Par Fernão Pessoa Ramos*
La brutalité de l'image dans la destruction exercée par la civilisation occidentale et le capitalisme consumériste
Parmi les grands cinéastes du XXe siècle, le franco-suisse Jean-Luc Godard mérite une mention. Il a débuté comme critique dans cahiers du cinéma, toujours sous André Bazin, et plus tard, à partir de 1958, il rejoint le groupe des « jeunes Turcs » de la Nouvelle Vague.
Le mouvement français est la première avant-garde moderne proprement cinématographique, si l'on excepte celles des années 1920 aux racines littéraires et plastiques. À la fin des années 1960, Godard évolue vers la gauche de ce qui était initialement un mouvement aux racines plus à droite du spectre politique, cherchant l'inspiration dans le classicisme hollywoodien à travers la soi-disant « politique des auteurs ».
Dans la Nouvelle Vague, Godard compose avec François Truffaut, Éric Rohmer et Jacques Rivette ce qu'on appelle la "rive droite" - par opposition à la "rive gauche" d'Agnès Varda, Chris Marker, Alain Resnais et d'autres. Il atteint l'extrême gauche avec la fondation, en 1968, du groupe documentaire maoïste « Dziga Vertov ». Entre 1968 et 1972, le groupe « Dziga Vertov » produit des films avec une critique radicale des structures sociales du capitalisme (comme « Luttes en Italie », « Vladimir et Rosa », « Le Vent d'Est », « Lettre à Jane », « British Sounds »), dans la continuité d'œuvres antérieures comme « La Chinoise »/1967 ou « Weekeend »/1967.
Dans les années 1980 et 1990, Godard se tourne vers l'expérimentalisme formel, réalisant une série d'œuvres sur le mode fiction, utilisant des acteurs et des vedettes, mais déconstruisant la forme narrative traditionnelle avec l'intrigue et les personnages. Ces films explorent différents thèmes, tels que la dimension de l'humanité face à la puissance divine (« Hélas pour moi »/1993) ; les couleurs et les lumières de la peinture classique comme thème narratif (« Passion »/1982) ; l'éternel motif de la séduction féminine recyclé et pensé (« Prénom Carmen »/1983) ; le dogme de la virginité de Marie avec ses dilemmes actualisés (« Je Vous Salue, Marie »/1985) ; les horreurs de la guerre en Bosnie, mêlées à Fernando Pessoa (« For Ever Mozart »/1996) ; Shakespeare, maintenant à Tchernobyl (« King Lear »/1987) ; le cinéma, sa musique et ses lignes, vu par la « nouvelle vague » (« Nouvelle Vague »/1990) ; l'histoire centenaire de l'art cinématographique lui-même ("Histore(s) du Cinéma"/1988-98), etc.
Godard continue à toute allure, montrant qu'il maintient sa verve créatrice. Il fait partie de ces artistes au travail cohérent au-delà de la maturité - lorsqu'ils vieillissent et, naturellement, entrent dans la phase la plus rétrospective de la vie. Ils commencent alors à s'articuler autour des grands formats et des thèmes dans lesquels ils s'épanouissent. Godard progresse bien dans la vieillesse, avec une productivité remarquable pour ses près de 90 ans (nous sommes en 1930).
Dans la deuxième décennie du 2010e siècle, en plus de plusieurs courts métrages et d'autres productions maison, il signe trois longs métrages : "Filme Socialismo"/2014, "Adeus à Linguagem"/2018 et "Imagem e Palavra"/2018. Son dernier film, "Imagem e Palavra", a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes XNUMX et récemment, au premier semestre, a été projeté dans quelques cinémas brésiliens.
Son avant-dernier long métrage, également des années 2010, « Adeus à Linguagem »/2014, reprend « Two or Three Things I Know About It », un film de 1966-67. Ce sont deux films philosophiques, d'un cinéaste qui, dans sa filmographie, a concentré ses réflexions sur l'image sonore, en tordant le concept dans le format filmique-narratif qui a lieu.
« Adeus à Linguagem » avait une intrigue fictionnelle plus forte que « Image et Parole » et une sensibilité imprégnée plus résolument de la philosophie contemporaine, avec de belles inquiétudes sur le statut de l'être qui nous ramènent à la pensée et aux sensations qui semblent être dites par un ancien philosophe français post-structuraliste de la seconde moitié du XXe siècle. De plus, « Adeus à Linguagem » est un film en 3D, ayant été projeté au Brésil dans ce format. Ceux qui ont eu l'occasion de le voir au cinéma, « comme il faut », d'une beauté plastique singulière, n'oublient pas la danse des volumes et des couleurs aux formes godardiennes.
« Imagem e Palavra »/2018 abandonne cependant le « frisson » le plus fulgurant de la métaphysique post-structuraliste pour se tourner, sous la forme d'un essai documentaire, vers une réflexion sur l'exercice du politique et du pouvoir. C'est du domaine de la praxis, pour ainsi dire. Il s'inscrit dans la tendance pragmatiste plus brutale de notre époque, où l'écriture, ou des icônes plus primitives comme les « émojis », remplacent progressivement les petites doses quotidiennes de communion que nous avions dans la communication nuancée de la parole. Ce sont des blocs syntagmatiques qui, avec leurs petites briques obtuses, font exploser les affects de colère, d'indignation, de ressentiment comme de la poudre à canon.
