Lire Fanon au XXIe siècle

Image: Marcio Costa
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Présentation de la trajectoire politique et de l'œuvre de Franz Fanon

L'actualité de la pensée de Frantz Fanon est discutée, autour de trois grands axes qui constituent autant de dilemmes - l'usage de la violence, l'affirmation identitaire et la lutte des classes -, montrant comment, à l'heure actuelle, ces enjeux continuent d'être décisifs dans la lutter pour un système-monde plus juste et plus solidaire.

Frantz Fanon est né en Martinique, en 1925, et meurt d'une leucémie, trop jeune, en 1961. En 1952, déjà médecin et psychiatre, il publie son premier livre, Peau noire, masques blancs [peau noire masques blancs, EdUFBA]. C'est une œuvre remarquable, qui eut un certain retentissement dans les milieux intellectuels français de l'époque. Était un cri de coeur passionné d'exprimer son « expérience d'homme noir plongé dans un monde blanc », des mots que Francis Jeanson, auteur de la préface, a utilisés pour résumer le thème du livre.

Fanon dit dans l'introduction que surmonter l'aliénation de l'homme noir exigerait plus que ce que Freud a fourni. Freud avait défendu la nécessité de passer d'une explication phylogénétique à une explication ontogénétique, mais, selon Fanon, il fallait une explication sociogénique, même s'il reconnaissait les limites de ce type d'explication, rappelant au lecteur : « J'appartiens irréductiblement à mon temps » (Fanon, 1971 : 10). L'époque de Fanon était les années 1950.

Le livre a eu une seconde vie en anglais trente ans plus tard, lorsqu'il est devenu un texte central dans le canon postmoderne. Mais ce n'était en aucun cas un appel à la politique identitaire. Plutôt l'inverse. À la dernière page du livre, l'auteur énonce très clairement les raisons pour lesquelles il ne faut pas faire de politique : « Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été asservi. La honte et l'inhumanité de l'homme blanc est d'avoir tué un être humain quelque part. Ils sont, aujourd'hui encore, le fait d'organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l'homme de couleur, dans la mesure où il me devient impossible d'exister, je n'ai pas le droit de me retirer dans un monde de réparations rétroactives. Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose : Que l'instrument ne domine jamais l'être humain. Que l'asservissement de l'homme par l'homme cesse à jamais. Je veux dire, de moi à un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'être humain où qu'il soit. Le noir n'existe pas. Tout comme le blanc n'existe pas » (Fanon, 1971 : 187).

En France, où vivait alors l'auteur, les années 1950 sont dominées par la guerre d'indépendance algérienne, qui débute en 1954 et se termine en 1962, un an après la mort de Fanon. En 1953, il est nommé directeur du service de psychiatrie de l'hôpital de Blida, en Algérie. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se sentir révolté par les récits de torture que lui racontaient ses patients algériens. Déjà partisan de la cause algérienne, il démissionne de son poste et part en Tunisie travailler à plein temps pour le Gouvernement provisoire de la Révolution algérienne (GPRA).

Il a écrit de nombreux textes pour El Moujahid, le journal officiel de la révolution. En 1960, le GPRA l'envoya comme ambassadeur au Ghana, qui, à cette époque, était le centre effectif du mouvement pour l'unité africaine. C'est à Accra, au Ghana, que je l'ai rencontré en 1960 et c'est là que nous avons eu de longues discussions sur la situation politique mondiale.

Fanon est tombé malade d'une leucémie et s'est d'abord rendu en Union soviétique puis aux États-Unis pour subir des traitements qui se sont avérés infructueux. J'ai pu lui parler à l'hôpital, où nous avons eu des discussions centrées sur le mouvement Black Panther qui émergeait aux États-Unis et qui le fascinait.

Au cours de la dernière année de sa vie, il se consacra principalement et avec fureur à l'écriture du livre qui fut publié à titre posthume sous le titre Les damnés de la terre [Les Damnés de la Terre, éd. UFJF]. Le livre comporte une célèbre préface de Jean-Paul Sartre, que Fanon trouvait brillante. Le titre, bien sûr, était tiré de la première strophe de l'Internationale, l'hymne du mouvement ouvrier mondial.

