Par JOSE GARCEZ GHIRARDI*
Considérations sur la pièce de William Shakespeare
"Si les cieux n'envoient pas / rapidement leurs anges vengeurs pour réprimer de telles offenses viles, / le chaos s'ensuivra, les hommes se dévoreront les uns les autres / comme des monstres de l'abîme" (SHAKESPEARE, William. Le Roi Lear, IV, 2).
Le Roi Lear met en jeu une peur qui a hanté en permanence l'Angleterre de Shakespeare : le triomphe de l'homme à l'état de nature. Les deux moteurs qui animent toute l'action - la bêtise politique de Lear, l'intelligence pratique d'Edmund - amplifient cette peur en produisant un mouvement d'inversion qui élève le bâtard, le fils naturel, au trône, et rétrograde le prince légitime à l'animalité primitive constituée. Tandis que Lear, pauvre et nu, est livré à la fureur des éléments, Edmund, riche et bien habillé, savoure les plaisirs de l'autorité.
Le rétablissement de l'ordre, lorsqu'il se produit, est imparfait et tardif, insuffisant pour exorciser le fantôme évoqué par le triomphe des méchants pendant la quasi-totalité de la pièce. L'insoutenable poignant de la fin, où la pureté de la vertu disparaît et la brutalité de la nature survit ("Pourquoi un chien, un cheval, une souris ont-ils la vie et vous ne respirez plus ?" - V,3)[I] cela ne fait pas grand-chose pour atténuer l'angoisse qui découle du récit dans son ensemble. Dans Le Roi Lear, toute action peut être lue comme un arc allant du plus haut de l'homme politique (roi) au plus bas de l'homme naturel (animal).
C'est peut-être une des raisons pour lesquelles Le Roi Lear, comme l'a écrit Shakespeare, a eu une vie relativement courte sur la scène contemporaine. En effet, peu après la réouverture des théâtres (fermés entre 1642 et 1660 sous la pression des puritains), Nahum Tate[Ii] décide de réécrire le Roi Lear, faisant entendre un sentiment de malaise qui, dès le début, marque la réception de ce qui est aujourd'hui célébré comme l'une des tragédies les plus exquises de Shakespeare. Dans cette nouvelle version (base des présentations entre 1681 et 1838), Cordélia et Edgard sont amoureux depuis le début (ce qui justifie l'obstination de la fille, dans la scène d'ouverture, comme un artifice habile pour éviter un mariage avec quelqu'un d'autre qu'elle véritable amour) et surmonter, après de nombreuses aventures, le mal de Regan, Goneril et Edmund pour monter sur le trône et offrir à Lear une vieillesse paisible dans un royaume à nouveau uni et en paix. Le charnier shakespearien, qui tient ensemble l'intégrité de Cordelia, le repentir de Lear et la bassesse d'Edmund, cesse d'exister, et le public peut se féliciter de ne pas avoir à assister au pathétique cortège funèbre avec lequel Shakespeare clôt l'intrigue. .[Iii]
Fait intéressant, en raison de son revers et des changements qu'il promeut pour rendre la tragédie plus acceptable pour le public, l'œuvre de Tate nous aide à mieux comprendre certaines des raisons possibles de la résistance du public jacobite au texte de Shakespeare. Ce qui semble rendre la tragédie de Lear particulièrement insupportable, c'est l'anéantissement complet de l'ordre avec lequel elle se termine, et le fait qu'elle met à nu et explore en profondeur le thème de l'ascension de l'homme naturel et les conséquences politiques de son triomphe - un thème que Hobbes , comme vous le savez, y consacrerait sa meilleure réflexion. La tragédie présente aussi le déclin correspondant des modes d'action politique fondés sur les croyances et les axiomes de l'ordre antérieur : dans aucune autre pièce de Shakespeare l'éclatement du système médiéval n'apparaît avec une telle crudité et une telle ampleur.
