Par DENIS DE MORAES*
Considérations sur le rôle de Jean-Paul Sartre dans le processus fondateur du journal
1.
Le 23 mai 2023, le journal qui a renouvelé la presse française d'un style audacieux, critique et irrévérencieux, en phase – à des intensités différentes au fil des décennies – avec les idéaux d'une gauche ouverte aux changements de la vie sociale, des schémas culturels et politiques. les pratiques.
En effet, un demi-siècle de Libération a des dates mobiles de célébration. Lancé lors d'une conférence de presse le 3 janvier 1973, il atteint les lecteurs le 18 février avec le numéro 0, destiné à diffuser les principes éditoriaux et à attirer les abonnés et les dons. Le 23 mai, sortait officiellement le premier numéro, comportant, juste en dessous du titre, le nom de son directeur, le philosophe Jean-Paul Sartre. A 68 ans, il prend ses fonctions avec les lettres de noblesse de l'intellectuel de gauche le plus influent de France depuis l'après-guerre et directeur du magazine mythique Les Temps Modernes depuis octobre 1947.
Figure fédératrice et stellaire du projet, Sartre a inspiré et imprimé la marque indélébile de Libération comme « le défenseur de toutes les contestations », selon l'heureuse définition du journaliste et philosophe Robert Maggiori. En effet, le tabloïd s'est démarqué par sa critique acharnée du système de pouvoir, générateur d'inégalités, d'exclusions et de discriminations, et par son attachement incontournable à la liberté d'expression et à l'information véridique.
Dans le texte suivant, je décris la trajectoire de la Libération, entre la gestation du projet et la fin de la direction unique de Jean-Paul Sartre, sur une année. Une période d'effervescence dans le pays et dans le monde, durant laquelle, malgré des difficultés financières persistantes, le journal adopte une vision contre-hégémonique du journalisme, fondée sur la défense des causes libertaires, des mobilisations sociales et des droits des citoyens, avec un biais à tendance socialiste , mais sans être lié aux orthodoxies.
2.
Alors que les opposants propageaient déjà la perte d'influence de Jean-Paul Sartre sur la scène publique française, voilà que la presse réapparaissait comme un rayon de lumière pour le fondateur de Les Temps Modernes et chroniqueur pour de nombreuses publications. Cette fois c'était le Libération. Le tabloïd, conçu par des maoïstes et anciens maoïstes de l'organisation d'extrême gauche Gauche prolétaire (médecin généraliste), a introduit une composante critique radicale dans le scénario de l'hégémonie conservatrice.
Au début des années 1970, la presse grand public est essentiellement constituée de journaux des générations Résistance et Libération (Le Figaro, Le Monde, combat, Le Matin, Le Parisien), par des hebdomadaires politiques lancés pendant la crise en Indochine et en Algérie (L'Express, Le Nouvel Observateur) et d'autres récentes (Le Point), par des revues de variétés illustrées (Paris Match, Elle, Marie Claire). En général, la couverture des problèmes sociaux était épisodique, et l'effort le plus visible dans ce sens provenait de la Le Monde, qui a créé la rubrique « Agitação », consacrée à l'actualité syndicale et aux organisations et mouvements de la société civile.
En revanche, note le journaliste Serge July, « la presse de mai 1968 est contre-culturelle, sans aucun sens de l'organisation opérationnelle ». Mais il n'en est pas moins vrai que, malgré le manque de moyens et l'absence de structure interne et de schémas de distribution, les alternatives, libertaires et souterrain à partir de 1968, il contribue à renouveler les standards de la presse française. L'éventail des options reflétait la variété des aspirations des nouvelles générations qui convergeaient dans les assemblées et les protestations contre l'establishment. Au moins une douzaine de revues ont dépeint l'effervescence créative et contestataire, dont trois avec des concepts éditoriaux et esthétiques plus audacieux : Charlie Hebdo (1969), pour l'humour et la satire politique radicale ; Tout ! (1970), en défense des minorités sexuelles et des valeurs anti-bourgeoises et pro-maoïstes ; Courant (1970), qui réunit des groupes de jeunes auteurs d'extrême gauche.