C'est ce livre, et non le premier, qui a valu à Fanon une renommée mondiale, y compris, bien sûr, aux États-Unis. Le livre est devenu presque une bible pour tous ceux qui ont participé aux mouvements nombreux et divers qui ont abouti à la révolution mondiale de 1968. Après que les flammes de 1968 se soient éteintes, l'œuvre de Fanon s'est retirée dans un coin moins turbulent. Et, à la fin des années XNUMX, les différents mouvements identitaires et postcoloniaux découvrent le premier livre, auquel ils prodiguent leur attention, largement sans comprendre ce que Fanon entend par là. Quoi qu'il en soit, Fanon n'était pas un postmoderne. Au contraire, il pourrait être caractérisé comme étant en partie marxiste freudien, en partie marxiste freudien et, fondamentalement, comme étant entièrement engagé dans les mouvements de libération révolutionnaires.

la dernière phrase de Peau noire, masques blancs est la suivante : « Ma dernière prière : Ô mon corps, fais toujours de moi un homme qui interroge ! (Fanon : 1971 : 188). C'est dans cet esprit de questionnement que je présente mes réflexions sur l'utilité de la pensée de Fanon pour le XXIe siècle.

Lire Fanon au XXIe siècle

A la relecture de ses livres, il y a deux choses qui me frappent : la première est la mesure dans laquelle ils font des déclarations très sonores sur lesquelles Fanon semble très confiant, surtout quand il critique les autres. La seconde est que ces déclarations sont généralement suivies, parfois plusieurs pages plus tard, par la formulation par Fanon de ses incertitudes sur la meilleure façon de procéder, sur la façon dont on peut réaliser ce qu'on doit réaliser.

Cela me frappe aussi, comme Sartre, à quel point ces livres ne s'adressent nullement aux puissants du monde, mais plutôt aux « damnés de la terre », une catégorie qui, pour l'auteur, est largement coïncidente. avec les « gens de couleur ». Fanon est toujours furieux contre les puissants, qui sont à la fois cruels et condescendants. Mais il est encore plus exaspéré par les personnes de couleur dont le comportement et les attitudes contribuent à entretenir le monde des inégalités et de l'humiliation et qui se comportent souvent ainsi juste pour obtenir quelques miettes pour elles-mêmes.

J'organiserai ma réflexion autour de ce que je crois être trois dilemmes pour Fanon : l'usage de la violence, l'affirmation identitaire et la lutte des classes. ce qui a donné à Les damnés de la terre Si puissante et a attiré tant d'attention – admirative et condamnante – était la première phrase de l'essai d'ouverture, « De la violence » : « Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth,, quels que soient les chiffres utilisés ou les nouvelles formules introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent ». (Fanon, 2002 : 39)

Immédiatement, et presque inévitablement, le lecteur se demande s'il s'agit d'un constat analytique ou d'une recommandation politique. Et, bien sûr, la réponse pourrait être que l'idée est que ce sont les deux. Fanon lui-même ne sait peut-être pas lequel des deux sens prime. Et peut-être que, pour lui, ça n'a pas d'importance. La réaction des lecteurs à cette première période ambiguë est sans doute plus fonction de la psyché du lecteur que de celle de l'auteur.

L'idée que la transformation sociale fondamentale ne se produit jamais sans violence n'était pas nouvelle. Cela faisait partie des traditions émancipatrices radicales du XIXe siècle. Ils croyaient tous que les privilégiés ne cèdent jamais le pouvoir réel volontairement et/ou volontairement ; le pouvoir leur est toujours enlevé. Cette croyance constituait une grande partie de ce qui définissait la différence supposée exister entre une voie « réformiste » et une voie « révolutionnaire » de transformation sociale. Le problème est que, précisément dans la période post-1945, l'utilité de la distinction entre « révolution » et « réforme » se dilue – se dilue même parmi les militants des mouvements les plus impatients, en colère et intransigeants. Et, par conséquent, l'utilisation de la violence, non comme une analyse sociologique mais comme une recommandation politique, devenait problématique.

Si les mouvements « révolutionnaires », une fois au pouvoir, semblaient opérer beaucoup moins de transformations qu'ils ne l'avaient promis, il n'en était pas moins vrai que les mouvements « réformistes », une fois au pouvoir, ne faisaient guère mieux. D'où l'ambivalence concernant la recommandation politique. Les nationalistes algériens avaient vécu leurs propres cycles biographiques. Ferhat Abbas, le premier président du GPRA, avait passé les trente premières années de sa vie politique en tant que réformiste, admettant finalement que lui et son mouvement n'avaient abouti à rien. Il est arrivé à la conclusion que l'insurrection violente était la seule tactique qui avait du sens si l'Algérie ne voulait pas rester une colonie pour toujours, une colonie « asservie ».