Cet antagonisme fondamental entre ordre politique et nature, entre légitimes et bâtards, s'établit dès le début de l'action et laisse présager, par l'inversion entre sagesse et folie, la dissolution écrasante sur laquelle s'achève la pièce. Dans les tous premiers instants, Lear, chef du corps politique, renonce au pouvoir de facto ("puisque j'entends abdiquer toute autorité, propriété foncière et fonction de l'Etat" - I,1), persuadé que le tissu des conventions laïques qui soutenaient les pouvoirs du souverain suffiraient à lui garantir autorité et prestige. Dans la scène qui suit immédiatement la division insensée du royaume, Edmund, l'opposé parfait de Lear, revendique le pouvoir, mettant en pratique la leçon de Le prince que la fortune et le pouvoir se rendent à ceux qui ont le courage d'agir :
« Edmund – Toi, Nature, tu es ma déesse ; à tes lois mes actions sont liées. Pourquoi devrais-je me soumettre à la malédiction de la coutume et permettre au préjugé du peuple de me renier simplement parce que je suis né douze ou quatorze lunes après mon frère ? Pourquoi bâtard ? et donc infâme, si mes proportions sont aussi correctes, mon âme aussi noble, et ma forme aussi parfaite que n'importe quel fils d'une honnête dame ? Pourquoi sommes-nous stigmatisés ? Avec l'infamie ? Infamie infâme ? Infamie infâme ? Qui, dans la convoitise furtive de la passion, reçoit plus de feu vital, de constitution plus robuste, nous, ou ceux germés dans un lit insipide, sans chaleur, lit fatigué, race de faibles et dépravés, engendrés entre sommeil et insomnie ? Car alors, vrai Edgard, il me faut vos terres. L'amour de notre père se partage également entre le bâtard et le légitime. Quel beau mot ce légitime ! Eh bien, mon légitime, si cette lettre convainc et que l'invention triomphe, l'infâme Edmond précédera le légitime. Je grandis, je grandis. Et maintenant, ô dieux ! du côté des bâtards ! (je,2)
Edmond, rendant explicite au public l'opposition centrale de l'intrigue (nature et coutume ; légitime et bâtard), présente courageusement sa conviction que les distinctions sur lesquelles repose toute la hiérarchie du corps politique médiéval sont fondamentalement injustes. Plus que cela, il énonce une thèse politique cohérente, capable de justifier ses actions. Si ses talents naturels et sa capacité individuelle sont égaux ou supérieurs à ceux de son frère, s'il a été engendré par la joie du désir et non par la lassitude du devoir, pourquoi devrait-il être privé de terres, de droits et de titres - comme prescrit par la droite élisabéthaine ?[Iv] Quelle autre raison que la malédiction de la coutume (dont Hamlet avait déjà déploré) justifie ce fossé infranchissable entre le légitime et le bâtard ?
Si Edmund décide d'endosser le rôle de méchant, c'est parce qu'il a l'intuition que les alternatives sont la soumission résignée et le silence apeuré face à l'ordre établi. La passivité obéissante de la noble Cordélia (« Et que dira Cordélia maintenant ? Aime ; et tais-toi » – I,1), conduit, à la merci de sa classe, au trône de France, mais pour le bâtard, l'inaction serait signifie ostracisme absolu Social. « Rien ne sortira de rien » (I,1) – tous les biens du père, ainsi que les titres et les bénéfices, iront au légitime Edgard. Si ce sont les règles du monde, il faut agir pour les renverser, même si, pour cela, il faut recourir à ce que le discours officiel présente comme de la méchanceté. Le mal d'Edmond, comme il l'articule habilement dans son discours, n'est pas le résultat d'une perversité individuelle, mais d'une injustice constitutive du système politique actuel : Si les hommes étaient tous bons, cette façon d'agir serait mauvaise, mais puisqu'ils ne le sont pas,[V] il est légitime d'avoir le courage de chercher à renverser la dureté du destin.
Le bâtard représente ainsi l'incarnation de deux des plus grandes peurs politiques des élisabéthains et des jacobites : la perspective machiavélique sur le pouvoir et la logique d'action de l'homme naturel (intérêt, auto-préservation). Ce qui la rendra particulièrement dangereuse – et suprêmement réussie –, c'est la cohérence avec laquelle elle articule les deux termes qui la constituent. La prudence avec laquelle il planifie et exécute ses actes témoigne non pas d'un désir aveugle et désespéré, mais d'une nouvelle manière d'appréhender le rapport entre nature et politique, une manière qui exige du sujet le courage de transformer l'action et le refus de se plier aux sanctions de l'État qui a cimenté l'ordre ancien.