Dans « L'image et la parole », Godard retrace cette intersection entre les mots, désormais démultipliés, et, en même temps, absente du discours. Il est consacré à réfléchir sur les exaltations de notre temps en six souffles – en fait cinq segments d'essai, clairement indiqués, plus une fiction finale. Dans des propos sur l'œuvre et dans le film, Godard nous dit que les cinq segments équivalent aux cinq doigts de la main. Sa voix explique, dès l'ouverture, que "la vraie condition de l'homme est de penser avec ses mains", dans une citation tirée de Denis de Rougemont : "Il y a les cinq doigts, les cinq sens, les cinq parties du monde , oui, les cinq doigts de la fée. Mais tous ensemble ils forment la main et la vraie condition de l'homme est de penser avec ses mains.
Accompagnant ce discours en « off », hors champ, apparaît, au premier plan, l'image de deux mains âgées manipulant la pellicule d'un film sur une table de montage. Le premier plan du film est celui d'une main à l'index levé, photographiée avec une ombre forte qui la découpe sur un fond noir. Il pointe vers le haut, à moitié tâtonnant, à moitié demandant l'interruption et l'attention à l'expression. Un panneau suit faisant l'éloge du silence sans voix de Bécassine (un personnage classique de la bande dessinée française). Ensuite, les mains tâtonnant les corps, et seules, sont suivies de l'image iconique de la lame coupant les yeux dans Um Cão Andaluz/Buñuel, comme une libération du regard.
Les cinq parties du film sont suivies d'une sixième, non numérotée, qui profite des cinq précédentes pour prolonger une intrigue ténue et un univers fictionnel. Le langage ("le langage ne sera jamais langage" dit le film en référence aux dilemmes de la sémiologie structuraliste) de "Image et Parole" est celui de l'essai audiovisuel, s'affirmant par des figurations qui esquissent une pensée pour, peu après, dans ce qu'il tente être antérieur à la pensée, faire disparaître.
La répétition est une modalité cinématographique ancrée dans la tradition documentaire et qui connaît aujourd'hui une forte production cinématographique. « Image and Word » s'inscrit clairement dans ce domaine. En tant que forme, en philosophie et en sciences humaines, l'essai a déjà été thématisé par de grands penseurs de notre temps. En débarquant avec intensité dans la production cinématographique des années 2000, venue d'un moment antérieur, le récit essayiste a donné lieu d'expression à de grands réalisateurs tels que Chris Marker, Agnès Varda, Harun Farocki, Alexandre Kluge, Straub/Huillet, Vérena Paravel/Lucien Castaing-Taylor, Chantal Akerman, Péter Forgács, Pedro Costa et autres.
Le parcours des personnages que l'on retrouve dans « Imagem e Palavra » est d'abord celui de l'histoire du cinéma. "Remake" est le titre du premier segment. Il a déjà cristallisé des images/sons en charge, chargés d'une énonciation passée en image filmique. Les figures ne constituent pas à proprement parler une « représentation » du monde, ni ne sont délimitées dans des affirmations propositionnelles. Ils apparaissent comme une constellation de nuages qui se dessine en pics puis se dissout. Les sommets, cependant, sont là et se dressent parfois comme un grand Himalaya à la vue de tous.
Pour affirmer, ou pour représenter, Godard a sa propre formation d'artiste formé dans la cinéphilie française qu'il a même contribué à construire comme un panthéon, depuis ses jours de critique aux « Cahiers » dans les années 1950. Formats « image et mot » un récit qu'il énonce avec ce matériau le langage de son art, suivant le cinéma dans ce qui s'est cristallisé dans le style et la paternité de son histoire. Ce n'est certainement pas une petite reproduction de la grande (266 minutes) et épopée « Histoire(s) du Cinéma »/1988-98, le plus grand projet de la filmographie godardienne et qui semblait couronner, à la fin du XXe siècle, son travail de maturité.
« Imagem e Palavra » montre l'agilité, et la mémoire, que Godard a dû parcourir comme un lynx (ou serait-ce un lièvre ?) à travers l'histoire du cinéma. Celles-ci, aujourd'hui dans leur vieillesse, servent d'hélice pour propulser la verve audiovisuelle qui la maintient affûtée. Le but semble être de montrer comment l'oppression et la déraison nous ont fait abandonner la simplicité de la vie et nous sentir à nouveau attirés dans l'exaltation d'un pouvoir excessif et barbare.
Dans le discours de Godard, l'artiste se sent en phase avec les récents traumatismes des attentats en France. Godard a toujours été un artiste politique, qui pense images/son et intervient par la forme cinématographique, par des propos adressés aux structures institutionnelles qui concentrent le pouvoir. La construction du son en plusieurs pistes est ici mise en avant.
