Individu et collectivité en « Lavoura arcaica »

Julio González, Paysan avec une grande fourche, vers 1920
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Par FÁBIO LUIZ SAN MARTINS*

Considérations sur le livre de Raduan Nassar

« André : C'était Ana, c'était Ana, Pedro, c'était Ana ma faim, c'était Ana ma maladie, elle était ma folie, elle était mon souffle, ma lame, mon souffle… » ​​(Raduan Nassar, agriculture archaïque).

« André : 'Si j'ai déjà les mains liées, je ne vais pas non plus me lier les pieds. […] On ne peut pas s'attendre à ce qu'un prisonnier serve volontairement dans la maison du geôlier. De même, à qui on ampute les membres, il serait absurde d'exiger un câlin d'affection. Plus grand non-sens que cela, juste la bassesse de l'infirme, qui, manquant de mains, recourt à ses pieds pour applaudir son bourreau ; Peut-être agit-il avec la proverbiale patience du bœuf : en plus du poids du joug, il demande que son cou soit serré entre les canzis. Le plus laid qui consent au beau devient plus laid. Plus pauvre est le pauvre qui applaudit le riche ; plus petit est le petit qui applaudit le grand ; baisse le bas qui applaudit le haut. Et ainsi de suite. Immature ou pas, je ne reconnais plus les valeurs qui m'écrasent. Je trouve que c'est un triste semblant de vivre à la place des autres, et je ne comprends même pas comment on peut voir la noblesse dans la moquerie des indigents ; la victime bruyante qui approuve son oppresseur se fait deux fois prisonnière, à moins qu'on ne fasse cette pantomime jetée par son cynisme » (Raduan Nassar, agriculture archaïque).

agriculture archaïque, de Raduan Nassar, publié pour la première fois en 1975, est considéré par les critiques littéraires spécialisés comme un classique de la littérature de fiction brésilienne du XXe siècle.

Avec un style poétique fluide, Nassar raconte la parabole du fils prodigue, avec une famille paysanne comme noyau. André, le protagoniste de l'intrigue, porte les indicibles secrets de famille : il aime Ana, sa sœur, et cet amour est réciproque, mais incapable de vivre cette passion incestueuse, doublement douloureuse du fait du rejet coupable d'Ana et des codes de conduite austères du Père, décide de s'enfuir de la ferme et de s'aventurer dans les déceptions, les misères et la solitude d'une vie en dehors des liens familiaux.

Pedro, le fils aîné, est chargé par la Mère de découvrir où se trouve le fils disparu et de le ramener au sein de la famille, qui depuis sa fuite est plongée dans une sombre désolation et tristesse. Pedro remplit sa mission, et après le retour d'André, l'intrigue se déroule tragiquement.

Dans le chapitre le plus long et le plus tendu de l'ouvrage, le Père et André évoquent les raisons qui l'ont poussé à quitter la famille.

Le Père regarde d'abord le visage d'André avec tristesse, y notant des marques qui défiguraient ses expressions d'adolescent. Il dit alors à son fils qu'ils étaient le destin parce qu'il avait "abandonné la maison pour une vie prodigue" (agriculture archaïque,P. 158). André convient qu'il menait une vie dissipatrice loin de sa famille, mais répond sans ambages à son Père que « la prodigalité existait aussi chez nous » (agriculture archaïque, p. 158).

Le Père s'étonne de ce discours d'André, dans la mesure où la ferme, bien que modeste en ressources et basée sur le travail solidaire de tous ses membres, n'a jamais manqué de subvenir aux besoins de base des enfants : « Notre table est modérée, elle est austère, il n'y a là-dedans, dit le Père, "pas de gaspillage, sauf les jours de fête" (agriculture archaïque,P. 159). André, à son tour, confond à nouveau les notions du Père strict et sérieux, disant que cette table, si généreuse en biens nécessaires, ne contenait pas la « nourriture » dont il avait envie pour « apaiser sa faim »(agriculture archaïque, p. 159).