Abandonnant le Dieu bienveillant et rationnel qui a conçu l'harmonie cosmique – dans laquelle chacun occupe une place dont il ne doit pas bouger –, Edmond invoque les dieux volontaires et incompréhensibles qui récompensent ceux qui cherchent à satisfaire leur propre volonté : « Et maintenant, ô dieux ! du côté des bâtards ! Le mot nature et ses variations (naturelles, non naturelles) sont prononcés cinquante et une fois tout au long de la pièce, une récurrence qui laisse peu de place au doute quant à sa centralité dans l'intrigue.
Le machiavélisme et la nature brute guideront toute la carrière d'Edmund, se confirmant réciproquement comme des dangers jumeaux. Le bâtard montrera toutes les vertus d'un prince victorieux : il saura être le renard (il trompe son père et son frère) et le lion (il n'hésite pas à ordonner la mort de Cordelia), il saura user de ruse et force. Et cette habileté politique fera en sorte qu'à la fin de la pièce, il est, de fait, le vainqueur : non seulement il reprend les titres et les terres de son père, mais il a aussi la perspective d'accroître sa richesse et son pouvoir en épousant une des filles de Lear. Son succès est si absolu qu'il renverse complètement la hiérarchie établie : tandis que le vieux souverain est rejeté par ses filles, le jeune Edmond est combattu par elles (littéralement) jusqu'à la mort. D'abord exclu du pouvoir, Edmond, à la fin de la pièce, se retrouve investi du pouvoir politique et militaire qui est l'apanage des souverains établis.
Comme on pouvait s'y attendre, ce triomphe de l'homme dans l'état de nature doit avoir pour conséquence dramatique un monde mauvais, violent et brutal. La punition humiliante de Kent, les trahisons entre les sœurs, le refus d'abri à un roi et père vieillissant même les nuits les plus inclémentes ("même le chien de mon ennemi pourrait se réfugier dans mon foyer" (IV,7)) et , surtout, la scène d'une incomparable cruauté où le vieux Gloucester a les yeux percés par des bottes de Cornouailles (« Je mettrai mes pieds sur vos yeux » (III,7) fera comprendre au public le paroxysme du mal qui s'installera si le l'ordre traditionnel s'effondre, elles ne se soumettent pas à leurs maris, les enfants n'obéissent pas à leurs parents, les domestiques sont insolents envers leurs patrons... Sous la domination de l'homme naturel, la vie devient, selon la formule célèbre de Hobbes, « solitaire, pauvre. , méchant, brutal et court." .[Vi]
Ce qui rend Le Roi Lear Plus insupportable encore, cependant, c'est que l'enchaînement des événements qui permet la montée des méchants trouve son origine dans la folie politique du prince. La tragédie de Lear s'ouvre sur une atmosphère qui ne permet nullement d'anticiper l'angoisse nihiliste de son dénouement bouleversant. Ni les menaces de guerre (comme dans Henri V), ni sorcières effrayantes (comme dans Macbeth), ni apparitions d'esprits (comme dans Hamlet) : l'intrigue commence, en fait, par la présentation de Lear au sommet de ses pouvoirs. Souverain respecté de ses sujets, père estimé de ses filles, seigneur d'un royaume uni et en paix, Lear jouit, dans toute sa plénitude, de la réalisation maximale de l'idée même de royauté. Mais ce sera justement au cœur de ce calme que se formera la terrible tempête qui, quelques scènes plus tard, punira, de toute la fureur des éléments, une Lear sans trône, sans filles, folle et nue.
A la consternation de l'auditoire, ce sera lui qui, ivre de sa propre plénitude, évoquera les éléments de disgrâce qui fulmineront aussi bien le vice que la vertu :
« Lear – En attendant, nous dévoilerons nos intentions les plus réservées. Donnez-moi cette carte là. Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois. C'est notre ferme résolution d'alléger le poids des années en nous débarrassant de tous les fardeaux, affaires et tâches, en les confiant à des forces plus jeunes, tandis que nous, libérés du fardeau, marchons plus légers vers la mort. Notre fils de Cornouailles, et toi, notre non moins cher fils d'Albanie ; le temps est venu de proclamer les diverses dots de nos filles afin d'éviter toute divergence dans l'avenir » (I,1).