Fanon semble essentiellement défendre trois thèses sur la violence comme tactique politique. En premier lieu, dans le monde colonial « manichéen », la source originelle de la violence se trouve dans les violences récurrentes du colonisateur : « Celui à qui on a constamment dit qu'il ne comprenait que le langage de la force décide de s'exprimer par force. En fait, le colon avait toujours indiqué le chemin qui devait être le sien, s'il voulait se libérer. L'argument choisi par le colonisé lui a été indiqué par le colon et, ironie du sort, c'est le colonisé qui prétend désormais que le colonisateur ne connaît que la force » (Fanon, 2002 : 81).

La deuxième thèse est que cette violence transforme la psychologie sociale, la culture politique, de ceux qui ont été colonisés. « Mais il se trouve que, pour les colonisés, cette violence, parce qu'elle constitue leur seul métier, a des caractéristiques positives, formatrices. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun devient un maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent qui surgit en réaction à la première violence du colonialiste. Les groupes se reconnaissent et la future nation est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c'est-à-dire qu'elle le projette dans une seule direction » (Fanon, 2002 : 89-90).

La troisième thèse, cependant, est dans le reste de l'ouvrage et semble contredire le ton extrêmement optimiste de la deuxième thèse, le chemin apparemment irréversible vers la libération nationale, la libération humaine. En effet, le deuxième chapitre de l'ouvrage s'intitule « Grandeur et faiblesse de la spontanéité » et le troisième chapitre s'intitule « Mésaventures de la conscience nationale ». Ces chapitres sont particulièrement fascinants à la lumière du premier chapitre sur la violence, écrit comme ils l'étaient pendant la guerre de libération algérienne en cours.

Le deuxième chapitre est une critique généralisée des mouvements nationalistes, dont le « vice congénital », dit Fanon, « est de s'attaquer d'abord aux éléments les plus conscients : le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c'est-à-dire une infime partie de la population. … ce qui ne représente guère plus d'un pour cent […] Les partis nationalistes, dans leur immense majorité, nourrissent une grande méfiance à l'égard des masses rurales. […] Les éléments occidentalisés nourrissent, vis-à-vis des masses paysannes, des sentiments qui rappellent ceux que l'on retrouve au sein du prolétariat des pays industrialisés » (Fanon, 2002 : 108-110).

Ce vice congénital est précisément ce qui les empêche d'être des mouvements révolutionnaires, qui ne s'appuient pas sur le prolétariat occidentalisé, mais sur la paysannerie nouvellement urbanisée et déracinée : « C'est dans cette masse, c'est dans ces gens des bidonvilles, dans l'intérieur le lumpenprolétariat, que l'insurrection trouvera son fer de lance urbain. Le lumpenprolétariat, cette légion d'affamés détribalisés, séparés de leur clan, constitue l'une des forces les plus spontanées et radicalement révolutionnaires d'un peuple colonisé » (Fanon, 2002 : 125).

Fanon est ici évidemment influencé par la bataille d'Alger et le rôle qu'elle a joué dans la révolution algérienne. Il passe de cet hymne au lumpenprolétariat détribalisé à une analyse de la nature des mouvements nationalistes une fois arrivés au pouvoir. Il est féroce et implacable et dénonce ces mouvements dans une des phrases les plus célèbres de son livre : « Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans déguisement, sans scrupules, cynique » (Fanon, 2002 : 159) . Et il dit ceci de ces mouvements nationalistes au pouvoir dans les États à parti unique : « Les raisons de combattre la bourgeoisie des pays sous-développés ne consistent pas dans le risque qu'elle entrave le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s'y opposer résolument car, littéralement, cela ne sert à rien » (Fanon, 2002 : 168-169).

Et, partant de là, Fanon procède à une dénonciation pure et simple du nationalisme : « Le nationalisme n'est pas une doctrine politique, ce n'est pas un programme. Si vous voulez vraiment éviter ces déboires, ces déboires, ces carences dans votre pays, vous devez passer rapidement d'une prise de conscience nationale à une prise de conscience politique et sociale. […] Une bourgeoisie qui donne aux masses la seule nourriture du nationalisme manque à sa mission et est nécessairement sujette à une série d'accidents » (Fanon, 2002 : 192-193).

Le mouvement de libération nationale algérien, le Front de libération nationale (FLN), n'était pas encore au pouvoir. Fanon ne la critiquait pas encore. On ne saura jamais ce qu'il a pu écrire deux ans plus tard, dix ans plus tard, on peut au mieux le déduire.