Le film a été conçu, selon Godard, pour être projeté dans de petites salles, avec des haut-parleurs répartis en surface, autour de l'écran, au-dessus et en dessous. La musique, les bruits et les mots surgissent dans l'espace, avec des altérations nettes qui impliquent des significations dans leur construction, surtout lorsque les voix chevauchent la narration hors champ, faisant des allers-retours, se démarquant de la périphérie au centre de l'émission.
Le dialogue avec la culture arabe est fort dans « Image et Parole » et revient de manière obsessionnelle dans le flux filmique. L'axe central de ce Godard politique est peut-être la réflexion sur l'Europe et ses nouvelles configurations sociales, vues à travers le biais historique de la haine, de la violence et de la guerre. Des images de l'Islam radical et du drapeau noir d'ISIS émergent, en opposition aux couleurs criardes, éclatées numériquement, du soleil, de la mer, de l'amitié, de la vie paisible et des beaux visages arabes aux douces expressions.
La mosaïque essayistique de « Image et mot » est donc composée de cinq parties qui conduisent à une brève narration d'une intrigue, la faisant passer comme un livre. Le titre français de « Image and Word » est « Le Livre d'Image » avec sous-titre « Image et Parole ». Malheureusement, en portugais, il a perdu la partie principale du nom, "O Livro de Imagem", et a changé "fala", une traduction plus fidèle de "parole", en "palavra".
Le premier segment, intitulé « Remake », apparaît juste après les premières figures de ce « Livre de l'image » (et non « des images »), qui introduisent la question de la pensée comme image, par le toucher. « Remake » est essentiellement composé de citations de films et a dans le titre l'indication d'une opération qui, par excellence, constitue l'art cinématographique : le « remake ».
Le premier chapitre de « L'image et le mot » s'attache aux constructions de la répétition filmique dans l'œuvre. Le segment a son nord dans la dialectique de la répétition, que tout renvoie (re-faire), suivant l'évolution du grand esprit dans la vision hégélo-marxiste de l'histoire : celle de la tragédie et de la farce, de l'esclave et du maître. C'est un « remake », car nous revenons à ce qui était autrefois une image, un film de nous, condamné à revenir par la négation, dont la dialectique ne peut s'affranchir.
Dans notre cas, le retour est à l'image qui était autrefois une image et qui est imprimée, littéralement, sur le film (ou support numérique) par le vernis d'un style. Penser avec les mains, comme le propose explicitement le film, ne signifie pas abandonner la pensée pour l'expression corporelle, mais penser dans l'image et par l'image, ou nier ce qui, dans la pensée, s'enchaîne à la matière pour faire l'entité subjective. Si dans l'histoire tout est copié, « refaire » c'est le premier doigt des cinq sur la main : c'est le sens du flux de l'image que l'on veut être dans l'histoire, mais n'arrive qu'à revenir.
Grand témoin de sa force, il y a l'effort bref de se vouloir parallèle au décor extérieur, mais qui finit par être occupé par le sens et la mémoire, s'évanouissant dans la « remise à neuf ». Le « Remake », dans le livre godardien de l'image filmique, c'est ce qui se passe dans le retournement du moteur « en avant » du grand film que « Image et Parole » retrouve à travers les citations de ce premier segment : Laurence Olivier/ » Hamlet ”; Aldrich / "Embrasse-moi mortellement" ; Murnau/"Le dernier homme" ; Ray/"Johnny Guitare" ; Rozier/"Blue Jeans" ; Spielberg/"Mâchoires" ; Franju/"Le Sang des Bêtes" ; Rossellini/"Paisa" ; Pasolini/"Salô" ; Hitchcock/"Vertige" ; Vigo/"Atalante" ; Eisentein/"Ivan" et "Nevsky" ; et, lui-même, Godard, pour « Allemagne 90 Neuf Zero », « Les Carabiniers », « Le Petit Soldad », « Hélas pour Moi », « Histoire(s) du Cinéma ».
Ce sont autant d'images filmiques qui cascadent dans ce segment (et aussi dans les autres), servant de propulseur au grand « remake » de l'histoire que le film mettra en scène dans le monde de la politique, de la brutalité et du pouvoir. En eux, des films, « Image et Parole » en profitent pour faire parler les affections de compassion et de cruauté qui leur sont inhérentes.
Il compose ainsi le rapport entre film, réalité et pensée des mains. Le premier doigt de la main, des cinq que couvre le film, serait celui de la pensée composée du toucher qui touche et se fait ainsi sentir comme une image, avant que la parole ne devienne mot – ou dans la multiplication infinie de cette « parole ». « quand il tend vers zéro », façon de se dérouler sur lui-même.
Le deuxième doigt de la pensée avec les mains (« vraie condition humaine » selon Godard, et qui l'isole), forme le deuxième segment de « Image et Parole » intitulé « Les Nuits de Saint-Pétersbourg ». C'est le segment de la guerre et de l'horreur. Nous avons laissé derrière nous le discours de la méthode dans l'essai (le « refaire ») et nous voici dans le moteur de l'image, dans la figuration de la mort et de la violence par le pouvoir à travers les siècles.