La réaction des spectateurs contemporains à la volonté royale de diviser ce qui est uni ne pouvait être que de l'étonnement et de l'inquiétude. En effet, pour le public anglais du XVIIe siècle, la folie de l'action de Lear avait des couleurs particulièrement inquiétantes. L'Angleterre de l'époque avait encore des souvenirs douloureusement vifs des horreurs des soi-disant guerres des Deux Roses (1455-1485) et des actions sanguinaires avec lesquelles les dissensions internes ont été résolues après la mort d'Henri VIII. L'unité du royaume était un désir dont il serait difficile d'exagérer l'importance. Lear lui-même témoigne justement de cette préoccupation lorsque, paradoxalement, il cherche à justifier la division du royaume par l'argument de l'unité (afin d'éviter toute divergence dans l'avenir). Ses actions, cependant, font planer sans cesse sur l'action la perspective d'un déclenchement de guerre civile entre Albany et Cornwall.
En divisant ce qui est uni, Lear – du haut de l'autorité même de son trône – contredit l'un des éléments fondamentaux qui le constituent en tant que monarque. Centre de gravité autour duquel gravite l'unité de tout le royaume, il brise fantasquement ce qui n'était qu'un – folie pour laquelle il sera bientôt réprimandé par le fou (« Lear : Tu me traites de fou, Fou ? / Fou : Tu as abandonné tous les autres titres ; celui-ci est de naissance » I,4). Ayant enfreint ce principe fondamental de souveraineté, Lear va immédiatement produire une série vertigineuse de divisions tout aussi impensables (il sépare la vertu de la justice en ordonnant l'exil de Kent ; il sépare Cordelia de sa dot ; il sépare les honneurs dus au roi de l'exercice d'une pouvoir) qui aura son sommet dans le partage de la couronne, symbole maximum d'une souveraineté indivisible par définition : « Je ne garderai que le titre royal et toutes les heures et prérogatives qui lui sont dues. Le pouvoir, le revenu et la disposition du reste vous appartiennent, enfants bien-aimés. Confirmant ce que j'ai, je leur donne cette couronne pour qu'ils la partagent » (I,1).
Au mouvement de séparer ce qui doit être uni, Lear en ajoute un autre, en sens inverse, par lequel il unit ce qui doit être séparé. En voulant s'acquitter de tous les devoirs, affaires et tâches, il mêle ses désirs individuels aux devoirs de la personnalité publique qu'il représente. Les malaises de l'âge peuvent affliger toute personne âgée, mais ils ne servent pas à fonder l'action politique de celui qui incarne le collectif. Invoquer des raisons d'une sphère pour fonder des actions dans une autre, c'est faire converger ce qui, depuis toujours, doit rester distinct. Lear - le vieil homme fatigué - peut être autorisé à la tranquillité pour se préparer à la mort, mais le souverain qui guide l'ensemble n'a pas le privilège de "marcher plus légèrement vers la mort" (I, 1). Lorsqu'il utilise l'autorité que lui confère la fonction pour satisfaire une volonté individuelle, Lear entame un processus d'annulation des limites qui aboutira à l'anéantissement indifférencié du bien et du mal.
Le plus troublant dans l'action de Lear est que, loin d'être un indice de la démence épisodique d'un individu, elle réaffirme la présence constante et souterraine d'un désir de subversion. A sa manière, Lear propose à nouveau, du sommet de la pyramide, la crise entre désir individuel et place hiérarchique qui arrache une infinité de personnages shakespeariens, aux humbles ouvriers de Songe d'une nuit d'été, même les jeunes aristocrates de Roméo et Juliette e Tant de bruit pour rien, du jeune bourgeois de La Mégère apprivoisée même les nobles guerriers de Macbeth e Hamlet. Lear, comme les autres, veut quelque chose de différent de ce qui est autorisé par l'ensemble des conventions qui dictent les possibilités d'existence pour le roturier et le prince. Sa transgression a des dimensions absolues car il représente la pierre angulaire sur laquelle repose tout le système.