L'affirmation de l'identité

C'est à ce point que Fanon aborde les questions d'identité, mon deuxième thème. Il commence la discussion en disant que, bien sûr, se vanter des civilisations anciennes ne nourrit personne de nos jours. Mais cela sert le but légitime de prendre de la distance par rapport à la culture occidentale. La racialisation de la culture était, dans un premier temps, du ressort des colonisateurs blancs : « Il est bien vrai que les grands responsables de cette racialisation de la pensée […] sont et continuent d'être des Européens, qui n'ont jamais cessé d'opposer la culture blanche à d'autres cultures non -culturelles [ …]. Le concept de noirceur, par exemple, était l'antithèse affective, voire logique, de cette insulte que l'homme blanc lançait à l'humanité » (Fanon, 2002 : 202-203).

Mais, dit Fanon : « Cette obligation historique de racialiser les revendications dans lesquelles se trouvaient les hommes de culture africains […] les conduira à une impasse » (Fanon, 2002 : 204).

Dans sa communication de 1959 au Second Congrès des écrivains et artistes noirs, reproduite au chapitre 4, « De la culture nationale », Fanon est très critique à l'égard de toute tentative d'affirmer une identité culturelle indépendante de la lutte politique pour la libération nationale ou non. inséré dedans. « Imaginer que la culture noire va se faire, c'est oublier étrangement que les Noirs sont sur le point de disparaître [...]. Il n'y aura pas de culture noire, car aucun homme politique n'a vocation à faire naître des républiques noires. Le problème est de savoir la place que ces hommes entendent réserver à leur peuple, le type de relations sociales qu'ils décident d'établir, la conception qu'ils se font de l'avenir de l'humanité. C'est ce qui compte. Tout le reste est littérature et mystification » (Fanon, 2002 : 222-223).

Sa tirade finale est aux antipodes de la politique identitaire. « Si l'homme est ce qu'il fait, alors on dirait que la chose la plus urgente aujourd'hui pour l'intellectuel africain est la construction de sa nation. Si cette construction est vraie, c'est-à-dire si elle traduit la volonté manifeste du peuple, si elle révèle l'impatience des peuples africains, alors la construction nationale s'accompagne nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes. Loin donc de s'éloigner des autres nations, c'est la libération nationale qui rend la nation présente sur la scène historique. C'est au cœur de la conscience nationale que s'élève et s'anime la conscience internationale. Et cette double émergence n'est finalement que l'essence de toute culture » (Fanon, 2002 : 235).

Mais plus loin, dans sa Conclusion, comme s'il avait exagéré l'insuffisante affirmation des mérites d'une autre voie vers l'Afrique, une voie non européenne, Fanon pointe l'exemple des Etats-Unis, qui s'étaient donné pour objectif de rattraper avec l'Europe et ils avaient eu un tel succès qu'« ils sont devenus un monstre dans lequel les failles, les maladies et l'inhumanité de l'Europe ont atteint des dimensions terrifiantes » (Fanon, 2002 : 302).

Pour Fanon, donc, « l'Afrique ne doit pas chercher à « rattraper » l'Europe, à devenir une troisième Europe. Bien au contraire : l'humanité attend autre chose de nous de cette imitation caricaturale et somme toute obscène. Si nous voulons transformer l'Afrique en une nouvelle Europe, l'Amérique en une nouvelle Europe, alors confions les destinées de nos pays aux Européens. Ils sauront faire mieux que les plus doués d'entre nous. Mais si nous voulons que l'humanité gravisse une marche de plus, si nous voulons l'amener à un autre niveau que celui que l'Europe lui a donné au manifeste, alors il faut inventer, il faut découvrir. […] Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour l'humanité, il faut changer les procédures, développer une nouvelle pensée, essayer de mettre un homme nouveau sur ses pieds » (Fanon, 2002 : 304-305).

Dans le parcours sinueux de Fanon, dans les deux œuvres, autour de la question de l'identité culturelle, de l'identité nationale, on retrouve le dilemme fondamental qui a tourmenté toute pensée antisystémique au cours du dernier demi-siècle et, probablement, tourmentera aussi le prochain demi-siècle. Le rejet de l'universalisme européen est fondamental pour le rejet de la domination paneuropéenne et de sa rhétorique du pouvoir dans la structure du système-monde moderne, ce qu'Aníbal Quijano appelait la « colonialité du pouvoir ». Mais, en même temps, tous ceux qui se sont engagés dans la lutte pour un monde égalitaire, dans ce qu'on peut appeler l'aspiration socialiste historique, sont très conscients de ce que Fanon appelait les « mésaventures de la conscience nationale ». Par conséquent, son chemin est sinueux. Le chemin pour nous tous est sinueux. Et continuera de l'être. Parce qu'emprunter un chemin sinueux est le seul moyen de rester plus ou moins sur le chemin d'un avenir où, selon les mots de Fanon, « l'humanité gravit un chaînon de plus ».

