Par EDUARDO ELY MENDES RIBEIRO*
Le libéralisme capitaliste, fondé sur les principes qui le guident, encourage l’adoption de positions individualistes pragmatiques, qui vont à contre-courant de l’engagement dans des projets de société inclusifs et solidaires.
« Liberté » est un mot éculé, tellement utilisé par (presque) toutes les écoles de pensée qu’il a perdu tout sens précis. Elle est défendue par les libéraux et les néolibéraux, associés aux principes individualistes et au refus des interventions gouvernementales ; il est défendu par toutes les versions de l'anarchisme ; et aussi par les différents mouvements identitaires, qui réclament la fin d'une histoire de soumission et d'oppression ; en plus, bien sûr, des différents courants socialistes qui luttent pour la libération des travailleurs dans le contexte des relations de travail capitalistes.
Mais comment comprendre, ou justifier, ces différentes perspectives de liberté ? Et quelles sont vos limites ? Je me souviens d'un épisode, lorsque je faisais ma formation psychanalytique et mes études de philosophie : lors d'une conversation avec Contardo Caligaris, je lui ai demandé comment nous pouvions comprendre la relation entre liberté et détermination, dans une perspective psychanalytique.
Après tout, si nous nous constituons en sujets fondés sur l’héritage génétique et les relations sociales primaires, d’où vient cette prétendue liberté ? Il me semblait que le fondement de cette liberté ne pouvait être que métaphysique, ce qui ne cadrait pas bien avec l'idée que je me faisais de la psychanalyse. Il m'a donné une réponse que, sur le moment, je n'ai pas bien comprise. Il a proposé que la liberté puisse être l'exercice de la détermination. Mais n'est-ce pas contradictoire ?
Le discours de Contardo Caligaris, même si je ne l'ai pas bien compris, a continué à résonner en moi, et j'ai fini par m'autoriser à apporter un petit changement à la proposition que j'entendais : peut-être pouvons-nous penser que la liberté n'est pas « l'exercice » de la liberté. détermination, mais qu’elle se situe « dans » l’exercice de la détermination. Après tout, il est indéniable que nous sommes au moins partiellement déterminés par les significations et les valeurs du monde dans lequel nous vivons, ainsi que par les relations que nous entretenons, mais ces déterminations sont multiples et souvent contradictoires. Je comprends que c'est le contexte dans lequel nous exerçons nos choix et affirmons notre unicité.
Philosophe Alain Renaut[I] propose que l'idée de liberté ait deux modes distincts : l'autonomie et l'indépendance. L’autonomie ne serait pas une liberté radicale, car elle serait guidée par une règle sociale établie sur la base de la volonté et de la liberté collectives. Autrement dit, la liberté comme autonomie repose sur l’hypothèse de l’existence d’une humanité commune, irréductible à l’affirmation de chaque individualité, et à laquelle chaque individu doit se soumettre.
L'idéal d'indépendance serait tout autre, où seraient mis l'accent sur les libertés individuelles, le souci de soi, le culte du bonheur privé et la désertion de l'espace public. L’indépendance serait associée à un individualisme extrême, quelque chose de similaire à la position défendue par les néolibéraux.
Une société basée sur la liberté et l’indépendance n’est pas difficile à imaginer, c’est une jungle où prévaut la loi du plus fort (ou du plus riche). D’un autre côté, la possibilité d’une société fondée sur la liberté comprise comme autonomie dépendrait de l’efficacité d’un ordre social fondé sur des principes largement acceptés et partagés. Mais comment consolider cet ordre dans des sociétés où coexistent et se chevauchent une variété de codes, de valeurs et de visions du monde différents ? Des valeurs éthiques communes capables de reconnaître et de légitimer les différences seraient nécessaires, mais aussi de produire des modes de relation qui soutiennent la cohésion sociale.