Poussé par le désir, le roi promeut cette élimination des contours entre des éléments nécessairement différents qui, mauvaise en elle-même, devient terrible par la manière dont il réalise le projet imprévu. Fusionnant, dans le discours et l'action, des dimensions que la tradition articulait à des pôles distincts, Lear-king promet une récompense publique-politique (la meilleure part de son royaume) à la fille qui manifeste le plus grand amour pour Lear-père : « Dis-moi, mon filles – puisque j'ai l'intention d'abdiquer toute autorité, possession de terres et fonctions de l'État –, laquelle des trois puis-je dire qui m'aime le plus, afin que ma plus grande récompense revienne là où se trouve le mérite naturel » (I, 1 ).
De quel endroit Lear propose-t-il cette étrange compétition entre Goneril, Reagan et Cordelia ? S'il parle en père à ses filles - voulant un peu bêtement être rassuré sur leur amour - comment peut-il promettre en récompense la meilleure partie du royaume ? S'il parle en roi, s'adressant à ses sujets, comment peut-il exiger autre chose que loyauté et respect ? Le geste de Lear efface les frontières en établissant une relation de cause à effet entre la manifestation d'une véritable affection personnelle et psychologique et la récompense politique.
Goneril et Reagan répondent astucieusement à leur père avec l'éloquence rhétorique dont on flatte les souverains et qui, en fait, est censée se retrouver dans le discours du roi. Goneril jure de l'aimer plus que les mots ne peuvent le dire; Reagan proteste qu'elle est l'ennemie de toute joie autre que celle de jouir de l'amour d'un père. Et toutes deux, en tant que filles aimantes, sont récompensées par un tiers du royaume. Le public, comme Kent, reconnaît immédiatement que Lear a été la proie de la ruse des flatteurs, un danger que les théoriciens politiques de l'époque ont longuement dénoncé. Machiavel (Le prince – 1532), Balthazar Gracian (Le Cortegiano – 1528), Edouard Sutton (Le serpent anatomisé : un discours moral dans lequel ce vilain vice serpentin de la base rampante flatte – 1623) et John Locke (Traités sur le gouvernement – 1689) ne sont que quelques-uns des noms les plus connus de la très longue liste des auteurs qui mettent en garde le prince contre ce danger assez commun pour être connu même des spectateurs les plus primitifs (« Le temps révélera ce qui se cache dans les plis de perfidie » – I,1).[Vii] Lear, cependant, devient la parfaite victime des stratagèmes des hypocrites car il est aveuglé par l'action du désir et une croyance naïve en l'apparence des choses.
Cordélia refuse le caractère absurde de faire coïncider les échanges rhétoriques conventionnels avec le caractère spontané des affections psychologiques. Dès le début, dans les apartés qu'elle offre au public, Cordélia signale qu'elle refuse de lier l'avantage politique à l'affection personnelle : « Et puis, pauvre Cordélia ? Mais pourtant je ne sais pas; car ton amour, j'en suis sûr, est plus profond que ta parole » (I,1). En dissociant l'indicible de l'affect intérieur du dicible du discours public, elle réaffirme implicitement la distinction essentielle entre les deux sphères que Lear néglige bêtement.
Dès lors, le double rejet qu'il subira de la part de Lear en tant que père et en tant que roi sera inévitablement retracé :
« Lear - (...) Maintenant notre joie, bien que la dernière et la plus jeune, pour l'amour de laquelle les vignes de France et les prairies de Bourgogne rivalisent d'amour ; que dire qui mérite un tiers plus opulent que celui des deux ? Il parle.
Cordélia – Rien, monseigneur.
Lear - Rien ?
Cordélia – Rien.
Lear - Rien ne viendra de rien. Répéter.
Cordelia – Hélas pour moi je ne peux pas porter mon cœur à ma bouche. J'aime Votre Majesté comme c'est mon devoir, ni plus ni moins. (I,1).
Le néant avec lequel Cordélia surprend son père indique clairement l'interdiction d'effacer les distinctions entre la figure publique et privée du souverain : Cordélia ne peut rien dire pour mériter une part plus opulente, puisque la caractéristique de sa véritable affection est précisément la gratuité avec laquelle elle se manifeste. Dans le discours de Cordelia, les sphères publique et privée sont soigneusement séparées (silence modeste pour l'affection privée pour son père ; discours convenable pour la soumission publique au roi) et ses protestations d'estime sont, de manière significative, dirigées vers le souverain et non vers le roi. .père (« J'aime Votre Majesté comme c'est mon devoir, ni plus ni moins » – I,1). Dans les scènes finales, face à un Lear évincé du pouvoir, Cordelia pourra enfin exprimer plus librement ses sentiments individuels, appelant à plusieurs reprises le souverain son père ("O cher père!; mon pauvre père » – IV,7).