la lutte des classes

Et cela nous amène ensuite au troisième thème, la lutte des classes. La lutte des classes n'est jamais discutée de manière centrale en tant que telle dans les œuvres de Fanon. Elle est pourtant au cœur de sa vision du monde et de ses analyses. Il est évident que Fanon a été élevé dans une culture marxiste – en Martinique, en France, en Algérie. La langue qu'il connaissait et celle de tous ceux avec qui il travaillait était imprégnée des prémisses et du vocabulaire marxistes. Mais en même temps, Fanon et ceux avec qui il travaillait s'étaient vigoureusement rebellés contre le marxisme fossilisé des mouvements communistes de son époque. Le livre d'Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, est restée l'expression classique des raisons pour lesquelles les intellectuels du monde colonial (et, évidemment, pas seulement eux) ont abandonné leur engagement dans les partis communistes et affirmé une version révisée de la lutte des classes.

L'enjeu central des débats sur la lutte des classes est la question de savoir quelles classes sont en lutte. Pendant longtemps, le débat a été dominé par les catégories de partis marxistes – le Parti social-démocrate allemand et le Parti communiste de l'Union soviétique. La thèse de base était que, dans le monde capitaliste moderne, les deux classes qui étaient engagées dans une lutte fondamentale et dominaient la scène étaient la bourgeoisie industrielle urbaine et le prolétariat industriel urbain. Tous les autres groupements étaient des résidus de structures mortes ou mourantes et étaient destinés à disparaître, car ils ont tous fusionné, se définissant comme bourgeois et prolétaires.

Au moment où Fanon écrivait, il y avait relativement peu de gens qui considéraient cela comme un résumé adéquat ou même fiable de la situation réelle. D'une part, le prolétariat industriel urbain non seulement n'était même pas près de devenir la majorité de la population mondiale, mais en général il n'apparaissait pas comme un groupe qui n'avait rien à perdre que ses chaînes. En conséquence, la plupart des mouvements et des intellectuels recherchaient un cadre différent de la lutte des classes, un cadre mieux adapté à une analyse sociologique et plus utile comme base pour une politique radicale. Il y eut de nombreuses propositions de nouveaux candidats pour un sujet historique capable d'être le fer de lance de l'activité révolutionnaire. Fanon croyait la situer dans le lumpen prolétariat détribalisé et urbanisé. Mais il a avoué ses doutes lorsqu'il a souligné les "faiblesses de la spontanéité".

Au final, ce qui reste de Fanon est plus qu'une passion et plus qu'un projet d'action politique. Nous avons une image éclatante de nos difficultés collectives. Sans violence, nous ne pouvons rien faire. Mais la violence, aussi thérapeutique et efficace soit-elle, ne résout rien. Sans rompre avec la domination de la culture paneuropéenne, nous ne pourrons pas avancer. Mais l'affirmation obstinée de notre particularité est absurde et conduit inévitablement à des « accidents ». La lutte des classes est centrale, tant que nous savons quelles classes sont vraiment en difficulté. Mais les classes lumpen à elles seules, sans structure organisationnelle, sont épuisées.

Nous nous trouvons, comme Fanon s'y attendait, dans la longue transition de notre système-monde capitaliste existant vers autre chose. C'est un combat dont l'issue est totalement incertaine. Fanon ne l'a peut-être pas dit, mais ses œuvres témoignent qu'il l'avait prévu. La possibilité de sortir collectivement de cette lutte et d'aboutir à un meilleur système-monde que celui que nous avons actuellement dépend en grande partie de notre capacité à faire face aux trois dilemmes évoqués par Fanon. Faire face à ces dilemmes et les traiter d'une manière à la fois analytiquement intelligente et moralement engagée àdévente» pour laquelle Fanon s'est battu et politiquement adapté aux réalités auxquelles nous devons faire face.

*Emmanuel Wallerstein (1930-2019) a été professeur principal à l'Université de Yale (États-Unis). Auteur, entre autres livres, de Capitalisme historique et civilisation capitaliste(Contrepoint).

Traduction: Antonio Sousa Ribeiro

Initialement publié le nouvelle revue de gauche

Références


Fanon, Frantz (1971). Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil.

Fanon, Frantz (2002). Les damnés de la terre. Paris : La Découverte.

 

 

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