« Les Soirées de Saint-Pétersbourg » est le titre d'un livre du diplomate français Joseph de Maistre, penseur conservateur qui, en tant que contre-révolutionnaire, a vécu la Révolution française – pour lui une expression de la Terreur. Godard le cite à quelques reprises dans ce segment. Il décrit l'expérience de Maistre dans l'expression que la guerre, dans son horreur, est divine. Philippe Sollers, à un moment donné, a tenté de récupérer la rhétorique de Maistre dans un essai comme une sorte de « Sade blanc », mais ce n'est pas la voie empruntée par Godard.
La citation de longs extraits de son livre d'une voix « off » figure à l'image de « Image et Parole » et montre une pertinence surprenante dans l'exaltation de l'exercice de la violence : « La guerre est alors divine en soi parce qu'elle est une loi. du monde. Qui peut douter que la mort au combat soit un grand privilège et qui pourrait penser que les victimes - terrible jugement - auraient versé leur sang en vain ? La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l'entoure et dans l'attraction non moins inexplicable qu'elle exerce sur nous ». L'image et les propos qui suivent ont pour référence l'horizon aberrant de la brutalité.
Le segment d'horreur de "Saint-Pétersbourg" nous ramène également au long hiver du siège de Leningrad (nom de cette ville à l'époque soviétique) par les nazis, lorsque plus d'un million de civils, et autant de soldats russes et allemands, mort dans une bataille déchirante de la Seconde Guerre mondiale.
Les références/citations cinématographiques continuent de courir tout au long du film, à l'image du frénétique « Mabuse » de Lang dans une course automobile d'enfer ; l'idéalisation proto-fasciste des « Nibelungen » de Lang ; le « Napoléon » de Gance ; et, plus encore, la mort tragique du lapin à la chasse – dans l'une des scènes les plus marquantes de « La Règle du jeu »/Renoir (1939), préfiguration cinématographique par excellence de la montée de la barbarie nazie.
Ce deuxième segment débute par un beau passage de "L'Arche russe" d'Alexandr Sokurov, un film qui veut raconter 300 ans d'histoire russe dans une longue séquence de 96 minutes tournée dans le Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, en déambulant dans les peintures du Musée de l'Ermitage. Suite à la citation de Joseph de Maistre, il y a l'image fixe de la pierre tombale de la Rose du Luxembourg (rendu numériquement dans ses couleurs), les drapeaux ISIS sur sa camionnette, les drapeaux américains devant limousine, expressions pointues dans les peintures de Hieronymus Bosch. Omniprésente, l'image de l'horreur s'accompagne des bruits de la guerre. Le travail sonore semble être particulièrement fort à ce stade.
Le troisième segment de "Image and Word" est chargé de voyages et d'images de films (récits) avec des trains. C'est une sorte de porte de sortie, une parenthèse à la représentation du vent de l'histoire essayant de se lever, sans cesse harcelé, battu par l'horreur. Les trains, les départs, sont une bouffée d'air frais, mais ils donnent aussi une image sanglante aux rails. C'est aussi le segment Fleurs. Bien qu'ils apparaissent à d'autres moments, ce sont ici des explosions de fleurs, des avions aux couleurs intenses et artificielles qui entourent les rails.
Le titre du segment reproduit un vers du poète métaphysique Rainer Maria Rilke : « ces fleurs perdues entre les rails, dans le vents confus du voyage ». Sur les rails, dans les trains, un moment privilégié est celui de Buster Keaton aux prises avec le mouvement syncopé de lui-même dans « A General », essayant de passer d'un wagon à l'autre, sans aller nulle part, avec le train en mouvement. En revanche, nous avons la séquence d'un film de Jacques Tourneur ("Berlin Express"/1948), style "noir", tourné dans l'immédiat après-guerre.
La division des wagons suit selon la présentation des personnages dans l'intrigue, chaque partie isolant l'exposition des personnalités dans l'espace des wagons successifs. Parmi eux se trouve un résistant allemand persécuté qui sera protégé par les passagers anonymes. À l'ordre rationnel expositif de la guerre, de la résistance et du monde « noir », Buster Keaton offre une variante poétique, mi-comique, avec son action sans conséquences, ou aux conséquences douteuses, où la finalité entassée en gestes syncopés réagit sur elle-même en un circuit fermé, à l'immobilité.
D'autres images apparaissent d'un documentaire muet, dans lequel des trains traversent des tunnels et des gouffres, avec des plans subjectifs de la cabine qui donnent tension et mouvement à ce sens du lyrisme, perdu entre évasion, voyage, évasions, fleurs, que l'on laisse derrière soi. C'est l'Art qui noue ce mouvement, comme nous rassure à nouveau la voix off de Godard qui murmure à travers une image de garçons autour de la lanterne magique : « Quand un siècle se dissout lentement dans le suivant, certains individus transforment les moyens anciens en moyens nouveaux. . C'est ce dernier que nous appelons Art. La seule chose qui survit d'une époque est la forme d'art qu'elle crée. Aucune activité ne deviendra de l'art avant que son âge ne soit révolu. Alors cet art disparaît ».
