Capitol Invasion - La face sombre de l'Amérique

Sculpture José Resende / « Yeux attentifs »/ Guaíba, Porto Alegre
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Par SAUMON CHRÉTIEN*

Le phénomène Trump n'est pas l'histoire d'un fou qui aurait pris le pouvoir par surprise. Ce phénomène exprime la vérité de cette époque, l'entrée dans une ère politique inconnue.

En réaction aux images de partisans de Donald Trump prenant d'assaut le Capitole, Joe Biden a longuement insisté : ce n'est pas le vrai visage de l'Amérique. Mais si de telles images se sont propagées si vite, n'est-ce pas au contraire parce qu'elles révèlent la face cachée du voile démocratique ? C'est prouvé, le phénomène Trump n'est pas l'histoire d'un fou qui s'empare du pouvoir par surprise, il affirme la vérité de cette époque, l'entrée dans une ère politique inconnue où le grotesque, les bouffons, le carnaval, vont subvertir et contester le pouvoir.

"Vous avez tous vu ce que j'ai vu", a déclaré Joe Biden après l'occupation du Capitole le 6 janvier par des émeutiers trumpistes, "les scènes de chaos au Capitole ne reflètent pas la vraie Amérique, ne représentent pas ce que nous sommes".

A-t-on vu la même chose que Joe Biden dans les images de l'occupation du Capitole par des groupes de manifestants émeutiers pro-Trump ? Rien n'est moins sûr. Car ces images étonnantes, images délirantes, où le burlesque se croise avec le tragique et la vulgarité imite l'historique, représentent bien une certaine Amérique à laquelle le nouveau président élu va rapidement se confronter. S'ils se sont propagés si vite à travers les réseaux sociaux, ce n'est pas parce qu'ils ne ressemblaient pas à l'Amérique mais, au contraire, parce qu'ils en révélaient la face cachée.

De telles images n'ont pas seulement compromis les lois et les pratiques démocratiques, elles ont désacralisé un certain ordre symbolique, l'image que l'Amérique a d'elle-même, un imaginaire démocratique sans cesse retravaillé. Ils ont profané leurs rites et leurs habitudes dans une scène de carnaval espiègle et burlesque, interprétée par des clowns déguisés en animaux. Et l'impact de ces images a été aussi destructeur qu'une tentative de coup d'État avortée, elle a discrédité les institutions et les procédures laïques, celles qui dirigent la transition démocratique, qui légitiment la crédibilité des élections, les processus de vérification et de recomptage, la certification des le candidat élu.

Cette profanation symbolique est au cœur de la stratégie trumpiste.

Avec Trump, il ne s'agit plus de gouverner dans un cadre démocratique, selon des lois, des normes, des rituels, mais de spéculer sur son discrédit dans la récession. Son pari paradoxal consiste à fonder la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », à spéculer à l'automne sur le discrédit général et à aggraver ses effets. Depuis son élection, Trump n'a cessé de faire campagne. La vie politique sous Trump s'est transformée en une série de provocations et d'affrontements sous forme de décrets, de déclarations ou de simples tweets : interdiction musulmane, défense des suprématistes blancs au lendemain des événements de Charlottesville, guerre des tweets avec la Corée du Nord, tentative de criminalisation du mouvement de contestation né après la mort de l'Afro-américain George Floyd…

Au cours de sa campagne, Trump s'est adressé à cette partie divisée de la société via Twitter et Facebook et a réussi, en quatre ans, à rassembler ces mécontentements épars en une masse euphorique. Trump avait orchestré leur ressentiment, réveillant les vieux démons sexistes et xénophobes, offrant un visage et une voix, une visibilité, à une Amérique déclassée autant par la démographie et la sociologie que par la crise économique. Il a déchaîné une centrale électrique sauvage et sans distinction qui n'attendait que l'occasion d'agir librement. Et il l'a fait à sa manière cynique et caricaturale. Il s'abandonne à ces masses envahies par le désir de vengeance et les excite. Trump a lancé un défi au système, non pas pour le réformer ou le transformer, mais pour le ridiculiser. Mission accomplie dans l'après-midi du 6 janvier.

Les démocrates ne savaient pas du tout comment contrer toute provocation de Trump, sinon par leur indignation morale, qui est toujours un signe d'aveuglement face à un nouveau phénomène politique. Autant ouvrir les yeux maintenant, le phénomène Trump n'a pas disparu. Il bénéficie du soutien de la couche la plus mobilisée de ses électeurs qui, loin de se laisser décourager par ses excès verbaux et ses appels à la violence, y trouvent leur propre fureur. Ce qui fédère la masse de ses partisans, c'est le pouvoir de dire non aux vérités établies. L'incrédulité est érigée en croyance absolue. Aucune autorité n'est épargnée, ni les autorités politiques, ni les médias, ni les intellectuels et les chercheurs. Tous sont condamnés au feu de joie trumpiste.

Ce sont les conservateurs anti-Trump qui disent le mieux de Trump. Selon George Will, éditorialiste néoconservateur, les provocations du président, depuis son élection, amplifiées par les "technologies modernes de communication", "ont encouragé une escalade dans le débat public d'une telle violence que le seuil du passage à l'acte s'est abaissé pour les individus comme troublé comme lui." Donald Trump « donne le ton à la société américaine qui est, malheureusement, une cire malléable sur laquelle les présidents laissent leurs empreintes ». Et Will de conclure : "Ce King Lear de bas niveau a prouvé que l'expression 'méchant bouffon' n'est pas un oxymore."