Dans le domaine de la presse révolutionnaire, les journaux d'organisations semi-clandestines, maoïstes ou non maoïstes, prônaient l'éducation idéologique des travailleurs, la sensibilisation contre le pouvoir oppressif et les méthodes d'action directe et agressive, des grèves et occupations d'usines à d'éventuelles Actions. La diffusion était réservée aux militants et sympathisants, mais elle se heurtait à la répression gouvernementale et aux procédures judiciaires pour les interdire – et il y avait toujours la concurrence du public. L'Humanité, porte-parole du Parti communiste français (PCF) et corps de gauche le plus structuré depuis l'après-guerre.
le dôme de Gauche prolétaire considéraient que les incohérences de la soi-disant « presse libre » pouvaient être surmontées par un quotidien qui tentait de refléter les sensibilités et les expressions multiformes qui ont émergé dans le bouleversement idéologique de 1968. Libération est né à la rentrée 1972. Des discussions autour d'un journal qui prône le développement réel de la démocratie politique et intègre des revendications depuis 1968 réunissent Jean-Paul Sartre, le philosophe Michel Foucault, l'écrivain Maurice Clavel et le cinéaste et critique de cinéma Alexandre Astruc. Avec l'appui de ces intellectuels, le nombre de personnes intéressées par le journal grandit et il ne fallut pas longtemps pour que le bureau exigu du 14 rue de Bretagne reçoive un nombre surprenant de personnes, surtout des jeunes, pour des réunions de trois ou trois quatre heures.
Dans l'évaluation de Serge July, trois impulsions convergent pour la création de Libération. Le premier est venu de Jean-Paul Sartre. Dans la période post-1968, déçu du reflux des mobilisations insurgées et mécontent de ce qu'il croit être la passivité de la gauche traditionnelle face à l'hégémonie du capital, il se rapproche des maoïstes issus des rébellions étudiantes du Mai français. Bien qu'il y ait certaines convergences de sa pensée à l'époque avec la ligne gauchiste de Gauche prolétaire, Sartre a essentiellement maintenu l'autonomie politique et intellectuelle. Il a exprimé à plusieurs reprises sa solidarité avec l'organisation face aux mesures répressives du gouvernement gaulliste de Georges Pompidou, notamment l'offensive policière visant à interdire les journaux. J'Accuse e La cause du peuple.
Au début des années 1970, il accepte de donner son nom pour figurer comme directeur des deux véhicules, dans une sorte de paravent symbolique de protection, dû à sa réputation nationale et internationale, à la liberté d'expression menacée. Il est même allé dans les rues de Paris pour vendre des copies de La cause du peuple, au mépris des ordres de saisie.
Mais, selon July, au milieu de l'année 1972, Sartre était déjà las de jouer ce rôle et motivé par la proposition du nouveau journal : « Sartre était l'un des rares intellectuels français de l'époque à s'immerger dans la réalité, pour beaucoup réfléchi à l'histoire qui restait à faire. Cela se lit dans les dix volumes intitulés Les situations et, bien sûr, dans Les Temps Modernes. C'est donc le rôle théorique que Sartre est amené à jouer à cette époque par rapport à des situations concrètes qui le convaincront naturellement de s'engager dans la folie des Libération. Il a également joué un rôle fédérateur pour de nombreuses personnes susceptibles de travailler sur un tel projet et qui ont fait confiance à sa capacité à résister aux tendances autoritaires et sectaires des ex-maoïstes ».
Le philosophe a encouragé l'équipe à adopter un style éditorial qui ne ressemble à rien dans la presse grand public. « Je me souviens de réunions sur le langage que devrait avoir le journal. Sartre voulait trouver une nouvelle langue « écrite-parlée », une traduction écrite de la parole populaire, une langue qui assurerait la fluidité de la communication », se souvient July.
La deuxième impulsion a été donnée par le groupe de journalistes maoïstes, ex-maoïstes et sympathisants, venus du Agence de communiqués de presse (APL), fondée le 18 juin 1971 et dirigée par Jean-Claude Vernier et Claude-Marie Vadrot. Sartre et Maurice Clavel ont accepté d'être co-réalisateurs pour signaler à la répression qu'elle avait de solides partisans. Le but éditorial de Agence de communiqués de presse L'APL accentue le contraste : elle veut « défendre la vérité, renforcer l'information libre et confronter l'information soumise aux ordres du pouvoir ». Elle mêlait le radicalisme politique des Gauche prolétaire avec la volonté de conquérir les lecteurs avec une actualité centrée sur les revendications sociales. Le bulletin quotidien de Agence de communiqués de presse il est devenu une source d'information fiable pour les syndicats, les mouvements sociaux, les comités d'usine, les conseils étudiants et les groupes de gauche.
La troisième impulsion est venue de la Gauche prolétaire. A partir des expériences de J'Accuse e La cause du peuple, à la fois à faible tirage et à pénétration limitée, l'organisation a commencé à défendre la thèse selon laquelle la prise du pouvoir doit être gérée en parlant ouvertement des problèmes populaires, afin de former des consciences critiques et de dénoncer l'exploitation des travailleurs. Pour cela, il fallait une publication audacieuse, capable de donner de la visibilité à des causes sociales ignorées par la presse grand public.