Les départs et arrivées en cascade laissent place au quatrième segment de « L'image et la parole », intitulé, à la suite de Montesquieu, « L'esprit des lois ». Il semble compléter le deuxième segment, "Les Nuits de Saint-Pétersbourg", comme un remède qui ne guérit pas le symptôme. « L'Esprit des Lois » est directement issu de l'élégie de la guerre et de la violence dans « Les Nuits de Saint-Pétersbourg ». Il fabrique un contre-miroir illuministe, « l'esprit des lois ». Elle est illustrée dans le récit par des citations à Montesquieu et aux « pères fondateurs » de la civilisation nord-américaine.
Ce segment, dédié aux lois, repose sur l'exigence de justice et les difficultés à empêcher son axe de tourner dans le vide. Abraham Lincoln a l'espace personnifié par un Henry Fonda jeune et idéaliste, longuement cité tout au long de l'œuvre centrale de la filmographie de John Ford, "Young Mr. Lincoln » (« La jeunesse de Lincoln »/1939). Dans celui-ci, le réalisateur Ford, l'acteur Fonda, le personnage de Lincoln et le film semblent vouloir traduire, comme ils le croient, les meilleurs idéaux yankees qui soutiennent la croyance en leur démocratie à ce jour.
Dans un nouveau moment d'ascension idéologique, après la crise de 1929, et juste avant l'entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, Ford parvient à vibrer de l'organicité sociale envisagée dans ces idéaux de justice. Mais Montesquieu et les « pères fondateurs » du projet civilisateur nord-américain sont portés dans « Image et Parole » par le sombre hors-champ de Godard, aux modalités désaccordées. Le vent de l'irrationalité, le poids de la brutalité et de l'impérialisme semblent être un contrepoint à « l'esprit des lois » des Lumières. La force de la mort fait monter des bulles d'en bas et bouillonne, image du sang, de la guerre et de l'holocauste (une des obsessions récurrentes de Godard). Il met l'esprit des Lumières à l'honneur, méfiant, en bon Français de la seconde moitié du XXe siècle, de ses limites à être un fil conducteur délibéré de l'histoire.
Les références au livre de Montesquieu sont diverses et le frontispice du livre lui-même apparaît comme une image - mais la séquence qui débute ce quatrième segment est tirée du grand documentaire "La Commune, Paris 1871"/2000, la plus grande œuvre du réalisateur Peter Watkins , sur la révolte française dans le Paris du XIXe siècle. C'est donc à travers cet air, faisant un contrepoint entre la Commune de Paris et « l'Esprit des Lois », que nous avançons dans le quatrième segment de « Image et Parole ».
Le passage du "Jeune M. Lincoln » est précédé d'un bref flash de « L'homme à la caméra », de Dziga Vertov, sorte de réminiscence du passé maoïste de Godard en 1968. L'image de la déformation dans « Freaks » (1932, Tod Browning) apparaît peu après « Le jeune M. Lincoln" et le parallèle pornographique de l'image "lécher les boules" qui suit donne la mesure. Après Lincoln, Godard trouve la question de la foi et de ses affections repoussant les limites de la loi. « Qu'importe, si tout est grâce » nous dit encore la voix caverneuse de Godard en superposition à l'image du « Journal d'un Curé de Campagne » (Robert Bresson/1951) et d'Ingrid Bergman, en Jeanne d'Arc (Victor Fleming / 1948), brûlant dans un feu de joie avec une expression plus de joie que de souffrance.
La modalité essayistique de « l'image et la parole », au niveau où l'écriture s'institue, ne convient pas, ni ne doit chercher, des affirmations claires pour assouvir une bonne conscience, qu'elle soit exigeante ou indignée. Le regard critique de Godard sur la civilisation occidentale, et notamment sur le cinéma nord-américain, se mêle à l'admiration contradictoire qu'il porte à Hollywood depuis l'époque des « Cahiers ».
C'est elle qui donne le centre de gravité dans "Histoire(s) du Cinéma" et apparaît clairement dans sa carrière dans des films tels que "À Bout de Souffle"/1959, "Une Femme est um Femme"/1961, "Le Mépris »/ 1963, « Alphaville »/1965, « Made In USA »/1966, entre autres. Dans « Image et Parole », nous nous trouvons dans l'affrontement entre l'idéal rationnel des Lumières et la vision godardienne de la politique et du pouvoir. Et politique/pouvoir ont toujours été des éléments présents dans la filmographie de Godard, depuis le début de son dialogue avec le cinéma américain.
Suivant son époque, le réalisateur français se sent désormais dans les lignes du clash actuel, montrant comment on peut énoncer et affronter les forces irrationnelles de la violence et du fascisme, en tant que figures cinématographiques. Le cinéma fait partie des nouvelles exigences technologiques qui, comme la communication de masse, se sont cristallisées dans les modes d'expression au cours des deux derniers siècles, apportant sa spécificité à la racine de l'art et de l'esthétique.