Un projet qui n’est pas facile à réaliser, compte tenu de l’avancée du néolibéralisme dans les sociétés contemporaines. Cela s'observe même dans nos relations quotidiennes, où l'idée de dépendre d'une autre personne, quelle qu'elle soit, tend à être fortement condamnée, peut-être parce qu'elle fait référence à notre histoire de relations oppressives, des pauvres par rapport aux riches, des femmes par rapport aux hommes, etc. Cependant, on ne se rend souvent pas compte que, s'il existe quelque chose qui garantit la cohésion sociale, quelque chose que l'on peut appeler un « lien fondamental », ce quelque chose est le rapport de dépendance, comme expression d'une réciprocité permanente et nécessaire, pour la majorité des gens. personnes. Il s'agit donc d'une dépendance structurelle et structurante à l'égard de la société dans son ensemble (en tant que système symbolique), mais aussi des sujets avec lesquels nous établissons nos échanges.
Quoi qu'il en soit, l'autre option, l'idéal de liberté sous forme d'indépendance, impose au sujet moderne une tâche impossible : il doit à la fois être libre et s'affirmer socialement, c'est-à-dire être indépendant, mais il doit rechercher une reconnaissance sociale qui vous garantisse une place et témoigne de votre valeur, de votre importance. Voilà le paradoxe : pour exercer une liberté radicale, nous avons besoin de l’autre.
La société moderne-contemporaine, en proposant l'égalité des droits, nous a libérés des destins imposés, puisque, au moins idéalement, personne ne devrait plus se présenter comme porteur d'insignes hérités (nom de famille, lieu de naissance, activité économique de ses parents). ; mais, d'un autre côté, cela nous a lancé dans la tâche difficile de construire une place dans le monde, basée sur nos choix et nos efforts.
C'est dans ce contexte, du rapport de chaque sujet ou groupe social avec l'altérité, qu'il faut reconnaître les limites de la liberté et la fragilité des identités, car, si ne sont pas établies et reconnues des normes qui garantissent la primauté du commun le bien sur les intérêts privés, nous courons le risque de consolider une société extrêmement inégalitaire et potentiellement injuste, dans la mesure où chaque sujet (ou groupe social) usera de sa liberté pour construire la meilleure place au monde (identité sociale) qu'il peut, au mépris de tout engagement envers le collectif.
En ce sens, au cours des dernières décennies, les revendications identitaires ont gagné en force, entendues comme une demande de reconnaissance et d’appréciation de la part de groupes sociaux spécifiques. Ces mouvements dénoncent à juste titre que l’égalité moderne est une erreur et qu’il subsiste des traits (couleur de peau, sexe, genre, origine ethnique, religion) qui produisent la stigmatisation. Face à cette situation, il est proposé que les personnes présentant ces caractéristiques se rassemblent pour défendre leurs droits.
C’est une réaction tout à fait légitime, mais qui soulève une autre question : si certains traits produisent encore des identités collectives stigmatisées, quelle stratégie adopter pour lutter contre ces injustices ? Renforcer les identités collectives ? Ou dénoncer la stigmatisation de ceux qui sont différents ?
La psychanalyse peut contribuer à cette discussion en démontrant qu’il n’y a rien de plus fragile et d’incohérent, tant au niveau personnel que collectif, que l’engagement envers des fondements tels que la « liberté » et l’« identité ». D’abord parce que, comme nous l’avons déjà souligné, l’exercice de la liberté dépendra toujours du rapport à autrui, c’est-à-dire de l’articulation sociale. Dans la pratique clinique psychanalytique, cela est évident car, contrairement à ce que cela peut paraître à ceux qui n’ont pas cette expérience, il ne s’agit pas de « plonger en soi », « de rechercher son vrai soi, son essence ».
Rien de plus loin. Lors d'une séance d'analyse, d'innombrables personnes « assistent » : parents, partenaires amoureux, enfants, patrons, amis, etc. Nous ne pouvons que penser à nous-mêmes, et affirmer quelque chose de l'ordre du désir qui fait de nous des sujets, à partir de nos relations sociales.
Et toute identité, de la même manière, ne se constitue et ne se soutient qu’à partir d’une dynamique de reconnaissances, « négociée » socialement. Autrement dit, dans le monde contemporain, il est complètement fantaisiste pour quelqu’un, ou pour un collectif, de prétendre que sa place dans le monde est établie sur la base d’une identité supposée, définie par toute forme d’« attribut essentiel », comme la couleur de la peau. , le sexe ou le genre. D’un point de vue psychanalytique, toute identité est absolument imaginaire et incohérente, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas nécessaire.