Le matin du 6 décembre 1972, une rencontre entre les dirigeants du Gauche prolétaire, intellectuels et journalistes ont scellé l'unité autour de la création du journal. Il y avait consensus sur le fait que le Libération elle ne doit pas s'identifier au maoïsme, ni être exclusivement politique. Avec cela, il aurait de la crédibilité pour soutenir diverses formes de lutte (mobilisations, grèves, mouvements des droits de l'homme). C'est un point souligné par Jean-Paul Sartre : il fallait éviter la « tentation de faire un journal de gauche », car il aurait le double risque de s'organiser en interne comme s'il était « une famille de militants » et de finir par être perçu extérieurement comme un porte-parole de "groupscules" politiques.
En janvier 1973, Jean-Paul Sartre, Serge July, Jean-Claude Vernier, Jean-René Huleu, Philippe Gavi et Bernard Lallement fondent la Libération, ou simplement livrée. Le nom était identique à celui du journal créé en 1927 par le journaliste et militant anarchiste Jules Vigne, plus tard l'un des journaux féroces de la Résistance. C'est devenu un quotidien d'après-guerre, avec pour sous-titre "Le grand matin de l'information". Le titre Libération il a été offert en 1973, pour un franc symbolique, par la famille d'Emmanuel d'Astier de La Vigerie, créateur du journal qui a circulé de 1941 à 1964 et qui est mort après la guerre d'Algérie.
Le manifeste du journal, initialement rédigé par Pierre Victor (l'un des leaders de la Gauche prolétaire), révisée par Philippe Gavi et finalisée par Sartre, définit un principe (« L'information vient du peuple et revient au peuple ») et un slogan (« Le peuple, prends la parole et garde-la »). L'objectif était de devenir le journal des lecteurs progressistes et de gauche, non envisagé dans les options alors existantes dans la presse française, ce qui incluait immédiatement l'évolution des pratiques journalistiques : « Alors que la plupart des rédacteurs de la presse grand public reçoivent servilement des directives définies dans des restaurants chers par formulateurs de la politique officielle, le journaliste du Libération trouveront des informations dans les quartiers prolétariens, les usines et les communautés ».
D'un point de vue éditorial, une des priorités serait la couverture du quotidien : «Libération elle ne se limitera pas à informer sur les grèves, les actions directes de toutes les couches populaires, réduites au silence par la grande presse. Il abordera tous les faits qui contemplent les multiples facettes de la vie sociale, la vie d'un peuple soumis à l'injustice et à la violence ».
3.
Jean-Paul Sartre a occupé le livrée une petite salle quand il y avait des réunions, et ne se mêlait pas de consignes éditoriales, en charge de Philippe Gavi et Serge July. Le secrétaire de rédaction était Jean-René Huleu. En dehors des heures de bureau, il y avait un comité consultatif dirigé par Pierre Victor. Victor a été crédité d'avoir opposé son veto à la participation d'autres intellectuels de renom, en plus de Sartre («le directeur théorique», comme il se définissait lui-même) dans la première phase du journal. Le dôme ouvriériste de Gauche prolétaire continué à les qualifier de « bourgeois ».
A ce stade, Sartre reste à la pointe de Les Temps Modernes, assistant aux réunions dominicales du comité de rédaction. En théorie, il n'y avait aucun lien entre les deux publications. Le magazine continue d'être littéraire, culturel et politique, pas nécessairement dans cet ordre ; O Libération il faisait référence à un journalisme contre-hégémonique, avec un esprit iconoclaste et la vigueur de la rébellion révolutionnaire.
Dans une entrevue avec Nina Sutton de The Guardian, de Londres, Sartre a exposé les marques générales du journalisme critique qui Libération tenterait de mettre en œuvre. Le journal ne tolérerait pas « les institutions qui oppriment le peuple », ni ne se soumettrait à des hiérarchies qui entravent la liberté d'expression. L'axe déterminant était d'écouter les travailleurs sur leurs conditions de vie et d'essayer de présenter le plus clairement possible leurs manifestations. « Ce que le journaliste doit faire – il n'est pas là pour écrire l'histoire ou l'interpréter – c'est écouter ce que les gens ont à dire et transmettre leurs paroles à tous ceux qui ne sont pas seulement concernés par l'événement lui-même, mais par la situation dans son ensemble. ensemble."
La question suivante avait été débattue par le groupe fondateur du journal : y aurait-il des espaces pour des sujets tabous ? Pour Sartre, comme le livrée il n'appuyait officiellement aucun parti, il était libre d'aborder les problèmes et les contradictions de la société, sans dogmatisme. Le journaliste a voulu savoir si les maoïstes étaient d'accord avec cette rupture des tabous, notant que certaines organisations de gauche n'approfondissaient généralement pas ce sujet. « Les maoïstes ont réalisé que la stratégie consistant à placer la politique révolutionnaire au-dessus de tout les condamnait à n'être rien de plus qu'un groupe de gauche. Ils ont compris que la meilleure façon de parler aux masses est de leur parler de leurs problèmes », a-t-il précisé.