Quelle sorte de "faim" était-ce, demande le vieux père (de plus en plus convaincu de la "folie de son fils"), qui ne se contentait pas de la récolte des produits de la terre travaillée par la famille elle-même, du pain pétri par les mains assidues de la famille Mère et soeurs? Le Père ordonne à André d'être plus « clair » dans ses propos, de mettre de l'ordre dans ses pensées et de répondre sans volées incompréhensibles « pourquoi il a quitté la famille ».

André affirme au contraire qu'il n'a jamais "abandonné" la famille : "Depuis ma fuite, c'était apaiser ma révolte (...) que, à chaque pas, je m'éloignais de la ferme, et s'il m'arrivait être distrait, j'ai demandé 'où allons-nous?' – peu importait qu'en levant les yeux j'atteigne des paysages très nouveaux, peut-être moins rudes, peu importait qu'en marchant je me conduise dans des régions de plus en plus lointaines, car j'entendrais clairement mes désirs un jugement rigide, c'était un gravier, un os rigoureux, sans aucun doute : "on rentre toujours à la maison". (agriculture archaïque,P. 35-36)

En effet, ajoute André, s'enfuir de chez lui était un moyen qu'il a trouvé pour éviter à sa famille de le voir « survivre aux dépens de ses propres (...) viscères »(agriculture archaïque,P. 160), pour éviter d'exposer ses manquements qui n'ont pas « apaisé sa faim » ; comme il « voulait la (…) place à la table familiale » et ne l'avait pas, il s'est mis en tête de la trouver à d'autres « tables » à travers le monde.

Le Père voit dans les paroles d'André le symptôme d'une certaine "maladie" ("Tu es malade, mon fils..." agriculture archaïque,P. 161), car elles ne correspondaient pas à la réalité : il n'y a jamais eu de pénurie de pain et autres biens nécessaires à la vie familiale, et jamais parents et frères et sœurs n'ont interdit à André de s'absenter de la table quand « le pain était partagé » (agriculture archaïque,P. 161); au contraire, poursuit le Père, c'est lorsqu'il a abandonné la famille que sa présence a été la plus déplorée par tous : comment, demande le Père de plus en plus choqué, s'enfuit-il de chez lui pour trouver dans d'autres foyers, à la table des étrangers, la place qui était la sienne au sein de la famille ?

En effet, le Père ne comprenait pas les aspirations de son fils, car André ne se contentait pas d'aspirer à la présence physique à la table familiale, partageant avec ses frères et parents le « pain » ainsi que d'autres aliments pour simplement survivre : André voulait partager avec sa famille maternelle leurs sentiments et leurs incertitudes, partageant et consommant un autre « pain » : leur individualité et leur liberté. Voici ce qu'il déclare au Père : « … je pensais justement à ceux qui sont désespérément désabusés, à ceux qui hurlent de brûlure, de soif et de solitude, à ceux qui ne sont pas superflus dans leurs gémissements ; ce n'était qu'à eux que je pensais » (agriculture archaïque, p. 165).

André revendique donc « le droit à la vie » (p. 166), et considère le milieu familial régi par des normes et des lois qui lui sont « hostiles » (p. 166), car incapables de satisfaire et « d'apaiser sa vie ». faim". Il aspire à la liberté et à une vie qui ne se limite pas à une journée fatigante de travail aux champs et autres tâches domestiques ; c'est pourquoi il répond à son père : « Personne ne vit que de semailles, mon père » (p. 163). André explique alors à son Père : le fait de ne pas avoir sa « place à la table familiale » l'a conduit à passer à l'acte, « à vivre dans la peau des autres » (p. 164). Comme il rejetait profondément cette « pantomime » (p. 164), parce qu'elle l'étouffait de façon intolérable, il décida de fuir la ferme.

Ce magnifique dialogue ne montre pas seulement le choc entre « tradition et liberté » (comme le note Amoroso Lima dans un commentaire faisant connaître le roman), entre les lois « solennelles » du patriarche et les exigences de vie et de liberté du fils. Il révèle, avant tout, que la lutte humaine historique pour la liberté et une vie digne nécessite d'abord des bases matérielles mûres pour que ces aspirations supérieures se réalisent.