Dans « Image et Parole », les figures qu'ils revendiquent apparaissent toujours sur le mode de la citation et de la réflexivité. C'est Godard qui atteint 90 ans avec un air flou de cinéma. Il travaille la brutalité de l'image dans la destruction exercée par la civilisation occidentale et le capitalisme consumériste, comme dans la citation de « Week-end » (Godard, 1967) ; l'incomparable mélancolie de l'expression paradigmatique de Giulietta Masina dans « La Strada » (Fellini, 1954) ; la profonde agonie de la fin du monde que l'on respire sur le chemin du garçon suicidaire dans « Alemanha Ano Zero » (Rossellini, 1948) (en surimpression avec des figures de Goya) ; dans le lourd fardeau de la culpabilité chrétienne qui est épaulé dans « Days of Wrath » (Dreyer, 1943) ; et aussi dans la fausse culpabilité de « The Wrong Man » (Hitchcock, 1956 – avec un Henry Fonda vieillissant et manquant de la confiance du « Young Mister Lincoln » de 1939) ; dans le massacre de Columbine High School vu à travers les yeux de Gus Van Sant dans « Elephant »/2003 (exemple de « montage interdit » ?, dit l'enseigne) ; dans le soulèvement déjà évoqué des petits monstres humains dans « Freaks »/1932, incarnant par la difformité le cri d'insubordination ; dans l'image d'archive archétypale de la jeune fille juive, ou gitane, qui lève brièvement les yeux vers la caméra avant d'être enfermée dans un wagon pour être expédiée de Westerbrok à Auschwitz, où elle sera tuée ("Respite" de Harun Farocki/2007) .
A un moment donné, toujours dans ce quatrième segment, de grosses lettres occupent l'écran avec la phrase « montage interdit », engagement éthique qui soutient, en son cœur, l'édifice de l'esthétique filmique de Bazin au sein duquel, Ce jour-là, Godard respira – avant de l'interroger (« Montage mon bon souci », publia-t-il). Ce sont donc des personnages qui, dans le quatrième segment, veulent superposer les énoncés des Lumières et de l'horreur fasciste aux fondements moraux de notre temps.
La vis est desserrée et l'écrou se met à tourner faussement, semble nous dire Godard dans la dissonance actuelle. La pirouette s'est tellement élargie que la couverture dans le mouvement libre n'est plus naturelle et le frottement est montré : "Il y a quelque chose qui cloche dans la loi", nous dit la voix hors terrain - quelque chose qui tourne faux en droit et dans son "esprit".
Après la loi, l'esprit et la guerre vient le cinquième volet, le segment inhumain d'« Image et Parole », intitulé « La Région Centrale ». Dans celui-ci, le cinquième doigt de la main qui pense au corps, selon l'exposition initiale du film, va maintenant pointer vers l'au-delà du corps. Elle semble nous montrer ce qui s'exprime par l'intermédiaire du dehors, au « milieu » d'un masque entièrement machinique, sans humanité. La main qui, comme une pensée, tâtonnait et palpait la matière de l'image, choisit maintenant le dispositif inhumain parce qu'il en est la source.
Le dispositif machinique de l'image-caméra est le paramètre possible de positivité dans l'énonciation. Le cinquième segment de « Image et Parole » est une sorte de jeu avec l'index levé de la figure de Béssiane qui traverse le film et en compose l'affiche. Le doigt levé recommande le silence comme stratégie de l'ignorance dans ce monde qui parle trop – et ne signifie apparemment rien.
« La Région Centrale »/1971 (donc en français) est aussi le titre du film principal de Michael Snow, réalisateur né au Canada anglo-saxon (Toronto), personnage majeur du cinéma expérimental nord-américain des années 1960/1970. Malgré la proximité, dans la proposition radicale et dans la contemporanéité, les contacts entre Godard et cette avant-garde, à la coupe plus plastique et à la figuration abstraite, ont été ponctuels, se répercutant sporadiquement dans son œuvre. Peut-être est-ce un postulat que cet hommage direct à Snow veut combler le vide, mais c'est un fait que le travail original avec le dispositif cinématographique dans le long métrage "La Région Centrale" (190 minutes) pose une nouvelle couche énonciative sur l'essayisme intuitions de « Image et Parole ». C'est le film de Snow qui fournit le titre d'ancrage du cinquième segment du film.
La proposition avant-gardiste de Snow dans « La Région Centrale » est particulière – et essentiellement inhumaine. Elle veut soustraire au maximum la dimension subjective du plan et place la caméra sur un bras robotisé, conçu comme un immense mécanisme machinique. Chaque film est tiré d'initiatives non aléatoires de ce mécanisme. Le mécanisme a été construit pour prendre des photos avec des mouvements brusques, près du sol ou en spirale (déplacements avant et arrière, panoramas horizontaux, verticaux, circulaires), sans intervention humaine, préalablement programmés et télécommandés.
Le plus intéressant est que ce gros dispositif filmique qui supporte la caméra dans « La Région Centrale » a été installé dans une nature isolée, dans une région montagneuse déserte, au nord du Québec. Michael Snow avec sa petite équipe, et l'immense dispositif machinique robotique, ont été placés par un hélicoptère sur la montagne isolée, ce qui a permis à la caméra de faire, par elle-même après avoir été programmée, les mouvements libres horizontaux, verticaux et courbes que l'on voit dans le plans montés de « La Région Centrale » (il y a 17 séquences qui se succèdent séparées par l'image d'un grand « x » qui occupe périodiquement l'écran). Le tournage a duré cinq jours et le son du film est fait de bruits mécaniques, sans parole, provenant de la manipulation électronique de l'appareil.