Le caractère vertigineux de la désillusion de Lear, dans les scènes postérieures au partage du royaume, renforcera, par son intensité, la perception que l'action initiale, moins qu'un caprice de souverain insensé, était l'expression du bouleversement d'un équilibre fondamental. Rupture qui se caractérise par le fait de laisser prévaloir, comme on l'a dit, l'homme naturel sur l'homme politique. Lear instaure par inadvertance une compétition entre les deux (« afin que la récompense tombe là où se trouve le mérite naturel » – I,1) que l'homme politique n'est pas capable de gagner.
A la base de l'action de Lear, et dans le rapprochement qu'il opère entre nature et mérite, se trouve une croyance implicite au caractère bénin de la nature, une compréhension tacite qu'elle est la manifestation extérieure de l'harmonie universelle voulue par un Dieu aussi miséricordieux dans son agit de façon rationnelle, compréhensible dans leurs conceptions. Dans cette perspective, il est naturel que les filles aiment leurs parents, que les personnes âgées soient honorées, que les souverains soient obéis. Comme on l'a déjà dit à propos d'Edmund, cependant, il y a une autre dimension, un autre sens de la nature que Lear ignore et dont il découvrira bientôt la terrible force. Ce n'est pas une expression de l'ordre rationnel, mais de la volonté impénétrable d'un Dieu redoutable, et fait que les hommes recherchent sans cesse leur intérêt et leur propre conservation. Sans la structure du corps politique, elle conduit les hommes à vivre dans un état de guerre perpétuel (« Toi, Nature, tu es ma déesse… Et maintenant, ô dieux ! du côté des bâtards »).
Il est donc cruellement approprié que l'aveuglement politique de Lear soit corrigé par la brutalité du monde naturel. Il ne faudra pas longtemps avant que Lear, banni par les deux filles, sans le cortège de chevaliers sans lequel il ne pouvait se constituer noble, loin des fastes de la salle royale où il commandait à la fois l'obéissance et l'affection, se retrouve réduit à l'animalité. du corps nu. , à l'état humain le plus primitif : « L'homme n'est-il que cela ? Surveillez-le bien. Il ne doit pas sa soie au ver, ni son odeur au musc. Oh! nous voilà trois, tellement falsifiés. Pas vous, vous n'êtes pas la chose elle-même. L'homme, sans les artifices de la civilisation, n'est qu'un pauvre animal comme toi, nu et fourchu » (III,4).
Réduit à sa condition première (la chose elle-même), Lear voit un écho, dans sa propre souffrance, ainsi que dans la misère et l'extrême privation d'Edgard (où l'humain se distingue à peine de l'animal), l'effondrement absolu que son discours initial produit. . La nudité misérable dont il est témoin et le néant dont il s'approche rendent finalement manifeste, pour le vieux roi, l'ampleur des forces qu'il avait ignorées. La vérité crue de l'homme, sans les artifices de la civilisation – qui ne doit rien au social ni au collectif, et tout à son état de nature –, ce pauvre animal comme toi, nu et bifurqué, la chose elle-même interroge, dans sa radicalité primordiale , la solidité des constructions sophistiquées qui distinguent le mendiant et le roi.
L'épiphanie de Lear – comme celle de Gloucester – sera une épiphanie tardive, amère et inutile : l'ingratitude des filles et l'inclémence de la nature lui apprendront ce que le fidèle imbécile et fou Tom o'Bedlam a toujours su : l'homme c'est un animal fragile dans son corps et corrompu dans son esprit. La dorure des conventions politiques et sociales sur lesquelles Lear s'est si superbement appuyé n'est rien. "Rien ne vient de rien". Le monde actuel est manifestement brutal et cruel et ne se plie pas « au titre royal et à toutes les heures et prérogatives qui lui sont dues, mais aux plis de la trahison et de la force brute (« Cornwell : Et pourquoi cette rage ? / Kent : Pourquoi je voir un coquin comme ça ayant une épée, n'ayant pas un minimum d'honneur pour se défendre » – II,2).