Nina Sutton a demandé si le soutien de militants et de lecteurs plus politisés suffirait à garantir la survie du journal, même s'il était produit à faible coût. La réponse la moins affirmée de Sartre fut-elle : « Il faudra voir. Mais je l'espère. Vous voyez, il y a, émergeant partout, une anti-hiérarchie, un courant de conscience libertaire qui ne s'est pas encore canalisé dans une force. Et le Libération espère être le catalyseur. Par exemple, vous avez de plus en plus de jeunes qui volent à l'étalage dans les grands magasins de banlieue et, d'autre part, des magistrats les condamnant à payer des amendes. Cela indique un affaiblissement du concept de propriété. Ils ne volent pas parce qu'ils le veulent; ils volent parce qu'ils ont faim. Ils volent parce que l'idée de propriété privée leur apparaît comme du vol. Si tu comprends ça alors Libération c'est votre journal. Non pas que nous défendions le vol à l'étalage, mais parce que ces braquages relèvent de la même logique de contestation. Quelque chose qui, dans son rapport à la propriété privée, devient plus fort, plus violent, plus questionnant ».
Dans un effort pour faire connaître le livrée, le 7 février 1973, Sartre se produit à l'atelier de Radio France Culture d'être interviewé par Jacques Chancel dans l'émission la mieux notée de la station, le radioscopie. Denis Bertholet avait raison de dire que, notamment dans cette interview, « Sartre se considère comme un journaliste : à l'avant-garde progressiste de l'information, façonnant l'avenir dans un présent aliéné ». Pendant 40 minutes, il a parlé de sa vie, de son travail, du refus du prix Nobel, de la politique française, du métier d'écrivain et de l'évolution de sa pensée. Les parties les plus longues concernaient le journalisme ("le journalisme ne doit pas être confondu avec la littérature ou la politique ; le plus grand engagement concerne l'information, il peut s'agir d'informations politiques, culturelles, économiques, mais elles doivent être aussi fiables que possible pour les lecteurs") et le Libération (« Il y a place pour un autre type de journal, comme celui que j'ai accepté de diriger, dans lequel le travail des journalistes et l'information diffusée ne dépendent pas du pouvoir financier, du pouvoir de l'argent qu'impose la publicité, et qui prévaut dans les conservateurs. journaux »).
Chancel a demandé d'où venait l'argent pour soutenir le journal. "Ça vient des dons des gens ordinaires, qui donnent leurs adresses, leurs noms". Sartre a souligné l'importance d'un journal populaire, « qui défend la démocratie directe et le droit du peuple à parler au nom du peuple ». Chancel intervint : «L'Humanité N'est-ce pas un journal populaire ? Sartre a répondu que, étant l'organe officiel du PCF, il exprimait l'opinion du parti, contrairement au Libération. « Nous ne sommes pas un journal de parti. Je fais référence à un journal populaire dans lequel les journalistes peuvent exprimer ce qu'ils pensent, mais qui ne parle pas pour le peuple, mais cherche à donner la parole au peuple ».
La priorité du projet livrée est venu à la fin du programme : « Je ne m'occupe pas beaucoup de moi, vous savez, j'ai beaucoup à faire. Ce matin c'était Libération; cet après-midi est Libération; demain matin sera Libération» Pendant trois mois, il a pratiquement cessé d'écrire tout ce qui n'était pas pour le journal.
Sous la direction de Sartre, le livrée il n'acceptait pas de publicité commerciale, de parrainages, de subventions de l'État ou de financements extérieurs, survivant difficilement des ventes en kiosque, des abonnements et des dons éventuels. Seule exception, les petites annonces gratuites publiées quotidiennement, allant de la location immobilière aux propositions amoureuses. Sartre a rejeté la marchandisation de l'information et n'a jamais dévié de la certitude que "la presse libre existe là où le capital ne prévaut pas". Selon lui, les entreprises de presse sont gouvernées par la publicité et l'égoïsme du profit, elles cèdent au sensationnalisme pour distraire les plus inconscients et sont bras dessus bras dessous avec le pouvoir bourgeois : « L'information ne peut dépendre du pouvoir financier, du pouvoir de l'argent qui la publicité impose, et c'est ce qui prévaut dans les journaux conservateurs ».