Nous devons tous construire une image de nous-mêmes à partir de nos interactions sociales. Mais cette « image », cette « identité », sera toujours aussi diverse et changeante que les relations que nous entretenons. Aucun d’entre nous « n’est » noir/blanc, homme/femme, hétéro/gay, ou, du moins, nous ne le sommes pas, car notre identité ne peut être réduite à aucun trait.
En ce qui concerne les transformations sociales de notre histoire récente, depuis les mouvements contre-culturels des années 1960 jusqu'aux mouvements de défense du multiculturalisme, en passant par la chute du mur de Berlin, la défense de la liberté et de l'égalité a toujours été associée aux idéaux qu'ils envisageaient comme la reconnaissance et l'inclusion de toutes les différences, en excluant évidemment les réactions d'extrême droite. Mais, actuellement, nous vivons dans un paradoxe : la démocratie moderne s’est établie en opposition aux croyances identitaires essentialistes, telles que les hiérarchies sociales médiévales, l’esclavage et le nationalisme xénophobe ; mais cela a fini par nous conduire à la nécessité de produire de nouvelles identités collectives, celles-ci de nature libertaire, conçues comme des stratégies pour faire face aux échecs de la démocratie elle-même.
Mais dans ce sens, on risque d’établir une rupture par rapport au projet démocratique, fondé sur l’idée d’universalité, et qui proposait que « l’espace politique ne soit pas marqué par l’affirmation de la différence, mais par l’affirmation de la différence ». indifférence absolue à l’égard de toute exigence identitaire ». (Safatle, 2012, p. 31.).
Cela nous amène à penser que la distinction entre ce qui s'opère dans le champ politique plus large, où une universalisation des droits et des devoirs serait souhaitable, peut être négligée ; et la portée des relations interpersonnelles, où les différences et les singularités doivent être reconnues, respectées et non soumises à des critères hiérarchiques. Autrement dit : les relations de pouvoir, ou alliances, et la recherche de reconnaissance, qui s'opèrent dans différentes interactions sociales (travail, famille, affections), toujours singulières, devraient être subordonnées aux fondements politiques de la société, qui sont en fait valable universellement.
Selon ces principes éthiques, l'important serait de maintenir la lutte pour l'égalité et l'universalité, en soutenant l'idée que la défense des droits des groupes marginalisés (noirs, homosexuels, femmes, etc.) ne doit pas se transformer en pratiques de ségrégation et d'entification. . des différences, mais au contraire dans une stratégie d’instauration d’une société égalitaire et juste,[Ii] où la reconnaissance des différences est soutenue par des principes universels.
En revenant sur cette question sous un autre angle, on peut constater l’apparition de tensions entre universalité et différences, d’une part, et entre individualisme et intérêt social, d’autre part. Sur le plan éthique, il serait important et nécessaire que nous partagions certaines valeurs universelles et, en même temps, reconnaissions la légitimité et la richesse d'une diversité de façons d'être. Et, au niveau micropolitique, nous construisons un « équilibre tendu » entre intérêts individuels et collectifs, les intérêts individuels ne prenant jamais le pas sur les intérêts collectifs.
Dans une tentative d'assimiler ces tensions éthico-politiques, Susan Neiman[Iii] propose que le pluralisme culturel (et la diversité sociale en général) ne soit pas considéré comme une alternative à l’universalisme, mais plutôt comme une amélioration de celui-ci. Quelque chose qu'Aimé Césaire appelait « un universel enrichi de chaque particulier ».[Iv]
En ce qui concerne les mouvements identitaires, on comprend que chacune de leurs dénonciations et revendications contribue à donner de nouvelles configurations à l’universel, représenté par l’idée des droits de l’homme. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître ce qui est universel dans chaque particulier.
Pour des mouvements inclusifs
Les transformations accélérées que traverse la société contemporaine signifient que les structures et pratiques postmodernes, où les communications mondialisées interconnectent une immense variété de relations sociales « tribalisées », coexistent avec des structures et pratiques prémodernes, fondées sur des valeurs traditionnelles et religieuses.