« Monde, monde, ô monde ! s'il n'y avait pas les étranges mutations qui nous font te haïr, la vie n'accepterait pas la mort !" (IV,1). La complainte de Gloucester résume le désenchantement dans lequel agonise sa croyance en la suprématie de la noblesse et de l'honneur : le triomphe appartient au monde naturel et la corruption humaine. La foi en l'ordre harmonieux qui façonnait l'ancien système perd de sa vigueur et les anciens, qui y étaient ancrés, ne peuvent que ramper vers la mort, non pas calmes, comme le souhaitait Lear, mais perplexes et angoissés :
« Gloucester – (…) L'amour se refroidit, l'amitié se brise, les frères se divisent. Dans la ville, les révoltes, dans les champs, la discorde ; dans les palais, trahison ; et les liens entre parents et enfants sont rompus. Ce méchant que j'ai créé est tombé sous cette malédiction; c'est un fils contre le père. Le roi s'écarte des lois de la nature : il est père contre enfant. Nous avons vu le meilleur de notre temps : les perfidies, les trahisons, les impostures et toutes sortes d'agitations désastreuses nous accompagneront sans repos jusqu'au tombeau » (I,2).
Des affections familiales particulières à la vie collective dans les villes, tout montre qu'il est insensé de croire à un monde de filles altruistes et de sujets désintéressés. Malgré l'aversion des contemporains pour l'impiété supposée de Machiavel, sa vision politique pénétrante est implicitement confirmée dans Le Roi Lear. Les hommes ne sont pas bons. Pour les gouverner et maintenir la paix, il faut comprendre cette vérité et accepter ses implications. Et c'est parce qu'ils comprennent cette nouvelle logique que les plus jeunes – Cordelia, Edgard, Edmund, Goneril, Regan – deviennent plus sages que les aînés. La maigre recomposition de l'ordre, quand le rideau tombera, n'apportera qu'un seul souffle, paradoxal dans son mélange d'espoir et de cynisme : la nouvelle génération connaît déjà, au maximum, la minable limitation de l'ancien cadre symbolique et l'intérêt qui se déplace le coeur humain. Une nouvelle façon de gouverner s'impose.
* José Garcez Ghirardi est professeur à FGV Law. Auteur, entre autres livres, de John Donne et la critique brésilienne : trois moments, trois perspectives (Ed. Âge).
notes
[I] SHAKESPEARE, Guillaume. Le Roi Lear. Traduction de Millôr Fernandes. São Paulo : L&PM Pocket, 2001.
Toutes les citations dans le texte renvoient à cette traduction.
[Ii] Nahum Tate (1652-1715) était un poète et dramaturge irlandais. De 1692 jusqu'à sa mort, il fut « poète officiel », un honneur qui, en plus de marquer la reconnaissance publique de son excellence poétique, lui valut une allocation versée par la Couronne anglaise. Tate a adapté plusieurs pièces de Shakespeare, modifiant librement la structure de l'intrigue et les noms des personnages. Sa version du Roi Lear, bien que controversée parmi les critiques (condamnée par Charles Lamb, défendue par Samuel Johnson), a été assez bien accueillie par le public.
[Iii] J'ai présenté une version préliminaire de cet argument dans Nos intentions les plus réservées: Discours et désordre dans King Lear. Voir CEP de psychologie, v. 10, nono. 1, 2003, pages 165-175. Je suis reconnaissant aujourd'hui, comme alors, au Prof. médecin Arthur Marotti pour sa précision idées. sur la relation public/privé dans King Lear.
[Iv] Cf. La loi dans Shakespeare et la loi – Jordanie, Con. & Cunningham, K. (eds.) New York, Palgrave MacMillan, 2007, 2010.
[V] Cf. Machiavel, Le prince, chap. XVIII.
[Vi] Hobbes, Thomas. Léviathan: Matière, forme et puissance d'un état ecclésiastique et civil. Traduction par João Paulo Monteiro et Maria Beatriz Nizza da Silva. São Paulo : Martins Fontes, 2019, chap. XIII, p. 107.
[Vii] Cf. CHUAQUI, Tomás – "Locke et l'adulation". Dans: Philie et Philie, Porto Alegre, vol.1, jan/juin. 2010, p.148-166.