La société coopérative responsable du journal versait à tous le même salaire : 1.500 XNUMX francs par mois. Cette règle d'or a été fixée après des désaccords internes, une aile défendant une rémunération selon l'expérience professionnelle. À sa demande, Sartre n'a jamais reçu un sou; au contraire, il a contribué financièrement, parfois. Et cédé le droit d'auteur sur le livre Nous avons raison de nous révolter, publié chez Gallimard en janvier 1974 et fruit de ses entretiens politiques avec Pierre Victor et Philippe Gavi. D'autres intellectuels ont fait des dons, comme Michel Foucault (montant en nature) et Maurice Clavel (copyright du livre Les paroissiens de Palente).
L'édition de livrée qui circulait le 18 avril 1973, avec quatre pages, avait pour but de lancer la campagne de souscriptions et de dons, soutenus par des noms reconnus dans l'intellectualité et dans le milieu artistique, tels que Foucault, Clavel, Jean Chesneaux, Jean-Marie Domenach , Philippe Sollers, Jean-François Bizot, Jean Rollin, Serge Gainsbourg, Jeanne Moreau et Georges Moustaki. Le titre : "Prenez votre journal entre vos mains". Accompagné du slogan "Pour un nouveau journalisme", un appel aux lecteurs à s'abonner au journal : "Depuis mai 68, le besoin d'un nouveau quotidien s'est fait sentir par tout un mouvement traversé par des divisions à gauche, mais toujours uni autour du rejet d'une conception autoritaire de la vie et d'une aspiration commune : une démocratie qui rejette l'exploitation du travail, la violence quotidienne au nom du profit, la violence des hommes contre les femmes, la sexualité refoulée, le racisme, la pollution de l'environnement… Ce mouvement d'idées trouve difficilement sa place dans la presse quotidienne d'aujourd'hui (…), où prévalent des intérêts puissants. Un quotidien entièrement gratuit est nécessaire ; un journal qui n'est le porte-parole d'aucun parti, dans lequel les idées et les faits s'affrontent. Aucune publicité, aucune banque derrière, seul un abonnement peut lui permettre d'exister.
En haut de la première page du numéro 1, le pétard inaugural du Libération de Sartre : « Renault : le 'patron secret' ». L'appel dénonçait l'action d'un commandement antigrève au sein de l'usine automobile : « Renault est une entreprise nationalisée et l'un des plus gros annonceurs. Il y a peu de chance de trouver un article dans la presse « grand public » révélant l'existence, dans votre administration, d'une force de choc organisée, qui a violemment affronté les grévistes de Renault ».
4.
O Libération est sorti pour de vrai le 23 mai 1973, avec huit pages, un tirage ambitieux de 50 XNUMX exemplaires et une diffusion cinq jours par semaine. Les titres étaient accrocheurs et les photos bien distribuées. Il comprenait des notes politiques, des rapports, des textes d'analyse, une chronique pionnière sur les médias, des lettres de lecteurs et des manifestations de citoyens ordinaires, en plus de la section sur la justice et les droits de l'homme. Le collectif de journalistes participait aux assemblées du journal et jouissait d'une plus grande liberté d'opinion dans l'élaboration des textes.
Le journal a soutenu les mobilisations sociales et les grèves ; elle s'est concentrée sur des thèmes jusque-là « cachés » dans la presse, comme la sexualité, le féminisme, l'avortement et l'homosexualité ; il dénonce le racisme, les conditions de vie des personnes âgées, la déshumanisation des prisons et des asiles, les hausses d'impôts, les dérives des grandes entreprises et l'arbitraire gouvernemental. La couverture internationale a rempli deux pages, avec des analyses de la politique impérialiste américaine et de l'affaire du Watergate qui a conduit à la démission du président Richard Nixon ; la guerre du Moyen-Orient ; le drame des exilés, des réfugiés et des immigrés pauvres en France et en Europe ; les luttes contre le colonialisme portugais en Afrique ; le régime de l'apartheid en Afrique du sud. La section culture et arts était éclectique, englobant des expositions sur le cubisme et le modernisme, des tournées de Bob Dylan, des interviews d'écrivains et d'artistes progressistes, des critiques de livres, des bandes dessinées, des dessins animés et une opposition permanente à toute forme de censure.
Les « chroniques de Sartre » abordent des problèmes tels que le chômage, la compression des salaires et l'exploitation des travailleurs. Le 15/11/1973, Sartre sort du silence sur un problème pratiquement banni des médias français : le viol. Elle ne s'est pas limitée à condamner les violences sexuelles faites aux femmes ; demandé l'urgence des mesures de protection et frappé la clé de l'émancipation féminine et de l'égalité des sexes. Il a défendu les immigrés et les mineurs du nord de la France (où il a passé une journée entière à vérifier les conditions de travail et à parler aux ouvriers).