Si le clown relève souvent du registre de la comédie et de la farce sans mauvaise intention, Trump a utilisé les ressources du grotesque pour orchestrer le ressentiment des masses, réveillant leurs vieux démons sexistes, racistes et antisémites.

"Mauvais bouffon" : associant ces deux termes, l'éditorialiste conservateur a mis en avant le caractère divisé du pouvoir de Trump, sur lequel les critiques de ses adversaires n'ont cessé de s'échouer. Depuis quatre ans, la réaction des démocrates et des grands médias aux États-Unis est celle d'une incompréhension des mécanismes de ce nouveau pouvoir hégémonique incarné par Trump. Ce qu'ils n'ont pas compris, c'est la centralité de ce personnage flamboyant, la modernité et la résonance de son message dans la société et l'histoire américaine. Son ubiquité sur Twitter est celle d'un roi du carnaval qui s'arroge le droit de tout dire et de discréditer toute forme de pouvoir.

Le phénomène Trump n'est pas l'histoire d'un fou qui aurait pris le pouvoir par surprise… Bien au contraire, ce phénomène exprime la vérité de cette époque, l'entrée dans une ère politique inconnue.

Dans son cours au Collège de France en 1975-76, Michel Foucault a forgé l'expression « pouvoir grotesque » ; Il ne s'agit pas, pour lui, d'utiliser le mot « grotesque » de manière polémique dans le but de disqualifier des hommes d'État qui seraient définis comme tels, mais d'essayer de comprendre, au contraire, la rationalité de ce pouvoir grotesque, une rationalité paradoxale car elle se manifeste par l'irrationalité de leurs discours et de leurs décisions. « La souveraineté grotesque opère non malgré l'incompétence de celui qui l'exerce, mais précisément à cause de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent [...] ont des effets de pouvoir que leurs qualités intrinsèques devraient disqualifier.

Selon Foucault, le pouvoir grotesque est l'expression de son extrême puissance, de son caractère nécessaire. « Le titulaire de majestés, de cet excès de pouvoir par rapport à un pouvoir quel qu'il soit, est, à la fois, dans sa propre personne, dans son caractère, dans sa réalité physique, dans ses coutumes, dans ses gestes, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d'être, un personnage infâme, grotesque, ridicule [...] Le grotesque est l'une des conditions essentielles de la souveraineté arbitraire. L'indignité du pouvoir n'élimine pas ses effets, qui sont au contraire d'autant plus violents et dévastateurs que le pouvoir est plus grotesque.

« Montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, grotesque ou simplement ridicule, se manifeste évidemment le caractère incontournable, la fatalité du pouvoir, qui peut fonctionner précisément dans toute sa rigueur et jusqu'à l'extrême de sa rationalité violente, même lorsqu'il est dans mains de quelqu'un qui est effectivement disqualifié ».

Michel Foucault nous a mis en garde par une prédiction remarquable contre l'illusion partagée il y a quatre ans aux États-Unis par les médias et les démocrates, qui consiste à voir dans le pouvoir grotesque "un accident dans l'histoire du pouvoir", "une défaillance du mécanisme", alors qu'il est « l'un des rouages ​​inhérents aux mécanismes du pouvoir ».

Le pouvoir grotesque est la continuation, par d'autres moyens, d'une politique discréditée. Comment incarner un pouvoir politique fondé sur le discrédit sinon en mettant en scène un pouvoir sans limite, débridé, qui déborde des attributs de sa fonction et des rituels de légitimation.

« C'est un clown – littéralement, il pourrait avoir sa place dans le cirque », déclara un jour Noam Chomsky. Dans un cirque ou au milieu du carnaval qui est devenu la politique mondiale. Loin de devenir président, une fois élu, comme il fallait s'y attendre, il a ridiculisé la fonction présidentielle avec ses caprices, ses sautes d'humeur, ses postures grotesques. A la fin de son mandat, il lance ses partisans à l'assaut du Capitole, promettant même de les accompagner. Un président insurgé, c'est du jamais vu ! Mais, est-ce surprenant ?

Frances Fox Piven et Deepak Bhargava ont écrit, en août 2020, dans un article sur L'interception, « Nous devons maintenant nous préparer à répondre, psychologiquement et stratégiquement, à tout ce qui pourrait apparaître comme un coup d'État. Ce sont les scénarios sombres les plus plausibles, et il vaudrait mieux y faire face plutôt que de les éviter.

Depuis sa campagne de 2016, Donald Trump n'a-t-il pas surfé sur cette vague de discrédit dans l'opinion publique qui lui a valu le suffrage de plus de 70 millions d'électeurs ? Le 6 janvier était sa fête et sa consécration. Ils ont occupé le Capitole, ne serait-ce que brièvement, ne serait-ce que symboliquement. Les images en seront longtemps les témoins, éclipsant les images de la transition du 20 janvier en contrepoint, côte à côte, comme Crédit et Discrédit. Ils ne reflètent probablement pas la vraie Amérique, selon Joe Biden, mais ils sont sa face sombre, soudain révélée. La tyrannie des bouffons vient de commencer.

* Saumon chrétien est écrivain et membre du Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS)

Traduction: Daniel Pavan.

Initialement publié sur le portail AOC.

 

 

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