C'est donc cette œuvre qui prête sa proposition au cinquième segment de « L'image et la parole ». L'image de la machine filmant autour d'elle-même, et par elle-même (image d'une machinique « en soi » sans intention ni mémoire) possède une couche stylistique élaborée qui est utilisée par Godard. La machinique pure, transformée en unité de film qui passe, sert de référence et de contraste à l'image grasse de l'humanité et des affections qui, jusqu'à présent, a été figurée dans "Imagem e Palavra".
Dès le début du cinquième segment, il est fait mention de la fin des espèces, y compris l'espèce humaine, et de la responsabilité différente de ceux qui ont plus ou moins de ressources dans le processus d'extinction. Les mains en mouvement se succèdent comme si elles voulaient exprimer la pensée humaine après tout, par une digression, apparemment de Blanchot, sur le temps et son inhérence dans ce qu'est la sensation. Une grande pancarte, « Hommage à la Catalogne », fait référence à l'expérience charnelle extrême, dans les tranchées de la guerre civile espagnole (1936), d'un jeune George Orwell. Une voix nous dit qu'entre la souffrance qu'apporte le temps et l'attente qui le rend excessif, « les histoires avancent moins vite que les actions ne s'achèvent ». Ce qui ouvre le temps à l'absence de temps, c'est peut-être sa propre manière de s'y référer au-delà de l'expérience de l'action.
Après la représentation essayiste du vide, au-delà de la négation, le large pic de l'image-action filmique sensorimotrice finaliste est attaqué. L'action humaine, dans la tradition du classicisme cinématographique, est « engraissée » par des motifs et des émotions successives, que le spectateur capte comme dans un jeu, mais peut être vidée par la déconstruction de l'affection dans le film. mimétisme.
C'est ce que tente de faire Godard : cette pêche motivationnelle de la fiction est représentée dans une séquence typique de ce que Hitchcock appelle « MacGuffin ». « MacGuffin » est un concept, inventé par le réalisateur anglais, qui synthétise avec brio le vide de l'intention dans l'action. L'explication du terme est longue, mais elle renvoie surtout à un « motif » fictionnel fragile et invraisemblable qui, malgré son vide, parvient à ancrer intensément la tension de l'intrigue, devenant le centre hypnotisant des spectateurs.
Le « MacGuffin », évoqué par Godard dans « L'image et la parole », est connu et analysé en détail par Hitchcock, dans le long entretien qu'il a accordé au jeune François Truffaut (« Hitchcock/Truffaut : Entretiens ») : c'est l'histoire en rose d'une bouteille de vin contenant de la matière atomique qui, dans « Notorius »/1944, emmène Ingrid Bergman et Cary Grant à Rio de Janeiro. Le plan que Godard reproduit dans "Image et Parole", d'après l'image d'une belle et intense expression de Bergman, est le "gros plan" sur la clé qui ouvre la cave où se cache la fausse bouteille "MacGuffin-motif".
Là aussi, les affections sont nombreuses et lâches, prêtes avidement à coller, à accrocher, au premier cintre raison qui leur est offert. Une fois de plus, l'artiste se sent mal à l'aise avec les émotions grasses du cinéma, montrant comment elles peuvent être vidées, que ce soit par la centrifugation inhumaine qui résulte de l'accélération motivationnelle de l'image-action dans le cinéma hitchcockien, ou celle de l'expérience machinique de Michael Snow. appareil. Les brèves citations, dans « Image et Parole », du dispositif machinique de « La Région Centrale », sont rudes : elles traversent le désert et le sol aride des montagnes, avant de s'avancer vers l'infini du ciel. Peut-être veulent-ils créer une échappatoire au piège de l'humanisme, un point cher à la pensée dominante de la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle.
Le film « Image et Parole » s'achève dans un dernier segment, annonçant « l'Arabie Heureuse ». Dans cette dernière partie (sorte de sixième segment), Godard ralentit nettement le rythme des citations filmiques et engage le récit dans la trame du livre d'Albert Cossery, « Une Ambition dans le Déssert ». Il met en valeur votre philosophie de vie. Le bonheur est maintenant, semble-t-il nous dire, et ce sont les délicatesses de la civilisation arabe qui le nourrissent. Dans la fiction qui clôt le film, une voix off, hors champ, raconte des fragments de l'intrigue du livre. "Heurese Árabie" apparaît écrit sur la toile avec le frontispice du livre d'Alexandre Dumas, "L'Árabie Heurese - souvenirs de voyages en Afrique et en Asie par Hadji-Abd-El-Hamid Bey".
« L'Arabie Heureuse » de Dumas est aussi une expression pour désigner le sud de la région arabe du Golfe, plus fertile que les autres et donc « heureuse ». La référence à l'auteur de l'intrigue, Albert Cossery, mentionne également sa personnalité. Cossery était considéré comme une sorte de bon vivant, appréciateur de la vie au présent et sans conséquence. Avec cette philosophie, Cossery a fréquenté la crème existentialiste de l'intelligentsia française dans le Paris d'après-guerre.