Malgré la bonne acceptation et la réduction des coûts graphiques avec l'impression offset, il n'a fallu qu'un mois pour que livrée tomber dans le rouge avec des dettes. Le solde négatif conduit la direction à opter pour un frein au rangement, décidant de suspendre la diffusion durant l'été, du 29 juin au 17 septembre 1973. Le « Manifeste pour la liberté d'un petit journal qui crache dans la soupe des magnats de la presse » , sorti le 22 juin 1973, expliquait que, sans publicité et parrainage, le quotidien ne pouvait se suffire aux seuls abonnements. « Ce n'est pas un hasard si les journaux qui ont résisté sont soutenus par des financiers. L'argent des affaires permet à la « grande presse » d'enivrer chaque jour un peu plus les lecteurs traités comme des moutons consommateurs ».
Trois mois après son retour dans les kiosques, des difficultés financières menacent à nouveau la survie du journal. L'alternative était de lancer une nouvelle campagne de souscription et de don le 17 décembre 1973. Sous le titre « L'existence de la livrée cela dépend de ses lecteurs », le texte de Sartre soulignait que le journal allait à l'encontre de la règle de la presse française, qui visait le profit et était soumise aux intérêts économiques. "Libération échappe à ces servitudes et peut dire la vérité (…). Chaque lecteur qui nous soutiendra contribuera à la sauvegarde de la liberté ». L'accueil a été au-dessus des attentes, avec de nombreux chèques adressés à la rédaction, accompagnés de messages d'encouragement. La plupart des dettes ont été remboursées.
Au début de 1974, il était clair pour ses proches que Sartre ne pourrait pas continuer longtemps à la tête du Libération. Les problèmes de santé se sont aggravés - crise hypertensive, crise cardiaque, troubles neurologiques, insuffisances respiratoires et vision fortement affectée. Sartre accumulait depuis des années stress, habitudes désordonnées, consommation excessive d'alcool, dépendance aux amphétamines et deux à trois paquets de cigarettes par jour. Mais il a continué à écrire. Dans l'édition du 13 avril 1974, il applaudit l'efficacité de l'autogestion ouvrière de l'usine horlogère Lip de Besançon, abandonnée à son sort par ses anciens propriétaires.
Alors que son nom figurait au dossier en tant que réalisateur, le livrée est resté fidèle à la conception originale. Lorsque la victoire de la Révolution des Œillets au Portugal fut consolidée, qui éclata le 25 avril 1974, le titre sortit en portugais quatre jours plus tard : « Liberdade ! ». L'appel célébrait deux actes du gouvernement révolutionnaire : la fermeture de la « Gestapo », dans une allusion à l'extinction de la PIDE (acronyme de la Police Internationale et de la Défense de l'État, la fausse police politique de la dictature de Salazar), et la fin de la censure de la presse. Déjà dans l'édition du 8 juin 1974, le journal rendait justice à la qualification de défenseur de tous les défis. En plus de dénoncer l'extermination des malades mentaux, elle dénonce la mobilisation des organisations féministes contre le machisme dans la société française et fait la promotion du concert à l'Olympia de la chanson chilienne en exil, en l'honneur du chanteur et compositeur Victor Jara, torturé et assassiné. par la dictature génocidaire du général Pinochet, lors du putsch militaire du 11 septembre 1973.
Le 24 mai 1974, Sartre envoie une brève lettre aux rédacteurs du Libération communiquant son départ de la direction, mais pas du journal. Le texte a été édité quatre jours plus tard, sur la première page, sous le titre «livrée et Sartre » : « Chers camarades, vous connaissez mon état : vous savez que je suis malade et que je ne peux pas assumer mes responsabilités de directeur de notre journal. Mais vous savez aussi que je reste entièrement avec vous, que j'assume les positions que notre journal a prises et prendra dans son combat pour le triomphe de la classe ouvrière. Chaque fois que je le pourrai, j'écrirai des articles sur la situation actuelle ».
Le nom de Sartre est tombé de l'en-tête le 20 juin 1974, remplacé par Serge July, qui l'a emporté dans un conflit interne qui a conduit au départ de deux fondateurs, Jean-Claude Vernier et Bernard Lallement. Les changements éditoriaux introduits par le tabloïd dans le paysage de la presse française étaient visibles et incontestables. Mais, pour tenter de réduire la dette et d'atténuer les déficits mensuels, l'entreprise a décidé de se conformer aux normes du marché, acceptant la publicité, les parrainages et les prises de participation. La politique d'égalité salariale est abandonnée, la différenciation par poste et fonction prenant effet. La circulation, cependant, n'a pas évolué; dans le classement de la presse quotidienne, il clôt l'année 1975 en seconde position, avec une moyenne de 18 XNUMX exemplaires. divisé, le Gauche prolétaire auto-dissous en novembre 1973.