C’est dans ce contexte qu’ont émergé les mouvements identitaires, le développement des sociétés libérales s’étant construit sur des structures sociales encore fondées sur des relations sociales hiérarchiques, où surtout les femmes et les noirs occupaient des positions subordonnées. En d’autres termes, sur la base d’hypothèses égalitaires, nous avons créé une société dans laquelle, dans l’exercice de notre liberté, nous reproduisons les inégalités historiquement établies.
En ce sens, il était nécessaire que les membres de ces couches sociales opprimées se rassemblent pour devenir plus forts, gagner en visibilité et dénoncer les mécanismes d'exclusion qui les touchaient et qui les affectent encore. Cela s'est réellement produit. Le féminisme comme les mouvements noirs et LGBTQIA+ ont réussi à attirer l’attention sur des droits qui leur ont été historiquement retirés et à défendre des mesures qui garantissent la réparation de ces injustices.
Les avancées et les réalisations de ces mouvements sont indéniables. Rares sont ceux qui nieraient que, du moins dans la plupart des pays occidentaux, les femmes, les Noirs et la population LGBTQIA+ jouissent aujourd’hui de plus de droits qu’il y a quelques décennies. Certes, il reste encore beaucoup à faire, et c'est la discussion qui est proposée : comment avancer ? Quels sont les freins à ces avancées ? Quelles sont les limites des stratégies adoptées jusqu’à présent ?
Cette réflexion est nécessaire car il y a quelque chose dans la stratégie utilisée par ces mouvements qui peut entraver, ou retarder, la progression vers leurs objectifs. C’est ce qu’ils considèrent comme leur « commun », c’est-à-dire l’élément qui les unit. Dans leurs discours, il a été convenu que les facteurs qui définissent et donnent l'unité à ces groupes sont la couleur de la peau, le sexe et l'orientation sexuelle.
Même si l’on comprend les raisons de la création de ces mouvements et l’efficacité des actions développées jusqu’à présent, il est important de constater qu’ils rencontrent des difficultés à dépasser le cadre de conquêtes spécifiques de droits et à produire des transformations sociales efficaces. Pour que cela se produise, il est nécessaire de se concentrer sur la chose la plus importante, à savoir la reconnaissance du fait que ce qui est commun dans ces cas, c’est l’oppression et le manque de respect lui-même. Ce sont les principes éthiques qui, au moins soi-disant, devraient guider les relations dans notre société, comme le respect des différences, l’égalité des chances, la liberté sexuelle, la liberté de croyance, etc., qui sont violés et qui constituent le « commun » dans tous ces cas. Comme disait Frantz Fannon[V], « toutes les formes d’oppression sont identiques, car elles s’appliquent au même objet : l’homme ».
Un autre obstacle vient du fait que les idéaux universalistes font l’objet de nombreuses critiques et de suspicions, même dans certains segments de la gauche. Il est probable que cela résulte d'une confusion entre deux projets absolument distincts : le premier est représenté par les ambitions impérialistes de certaines nations, qui entendent imposer leur mode de vie à d'autres sociétés, en supposant que leur modèle de société serait le plus évolués et justes et, par conséquent, ils accompliraient la noble mission de libérer les sociétés les plus arriérées de l’obscurantisme. Évidemment, dans le cadre du système capitaliste, ces intentions ne seraient pas si nobles, et encore moins dénuées d’intérêts économiques.
Certes, ce projet universaliste doit faire l’objet de vives critiques. Cependant, il existe une autre possibilité, représentée par le projet de défense des droits humains universels, qui inclurait le respect des différences et la défense de la liberté, comprise comme autonomie.
Il est vrai que le pacte social moderne n’a jamais été capable de produire des sociétés équitables, mais c’est le modèle qui organise toutes les sociétés démocratiques et, comme peu de gens croient encore aux révolutions, nous ne pouvons que tenter de l’améliorer. Dans ce cas, il s’agit de considérer que les dommages historiques causés à des personnes et à des groupes spécifiques découlent du fonctionnement de la société dans son ensemble, car la cohésion et la justice sociale dépendent de la confiance dans l’efficacité des principes qui régissent les relations entre ses membres.