En réalité, l'univers « arabe » a toujours été très présent pour les Français. Non seulement la culture « berbère » d'Afrique du Nord, mais aussi les Arabes du Golfe, sur lesquels le film s'attarde à travers le pays imaginaire « Doffa » du roman. Ces dernières années, la présence arabe a acquis des couleurs sombres dans l'imaginaire européen à mesure que les attentats et la crise migratoire de la guerre civile syrienne s'intensifient.
La question de l'Europe et de l'Union européenne est un thème récurrent dans « Imagem e Palavra », apparaissant à différents moments du film. Le drapeau ISIS à fond noir et son écriture en lettres blanches y figure également, bien qu'il ne compose pas l'horizon central de la partie « Arabie Heureuse », inspirée de Dumas et Albert Cossery. Il y a dans le récit une défense de l'option politique du califat fictif de « Doffa » (à travers le personnage de Samanta) pour une civilisation sans pétrole, chose qui serait unique et positive dans la région.
Godard en profite pour mettre en lumière la forme simple, sans l'or noir, que la nature a involontairement doté du royaume imaginaire de « Doffa », au milieu d'autres pays pétris d'avidité de richesse et de pouvoir. Option qui incarne la simplicité de la vie et l'évasion du grand capital, de sa brutalité et de ses guerres. C'est une tentative d'ode, au milieu de l'horreur, à la beauté de la lumière et des couleurs du ciel, de la mer et du sable méditerranéen, des visages et du toucher - beautés accentuées par le travail libre de la coloration numérique qui manipule le image sur pellicule. Un extrait du roman « Salammbô » (1862), de Flaubert, lu par la voix rauque de Godard, nous donne cette idée en racontant une armée de Barbares, caravane dans le désert, avançant sur une Carthage dans les brumes et revendiquant le nom de l'héroïne : « Oh Salammbô », « Oh Salammbô ».
Dans le « livre d'images », donc, deux faces sont placées par la palette vigoureuse de Godard, entre l'adieu et le silence de l'horreur. Et, si nous voulons « lire » le livre – le « livre du film » comme le titre l'indique – peut-être devrions-nous le diriger de l'extérieur, comme un grand flux d'images du monde. Peut-être arrivons-nous, à ce point de pure pulsation entre silence et horreur, proche d'une inspiration qui fait disparaître l'œuvre au moment même où elle l'affirme. Ne serait-ce pas là que Godard atterrit, quand il veut être dans le « livre » de l'Image, qui s'apporte comme monde et mémoire ? Une forme qui s'écrit en passant, allant vers une rencontre, mais qui se jette dans une puissance d'horreur extérieure dont elle est l'essence et ne peut se dire. L'expression du personnage classique de l'héroïne Bécassine, avec ses manières innocentes de péquenaude bretonne et son index levé, serait un paradigme.
C'est ainsi que se termine le « livre d'images » de Godard : du côté « heureuse », mais se refermant sur lui-même comme une formule, composée de « pages » qui nous amènent à un point de saturation et de transcendance. Étant le livre de « l'image », il intègre ainsi les limites du « livre-film », espèce métaphysique également imaginée par le poète Stéphane Mallarmé, lorsqu'il pensait à son livre mythique : un « livre d'images », uniquement du Image, au-delà du flux limite des pages .
C'est ce que désigne le titre français (« Le Livre d'Image ») de « Image et Parole ». Chez Godard, le livre-limite est porté par le poids du monde, portant sur ses épaules le poids du présent, du politique et de la représentation du pouvoir. Elle se termine par une séquence de danse connue de l'histoire du cinéma : dans l'un des épisodes du long métrage "Le Plaisir"/1952, de Max Ophuls, elle montre le moment où ce qui vient de la vie et palpite en elle, surgit avec l'intensité de la danse et s'arrête soudain. , dans une fin soudaine et absolue, au milieu d'un mouvement frénétique. Un corps (Jean Galland) s'écrase au sol avec la violence de la mort. Le beau contre-champ du regard de Gaby Bruyère (le danseur qui accompagnait Galland formant le binôme dans la valse), allant vers le corps qui quitte le comble de la joie, est la dernière image, celle qui se termine, « Image et Parole ».
L'intensité et la brutalité du néant dans la mort glissent au toucher de l'image dans le doigt récurrent de Bécassine qui, demandant le silence, traverse le film. Elle est précédée, à ce moment, par l'image initiale de « Citizen Kane » (Welles, 1941) : « No Trespassing », estampillée au premier plan dans l'intrigue wellésienne. Le « livre d'images » de Godard est également incapable de s'échapper ou de pénétrer, car il reste à l'extérieur – et il faudrait commencer par là, dans ce point aveugle de l'écriture du film qui se termine par une image noire et une voix sans champ, parlant de son irrémédiable « mise en abyme » : « lorsque que je me parle à moi-même je parle la parole d »un autre que je me parle à moi-même » à moi-même »).
* Fernao Pessoa Ramos est professeur au département de cinéma à Unicamp