Sartre promet de collaborer tant que son état de santé et ses engagements le permettront. L'un de ses moments forts dans livrée après avoir quitté la direction, avec la publication du splendide rapport, à la première personne, sur la visite faite à l'un des fondateurs de l'organisation allemande d'extrême gauche armée Fraction de l'Armée rouge, plus connue sous le nom de groupe Baader, le 4 décembre 1974. Andreas Baader, avec Ulrike Meinhof, Gudrun Ensslin, Jan Carl Raspe et Irmgard Möller, a été incarcéré dans le pénitencier à sécurité maximale de Stammheim, une banlieue de Stuttgart, en détention préventive en régime d'enfermement.
Contrairement à ce qui apparaît dans certaines biographies, ce n'était pas la première fois que Sartre se montrait solidaire des prisonniers politiques de la Fraction Armée rouge. Le 1er juillet 1973, Le Monde médiatisé l'appel de dizaines de personnalités pour que le gouvernement allemand lève l'isolement forcé à Stammheim, parmi lesquels Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Philippe Sollers et Marcellin Pleynet. Dans le numéro 332 (mars 1974), Les Temps Modernes a publié le dossier spécial « Les prisonniers politiques ouest-allemands accusent », dénonçant les formes de torture pratiquées contre les opposants radicaux.
La première demande d'autorisation de visiter Baader a été refusée par le gouvernement du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt. Le 21 novembre 1974, le Libération a publié une lettre ouverte de Sartre protestant contre la décision. Le 2 décembre 1974, le magazine allemand Der Spiegel publie un entretien du philosophe français avec la journaliste et militante féministe Alice Schwarzer, dans lequel il traite de « crime » et « d'erreur politique » l'assassinat du président de la Cour supérieure de Berlin, Günter von Drenkmann, par des militants du 2e du Mouvement de Juin, un allié du Baader, qui eut lieu le 10 novembre 1974. Coïncidence ou non, le Tribunal Supérieur de Stuttgart autorisa finalement le déplacement à Stammheim. La rencontre ne fut pas des plus cordiales, car Baader, affaibli par la grève de la faim contre le régime carcéral, s'attendait peut-être à un soutien à la lutte armée, mais Sartre lui dit qu'il n'était pas d'accord ; il était là en tant que « sympathisant » et aimerait échanger sur les principes défendus par le groupe.
En quittant l'Allemagne, Sartre savait que sa mission n'était pas terminée dans les 60 minutes avec le chef de la Baader, ni lors de la conférence de presse de Stuttgart, où il qualifie l'isolement imposé aux prisonniers politiques de méthode de torture : les cellules sont insonorisées et disposent d'un éclairage artificiel permanent. Selon lui, les déplorables confinements, aggravés par la grève de la faim prolongée, mettent en danger la vie des détenus, car ils semblent destinés à les anéantir physiquement et mentalement.
Sartre décida de rédiger le rapport sur la dégradation humaine au pénitencier de Stammheim, paru dans l'édition de Libération du 7 décembre 1974, avec le titre "La mort lente d'Andreas Baader", qui a ensuite été republié dans la presse de plusieurs pays. Les deux pages font preuve d'une concision stylistique enviable : l'observation directe se superpose à l'envolée imaginative ; les jugements correspondent à une expérience vérifiable. Le rythme de l'exposition reste imperturbable : sans trébuchements, sans digressions, sans pauses inutiles. Alors que les organisations de défense des droits de l'homme et des secteurs plus à gauche ont salué la dénonciation des conditions de détention, les médias d'affaires l'ont blâmé pour son implication avec des terroristes. Mais qui comprit plus tard le sens de la visite à Baader, ce fut le journaliste Pierre Bocev, correspondant du Le Figaro à Berlin, pour qui l'initiative de Sartre était "l'une des actions de propagande les plus spectaculaires".
5.
À partir des années 2000, deux décennies après la mort de Sartre en 1980, le parcours de Libération fait face à la tourmente. Le 29 juin 2006, Serge July démissionne de son poste de directeur éditorial. La relation avec le banquier Édouard de Rothschild, actionnaire majoritaire depuis le 20 janvier 2005, a duré moins d'un an et demi. Rothschild a exigé le départ de July pour injecter plus de capital dans l'entreprise. Libération dû supporter l'ironie : de Mao à Rothschild, ou de Sartre à Rothschild. Les dettes revenaient avec la baisse des revenus face à la concurrence d'internet et des journaux gratuits.
