article/view/124999/121903
FLUSSER, V. Philosophie de la boîte noire : Essais pour une future philosophie de la photographie. Ainsi Paulo : Hucitec, 1985.
GARD, G. Beauté exorbitante : réflexions sur les abus esthétiques. Traduction par Iraci D. Poleti. São Paulo : Editora Fap-Unifesp, 2012.
JAMESON, F. « Les transformations de l'image dans la post-modernité ». Dans : Le Tournant Culturel : Réflexions sur le Postmodernisme. Traduction de Carolina Araújo. Rio de Janeiro : civilisation brésilienne, 2006.
KOKAY, E. « Le Brésilien devient viral avec une photo couleur d'une jeune fille de 14 ans dans un camp de concentration. Disponible en https://noticias.uol.com.br/ultimas-noticias/deutschewelle/2018/03/21/a-brasileira-por-tras-da-foto-de-auschwitz-que-viralizou.htm?cmpid=copiaecola
LANZMANN, C. SHOAH. (DVD), 543 min. São Paulo : Institut Moreira Salles, 2012.
RANCIÈRE, J. Le partage du sensible : esthétique et politique. Traduction de Mônica Costa Netto. São Paulo: Editora 34, 2005.
« Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau ». Dans: Revue d'histoire de la Shoah, n.171, Paris : Centre de Documentation Juive Contemporaine/ Somogy éditions d´art, Janvier-Avril, 2001.
notes
[I] Voir « Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau ». Dans: Revue d'histoire de la Shoah, n.171, Paris : Centre de Documentation Juive Contemporaine/ Somogy éditions d´art, Janvier-Avril, 2001. Les photos des chambres à gaz sont rares, on le sait, étant donné que la politique mise en œuvre par les responsables des camps de concentration, notamment à partir de janvier 1945, fut la destruction des preuves de ses crimes. Reste cependant l' « Album d'Auschwitz », dont la finalité est incertaine, comprenant 56 pages et 193 photographies, dont des images du triage des Juifs hongrois à Auschwitz-Birkenau, des crématoires au milieu des forêts de bouleaux, et aussi de son gaz chambres produites entre mai et juin 1944. Cette absence de nombreuses documentations visuelles des chambres à gaz aurait été renforcée, selon Didi-Huberman (2017 ; 2020), par la thèse de irreprésentabilité de l'Holocauste, selon laquelle il serait impossible de représenter ou d'imaginer l'énormité de l'horreur sans l'atténuer ou l'esthétiser par une certaine forme de « cadrage », comme nous le verrons.
[Ii] Nous n'avons pas inclus, dans cette liste, les films de référence sur la « Shoah » qui mériteraient des commentaires détaillés, tels que : le mélodrame Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo; l'essai cinématographique nuit et brouillard (1955) d'Alain Resnais ; et le "documentaire témoignage" susmentionné Shoah (1985) de Claude Lanzmann. Voir l'article d'Ilana Feldman, « Les images malgré tout : problèmes et controverses autour de la représentation, de la 'Shoah' au 'Fils de Saül' ». ARS, São Paulo, 2016, v. 14, non. 28, p. 135-153. À propos fils de Saül (2015), cité plus haut, dit l'auteur : « Refusant la banalité réaliste et l'indécence du mélodrame dans le contexte de l'extermination concentrationnaire, le réalisateur [László Nemes] opte pour un langage rigoureux, d'une partialité radicale : tout comme le protagoniste, nous ne voyons pas 'le' champ et nous n'avons accès à aucune forme de totalité de ce qui se passe. Une partie de cet effet de restriction du champ visuel est apportée par l'écran carré, au format réduit 1:37 » qui « en plus de s'opposer à la visibilité excessive du cinémascope, produit une sensation d'étouffement et d'enfermement chez le spectateur. Format restreint, presque carré », analogue, rappelons-le, aux photos 6cm x 6cm, d'Alberto Errera. (FELDMAN, 2016, p.150).
Le site la terre est ronde existe grâce à nos lecteurs et sympathisants. Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
Cliquez ici et découvrez comment