Avec l’avancée de l’individualisme, on ne peut actuellement pas compter sur la stabilité (que l’on pourrait aujourd’hui considérer comme injuste) des formes traditionnelles de relation, dans lesquelles chaque sujet naissait dans un lieu social spécifique et recevait une « identité » ; ni avec la sécurité promise par le contrat social libéral-démocrate, où les mécanismes d'organisation sociale et de gestion devraient garantir les conditions nécessaires à une vie digne. Autrement dit, il n’est pas facile aujourd’hui de croire à l’existence d’un lien social favorisant l’équité, la justice et la sécurité.
Cette fragilité de notre organisation sociale permet de comprendre l’existence d’un racisme structurel, d’un machisme structurel et la difficulté de vivre avec la diversité des manières de vivre et de profiter. Et ce sont ces caractéristiques « structurelles », résistantes au changement, qui ont rendu la création de mouvements identitaires importante et nécessaire, car elles ont renforcé la perception que nos codes et nos institutions ne sont toujours pas capables de nous protéger de ceux qui réagissent violemment contre le social. actions visant à promouvoir plus d’équité et de tolérance envers la diversité.
Il est cependant regrettable qu’il ait fallu créer des mouvements identitaires et proposer des actions positives, pour donner effet aux principes et aux valeurs qui constituent le fondement de notre lien social. Quoi qu’il en soit, il serait actuellement préférable que ces actions soient considérées comme des stratégies de politique publique et non comme des revendications de groupes spécifiques. Après tout, ce sont les principes qui organisent les relations de la société dans son ensemble qui sont violés. Et, en ce sens, il n’y a aucune raison de renforcer des traits soi-disant identitaires que nous souhaitons faire disparaître, du moins en tant que producteurs de stigmatisation et de privilèges collectifs.
Dans cette direction, l'argument souvent utilisé par les militants et théoriciens des mouvements identitaires prend tout son sens : même s'ils reconnaissent que l'idéal serait que personne ne soit jugé et évalué sur la couleur de sa peau, son sexe, son genre, leur croyance ou leur appartenance ethnique, considère qu'il est stratégiquement nécessaire de regrouper les gens sur la base de ces caractéristiques historiquement dévalorisées, en leur donnant une voix et une visibilité, afin que, dans un second temps, après avoir été responsabilisés et avoir vu les injustices reconnues et réparées, ces groupes puissent se dissoudre, et tous ensemble, nous participons à la création d’une société plus juste.
Cette stratégie a véritablement renforcé chacun de ces segments sociaux, mais tout indique que le moment est venu d'évoluer vers un projet de société moins fragmenté et plus solidaire, car les pratiques de défense des intérêts de groupes spécifiques ont peu de chances de conduire à un projet de société plus égalitaire et plus solidaire. société orientée vers le bien commun. La question qui se pose est de savoir comment favoriser l’articulation de ces mouvements.
De l’exclusion au monopole de la parole
Réunifier est bien plus difficile que diviser. L’histoire moderne l’a démontré à tout moment.
Le racisme, l’homophobie et la misogynie sont des héritages historico-culturels qui ont été combattus. Il est cependant intéressant de noter que, au moins dans un premier temps, cette lutte visait l’universalisation des droits, et non une segmentation sociale fondée sur des traits identificatoires. L’accent était mis sur l’universalité et non sur la différence.
Cette position est clairement exprimée par plusieurs références importantes pour les mouvements identitaires. Dans le mouvement noir, par exemple, en 1930, Angela Davis exprimait ce qui suit à propos de l'union des forces contre la violence raciste aux États-Unis : « Ces femmes blanches courageuses ont subi de l'opposition, de l'hostilité et même des menaces de mort. Ses contributions ont été inestimables dans le cadre des croisades contre le lynchage. (Bosco, 2017, p. 22)
Aussi Frantz Fannon[Vi] refuse toute stratégie de production d’une « identité noire » : « Ma peau noire n’est pas un dépôt de valeurs spécifiques… Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger des réparations pour mes ancêtres soumis. Il n’y a pas de mission noire. Il n’y a pas de fardeau blanc. Je ne veux pas être victime des règles d’un monde noir… Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui a déshumanisé mes ancêtres. […] « Pour nous, celui qui adore les Noirs est aussi « malade » que celui qui les exécre. » […] « Nous considérons qu’un individu doit être enclin à assumer l’universalisme inhérent à la condition humaine. »
Et, plus récemment encore, dans le cadre du mouvement Black Lives Matter, 54% des manifestants se sont identifiés comme blancs,[Vii] ce qui montre clairement qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement noir, mais plutôt d’un mouvement contre le racisme.