André appartenait à une famille patriarcale, dont les conditions matérielles d'existence étaient bâties sur des bases précaires et peu évoluées : la production était tournée vers l'autoconsommation, et pour autant qu'on puisse en déduire de la lecture du roman, il n'y avait même pas de surplus de produit disponible pour échange avec d'autres communautés Paysannes : « (…) c'est quand je vois les ustensiles, et plus encore les vêtements de famille, que j'entends des voix diffuses perdues dans ce fossé, sans être surprise par l'eau transparente qui coule encore du fond ; et je me retire de nos fatigues, et je me retire de tant de luttes épuisées, et je tire de cette liasse de routines, un à un, les os sublimes de notre code de conduite : excès interdit, zèle une exigence, et, condamné comme un le vice, le prêche constant contre le gaspillage, toujours pointé du doigt comme une grave offense au travail ; et je retrouve le message tiède des froncements et des sourcils, et notre honte cachée dans le rougissement de nos joues, et l'angoisse acide d'un crachat venu à point, et une discipline parfois dépouillée de chair, et aussi une école de garçons artisans , défendant d'acquérir à l'extérieur ce que l'on pouvait faire de nos propres mains, et une loi encore plus stricte, stipulant que c'était là, à la ferme, qu'il fallait pétrir notre pain : nous n'en avions jamais d'autre sur notre table que le pain fait maison, et c'était il était temps de le partager que nous terminions, trois fois par jour, notre rituel d'austérité, et c'était aussi à table, plus qu'ailleurs, où nous faisions notre apprentissage de la justice les yeux baissés. (p. 79)

Les moyens de gagner sa vie et de le reproduire dans des conditions minimales et stables étaient assez limités dans la famille d'André, de sorte que le collectif devait se faire passer avant les besoins individuels. Les membres individuels étaient tenus de sacrifier leurs aspirations personnelles au profit des besoins de la collectivité, et c'est précisément le Père, le patriarche de la famille (gardien des traditions et des lois familiales), l'amalgame qui, par son autorité, a conféré l'unité à l'ensemble disciplinait les pièces individuelles qui, une fois bien dirigées, pouvaient ainsi garantir la reproduction continue de la famille sur le fil du rasoir.

Ainsi, les normes strictes de conduite, la vigilance permanente, l'austérité dans la gestion des biens de la famille ainsi que dans les travaux des champs ne résultent pas, comme l'accuse André, d'une simple imposition brutale de la volonté du Père, mais sont nées des conditions mêmes de la vie la famille : celles-ci étaient trop précaires et modestes pour permettre aux individus d'exprimer leurs aspirations et, en même temps, garantir un minimum de survie familiale.

Si l'individuel l'emportait sur le collectif, la vie familiale risquerait de se fragmenter en un chaos de « monades isolées rassemblées en elles-mêmes » (Marx, La question juive), une situation dans laquelle chacun de ses membres ferait de l'autre un simple moyen d'atteindre ses buts égoïstes et exclusifs (Marx, plans d'ensemble), sans relation directe avec la communauté familiale, voire en opposition avec elle, dont les résultats incertains pourraient être catastrophiques pour leur existence future. C'est pourquoi, pour maintenir vivante la cellule familiale, l'autorité incontestée du patriarche, ses exigences de discipline dans le travail et les mœurs, étaient nécessaires, du moins tant que cette mesquinerie prévalait dans la reproduction de l'existence matérielle de la famille. .

Ceci explique les sermons du patriarche avant les repas, où les paroles suivantes étaient toujours répétées : « (…) humble, l'homme abandonne son individualité pour faire partie d'une plus grande unité, d'où il tire sa grandeur ; ce n'est qu'à travers la famille que chacun chez soi augmentera son existence, c'est en s'y abandonnant que chacun chez soi calmera ses propres problèmes, c'est en préservant son union que chacun chez soi jouira des récompenses les plus sublimes ; notre loi n'est pas de se retirer mais de se rencontrer, ce n'est pas de se séparer mais de se rassembler, là où l'on est il faut qu'il y ait aussi un frère… » (agriculture archaïque, p. 148).