Ainsi, pour en revenir à la question des identités collectives, il n'y a aucune raison de supposer qu'il soit nécessaire que ces mouvements revendiquant l'égalité se positionnent sur la base d'oppositions identitaires, puisque le champ des identités, qui se constitue à partir des différences, se situe au sein de la portée des singularités, tandis que la défense de l’égalité doit se faire au niveau collectif.
Le fait est que l’affaiblissement de ces idéaux sociaux universalistes a stimulé les projets privés visant à défendre les intérêts de segments sociaux spécifiques. C’est dans ce contexte que se renforce la revendication de l’exclusivité des « lieux de parole », fondée sur l’idée que seuls les opprimés ont la légitimité de parler de leur oppression.
Et c’est à cause d’un usage imprécis de cette expression que de nombreux partisans des « causes identitaires », qui n’ont pas le même historique de discrimination, ont commencé à être contraints au silence, sous prétexte qu’ils jouissaient d’une domination discursive depuis trop longtemps. , et que le moment est venu de donner la parole aux opprimés.
Or, nous avons des raisons de croire que la place de la parole sera toujours unique : chaque sujet construit sa place à partir d'un croisement d'expériences, de contextes et de relations, qui peuvent avoir des similitudes, mais seront toujours uniques.
Nos lieux de parole ne peuvent se réduire à aucun trait que nous avons en commun, car bien au-delà, ou en dessous, des généralisations impliquées dans certains projets identitaires, ce qui est perçu est une pluralité de positions, telles que : des femmes qui ont incorporé et naturalisé une vision sexiste. culture, les gays qui croient avoir une anomalie, les noirs qui se considèrent intégrés et refusent d'être définis par la couleur de leur peau, les parents conservateurs qui ont révisé leurs positions homophobes après avoir découvert que l'amour qu'ils portent à leurs enfants homosexuels est plus grand que leur les préjugés, les hommes et les femmes qui font face à la rencontre/confrontation avec la diversité de différentes manières ; c’est-à-dire des personnes qui assument leur lieu de parole en fonction de leurs histoires, de leurs affections et de leurs choix, et qui ne peuvent être réduites à des figurants dans les identités collectives.
Une alternative serait de considérer que, plus important que de garantir à certains groupes sociaux le droit exclusif de défendre leurs causes, en fonction de la spécificité de leurs lieux de parole, il serait d'élargir les conditions d'écoute. Mais pour qu’il y ait écoute, il faut établir une relation non accusatrice et non persécutrice. Il s’agit de créer les conditions pour que l’autre soit perçu en fonction de sa singularité et que les différences ne soient plus disqualifiées.
Après tout, dans la vie de tous les jours, nos relations et nos affections ne se limitent pas à nos pairs, à ceux qui partagent le même sexe, le même genre et/ou la même origine. Nous vivons en contact permanent avec la diversité, et plus nous nous rapprochons de ces personnes diverses et apprenons à les connaître en tant que sujets, avec leurs désirs et leurs peurs, plus nous développons des sentiments d'empathie, plus nous sommes capables de nous rebeller contre les injustices subies. . Comme ça…
Lorsqu'une femme raconte que, toute sa vie, elle a eu peur de croiser des hommes dans la rue, ressentant toujours le besoin de détourner le regard, car elle savait qu'elle pourrait être l'objet d'une attaque irrespectueuse ;
Lorsque les afro-descendants rapportent qu'ils ressentent souvent la gêne de voir d'autres passants changer de trottoir, car ils craignent d'être des voleurs ;
Quand des couples homosexuels déclarent avoir reçu d’innombrables insultes, voire attaques, simplement parce qu’ils aiment des personnes du même sexe.
Ces histoires, et bien d’autres, sont capables de nous toucher, pas nécessairement parce que nous avons vécu des expériences similaires, mais parce que nous partageons la même humanité et connaissons également des sentiments d’insécurité, d’impuissance, d’humiliation et de peur.
En ce sens, à qui s’adresser ? Pour ceux qui soutiennent les mêmes causes, renforçant un sentiment de victimisation collective ? Ou pour la société au sens large, pour que chacun, depuis son lieu de parole et d'écoute, puisse s'insérer dans des mouvements d'indignation, de résistance et de transformation ?
Francisco Bosco[Viii] apporté à ce débat l'existence de stratégies combler e collage, dont les noms expliquent déjà la différence. Le premier propose des passerelles entre tous ceux qui soutiennent une même cause, tandis que le second défend la constitution de collectifs identitaires exclusifs, où les « outsiders » pourraient avoir, tout au plus, une participation marginale. Au stade actuel du parcours des mouvements identitaires, ne s’agirait-il pas de repenser la stratégie politique la plus adaptée et la plus efficace ?
Par ailleurs, comme le rappelle Vladimir Safatle[Ix], l’identité de l’opprimé est définie par l’oppresseur. C'est lui qui établit et hiérarchise les différences qui produiront l'oppression. Le moment est peut-être venu de se libérer de ce montage pervers, et de croire que toute possibilité émancipatrice implique la création d’une sensibilité généralisée visant à déconstruire les distinctions produites par les oppresseurs.
Stratégies possibles
Revenant aux considérations initiales sur les relations qui s'établissent actuellement entre les valeurs attribuées à la liberté et à l'identité, et sur la promotion de génie individualiste, il est possible d'affirmer que notre défi en tant que société est de trouver/produire des éléments capables de garantir un minimum nécessaire de cohésion et de justice sociale. Et, si nous sommes un peu plus ambitieux et optimistes, recréer des idéaux et des utopies capables d'orienter des mouvements visant le bien commun et la réduction des conflits et de la violence, en gardant à l'esprit que ce sont précisément nos contradictions qui nous poussent à promouvoir ces transformations. .
Cette compréhension est souvent critiquée pour être considérée comme naïve et inapplicable, les conflits étant inhérents à la sociabilité humaine, ce qui est une vérité irréfutable. Mais d’un autre côté, cela ne signifie pas que nous devons abandonner nos idéaux, comme le propose Neimann.[X] « Les idéaux ne se mesurent pas par le degré d’adéquation à la réalité : la réalité est jugée par le degré d’adéquation aux idéaux. »
Quand on abandonne les projets collectifs, destinés à l’ensemble de la société, on naturalise la confrontation entre ceux qui sont différents. S’il est défini à partir des « identités », le champ d’action du collectif tend à se restreindre de plus en plus et commence à s’affirmer à travers la confrontation avec d’autres collectifs, car dans cette situation de lutte pour la reconnaissance, l’autre a besoin d’être confronté.
L'histoire démontre que les membres de mouvements constitués sur la base d'identités collectives, qu'ils soient de droite ou de gauche, se sont toujours considérés comme lésés par la manière dont les relations sociales se déroulent et ont commencé à comprendre que surmonter leurs malheurs devait passer par la combativité. défense de leur identité, et non par l'effort permanent de construction et de mise en œuvre de relations sociales basées sur l'acceptation et la coexistence avec des différences non hiérarchiques.
En ce qui concerne les mouvements identitaires visant à promouvoir l’égalité et la justice sociale, le défi actuel est de surmonter l’isolement, car chacun de ces mouvements a ses agendas spécifiques et, actuellement, ce qui est nécessaire, c’est leur ouverture progressive et leur alliance avec les « non-militaires ». sujets et groupes identitaires, fédérant ces revendications et propositions dans un projet de société guidé par une utopie partagée. Rappelant que, comme nous l’avons dit plus haut, les utopies ne sont pas des images idéalisées, impossibles à réaliser ; Les utopies sont des vecteurs de désir.
En raison de leur nature réactionnaire, les forces conservatrices ont beaucoup plus de facilité à s’unir, car leur référence est le passé, quel qu’il soit (dictature militaire, stratification sociale, moralité religieuse, rôle subordonné des femmes et des personnes d’ascendance africaine). Ils ont un idéal à affirmer et à défendre, et des ennemis à combattre : tous ceux qui sont liés aux transformations sociales qu’ils ne comprennent pas ou n’acceptent pas, et qu’ils tiennent pour responsables de leurs éventuelles frustrations.