C'est pourquoi le dialogue âpre entre le Père et André révèle inévitablement l'incompréhension mutuelle : le Père n'a pas compris les idées du fils, les jugeant « extravagantes », simples « bêtises », reflets de « troubles » et même « murmures du diable ». , car les aspirations d'André, si elles se réalisaient, modifieraient tout le cadre traditionnel de l'existence familiale, reléguant le collectif à un niveau inférieur à l'individuel, sans toutefois que les conditions matérielles propices à un revirement aussi dramatique soient réunies.

André, par contre, n'a pas non plus compris les raisons de la dureté et de la rigidité de son Père : il le considère comme son « geôlier » et son « bourreau » (p. 164), et la question ne s'est pas posée (car, comme le Père, il n'est pas prêt à le proposer) si leurs justes et nobles revendications pourraient être satisfaites par un mode de production de la vie aussi modeste et primaire ; se reconnaissant, dans ce cas, comme impuissant devant le pouvoir et l'autorité du Père, André fait alors explicitement appel à l'irrationnel : une fois ressuscité, il n'y a pas d'alternative : tourner le dos au monde ou nourrir l'attente de la destruction de tout… » (p. 166). Ainsi, il se résigne passivement à la réalité, puisqu'il est incapable de la changer, et se sent surtout incapable de s'y adapter, donc il préfère sa destruction totale.

C'est le sens de la conclusion tragique de ce beau roman : lors de la fête où famille et amis célébraient le retour d'André, Ana apparaît brusquement habillée en « danseuse orientale », décorée d'accessoires et d'objets d'une boîte volée à André et que ce un gagné parmi les femmes qu'il a rencontrées dans le monde entier. Au même moment, le Père apprend de Pedro l'inceste et part furieux avec un « coutelas » dans les mains vers la danseuse érotique, la frappant mortellement : l'horreur de la scène tragique terrifie la famille et la romance se termine par des cris et des supplications. de la Mère et des enfants.

Le destin tragique des personnages centraux de agriculture archaïque elle ne tient pas seulement à la relation incestueuse des frères contredisant les pieuses normes ancestrales gardées avec un zèle irréductible par le patriarche.

Le conflit entre les aspirations de liberté et de vie digne, représentées par André et Ana et leur relation amoureuse, se heurte aux conditions matérielles de la vie familiale, inadéquates car immatures pour les réaliser ; la solution à ce choc et à cet antagonisme doit donc aboutir à une conclusion tragique. Ce n'est pas l'inceste (au scandale de beaucoup) qui est au cœur de la tragédie, mais le conflit insoluble, dans les conditions de la vie familiale, entre les aspirations d'André à « une place à la table familiale » et les possibilités de les réaliser. .

C'est ce qui se passe également à un autre moment du roman : Ana, après s'être donnée amoureusement à André, plonge dans un sentiment de culpabilité regrettable et se retire dans la chapelle de la ferme ; André tente de la convaincre de son amour, mais Ana reste impassible, agenouillée devant l'autel, priant indifféremment aux supplications d'André ; ce dernier est alors pris d'une violente rage face au rejet d'Ana, et l'on pourrait bien s'interroger sur l'acte extrême d'André et son accès à la fureur et à l'impatience : pourquoi n'a-t-il pas attendu que les sentiments coupables d'Ana ne soient pas absorbés avec le temps ? Qui sait, peut-être que quelques jours plus tard, elle ne céderait pas à ses appels passionnés ?

Si Raduan Nassar avait développé l'intrigue en fonction de ces questions, cela n'aurait pas produit de la bonne littérature, mais un scénario ringard pour un feuilleton télévisé : la grande littérature de fiction cherche les extrêmes dans les relations humaines, où les conflits peuvent être explorés au maximum, et les personnages ne sont que des véhicules de ces tensions et forces contradictoires qui font bouger concrètement les hommes dans l'histoire.

*Fabio Luiz San Martins est titulaire d'un doctorat en économie de l'Université fédérale du Paraná (UFPR).

Références

agriculture archaïque, de Raduan Nassar. Compagnie des Lettres. 20 octobre 2016 (https://amzn.to/47ydJVA).


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