De l’autre côté de l’échiquier politique, on observe des mouvements et des collectifs créés autour d’objectifs différents, mais tous liés à la défense de modèles sociaux inclusifs et écologiquement durables. Le problème est que ces mouvements ne sont pas pour l’instant fédérés autour d’un projet de société. Contrairement au camp de droite, qui possède un seul drapeau (au Brésil, il se matérialise dans le drapeau national lui-même), le camp dit progressiste en possède plusieurs, ce qui signifie qu’il n’en a aucun capable de représenter un projet commun.
Le grand défi à relever est la difficulté actuelle de produire un enchantement collectif face aux grands projets de construction et de transformation sociale, comme ceux présents dans les mouvements contre-culturels et dans divers projets socialistes, voire sociaux-démocrates.
Le libéralisme capitaliste, fondé sur les principes qui le guident, encourage l’adoption de positions individualistes pragmatiques, qui vont à l’encontre de l’engagement dans des projets de société inclusifs et solidaires. Ce n’est pour aucune autre raison que les néolibéraux défendent l’État minimal.
Compte tenu des avancées de l’extrême droite, il n’est qu’apparemment contradictoire qu’une alliance entre des projets néolibéraux et des croyances et pratiques religieuses plus moralistes se produise, car la « liberté individualiste » ne peut être soutenue sans établir les conditions de production d’identités sociales, telles que celles qui existent. peut être favorisée par le sentiment d’appartenance à un pays, une famille ou une religion. C'est une alliance entre certaines conceptions de la liberté et de l'identité, qui conspirent contre l'universalité des droits et le respect de la diversité.
Évidemment, les mouvements soi-disant « identitaires » ont d’autres objectifs, mais, à ce stade de leur développement, ils doivent échapper au piège de l’idée d’identité.
Face à cette situation, certains mouvements peuvent acquérir un pouvoir de transformation. L’une d’elles est la pensée décoloniale, qui propose un décentrement des cadres de compréhension produits par la tradition libérale/capitaliste, et ouvre de nouvelles possibilités pour concevoir et vivre nos relations sociales. Un autre est le mouvement écologique, car il devient de plus en plus évident que le modèle économique actuel porte un préjudice évident à tous les habitants de la planète. Autrement dit, nous sommes tous dans le même bateau.
En ce sens, encore une fois, il ne s’agit pas d’opposer des identités ou des visions du monde, mais plutôt d’enrichir notre expérience par une ouverture à d’autres formes de relations avec les autres et avec la nature, qui peuvent nous aider à faire face aux impasses et aux conflits auxquels nous sommes confrontés.
*Eduardo Ely Mendes Ribeiro est psychanalyste et titulaire d'un doctorat en anthropologie sociale de l'UFRGS.
Références
Bosco, Francisco. La victime a-t-elle toujours raison ? : Luttes identitaires et nouvel espace public brésilien. São Paulo : Cependant, 2017.
Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. São Paulo : Veneta. 2020.
Fannon, Frantz. Peau noire, masques blancs. São Paulo : Ubu Editora, 2020.
Neimann, Susan. La gauche n'est pas réveillée. Belo Horizonte : Éditeur Ayiné, 2024.
Renaut, Alain. L'âge de l'individu. Lisbonne : Institut Piaget, 1989.
Safatlé, Vladimir. La gauche qui n'a pas peur de dire son nom. Sao Paulo : Trois étoiles, 2012.
Safatlé, Vladimir. Alphabet des collisions. São Paulo : Ubu Editora, 2024.
notes
[I] Voir Renaut, 1989.
[Ii] Voir Safatle, 2012, p. 34.
[Iii] Voir Neiman, 2023, p. 70.
[Iv] Voir Césaire, 1957.
[V] Voir Fannon, 2020.
[Vi] Voir Fannon, 2020.
[Vii] Voir Neimann, 2024, p. 47.
[Viii] Voir Bosco, 2017.
[Ix] Voir Safatle, 2024.
[X] Voir Neimann, 2023, p. 97.
la terre est ronde il y a merci à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
CONTRIBUER