En août 2017, le Groupe Altice Média, détenue par le milliardaire franco-israélien Patrick Drahi, a acquis la plupart des actions, mais a dû conclure plus tard que ce n'était pas une bonne affaire. En accord avec l'association des salariés, le 2 septembre 2020 le la taille transféré 99,99% du contrôle des actions à une entité à but non lucratif. Cela ne signifiait pas une plus grande autonomie, car, légalement, la gouvernance restait sous le contrôle de Drahi, qui exerçait le droit de nommer l'actuel rédacteur en chef et directeur général. Le 23 janvier 2023, Serge July est revenu à Libération signant des notes et des articles sur la page des éditoriaux.
O Libération reste influent auprès des faiseurs d'opinion, notamment dans les milieux de gauche, toujours à contre-courant du conservatisme qui caractérise une grande partie de la presse française. En 2022, il a atteint la cinquième place parmi les principaux journaux à diffusion nationale, avec un tirage quotidien moyen d'environ 96.500 XNUMX exemplaires. Même en soulignant sa résilience dans le milieu journalistique, le profil progressiste et la place nécessaire qu'elle occupe dans la production informative, il n'est pas question d'ignorer les différences de la version actuelle par rapport à l'ADN de rébellion qui la distinguait, en tant que libertaire et critique journal, l'ultra-combattant Libération par Sartre.
*Denis de Moraes, journaliste et écrivain, est professeur à la retraite à l'Institut d'art et de communication sociale de l'Université fédérale de Fluminense. Auteur, entre autres livres, de Critique des médias et hégémonie culturelle (Mauad).
notes
[1] Robert Majeur. Le métier de critique : journalisme et philosophie. Paris : Seuil, 2011, p. 32.
[2] Serge July, «Libération, journal d'opinion ? », Académie des sciences morales et politiques, Paris, 26 mars 2018
[3] Michel Rolland. « La presse parallèle française des années 1968, entre transferts culturels et spécificités nationales ». Dans : Christophe Bourseiller ; Olivier Pénot-Lacassagne (dir.). Contre-cultures ! Paris : CNRS Éditions, 2013, p. 193-208.
[4] "Libération et la génération de 68 : un entretien avec Serge July », Communauté!, Non. 5, Paris, mai 1978.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Voir Jean-Claude Vernier, « Tout dire à des gens qui veulent tout savoir : l'expérience de l'Agence de Presse Libération », Médiamorphoses, 19-20 novembre 2007.
[8] Géraldine Muhlmann. Une histoire politique du journalisme, XIX-XX siècles. Paris : PUF, 2004, p. 311.
[9] Voir le manifeste complet de la fondation de la Libération dans François Samuelson. Il était une fois Libération : reportage historique agrémenté de cinq entretiens inédits (Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Maurice Clavel, Benny Lévy, Serge July). Paris : Flammarion, 2007, p. 139- 143. Sur la trajectoire du journal, voir aussi Alain Dugrand. Libération (1973-1981) : un moment d'ivresse. Paris : Fayard, 2013 ; Bernard Lallement. Libé : l'oeuvre impossible de Sartre. Paris : Albin Michel, 2004 ; Jean Guisnel. Libération, biographie. Paris : La Découverte, 2003 ; Pierre Rimbert. libération, de Sartre à Rothschild. Paris : Raisons d'agir, 2005.
[10] Nina Sutton, « Jean-Paul Sartre parle du lancement de Libération », The Guardian, 10 mars 1973.
[11] Denis Bertholet. Sartre. Paris : Perrin, 2005, p. 532.
[12] La traduction portugaise de « La mort lente d'Andreas Baader » peut être lue sur : https://www.marxists.org/portugues/sartre/1974/12/07.htm
[13] Pierre Bocev, « Andreas Baader, dandy rouge a chanté », Le Figaro, 1 août 2008.
[14] Voir Sandrine Cassini, « Le transfert du quotidien Libération à une fondation soulève des réserves », Le Monde, 15 mai 2020 ; Mélanie Volland, «Libération 2020-2021 : une 'indépendance' toujours sous l'étroit contrôle d'Altice“, La lettre A, 11 mars 2021. Disponible sur : https://www.lalettrea.fr/medias_presse-ecrite/2021/03/11/liberation–une-independance-toujours-sous-l-etroit- -controle-d-altice ,109649694 -evg.
[15] Dans le rapport 2022, audité par L'Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias (ACPM), l'organisme de vérification de la diffusion en France, Libération occupait la cinquième place, en tirage quotidien moyen, parmi les journaux à diffusion nationale. Voici les données, consultées le 21 mai 2023 : Le Monde, 472.767 XNUMX exemplaires ; Le Figaro, 351.526; L'Équipe, 215.362; Les Echos, 138.421; Libération, 96.551; La Croix, 84.781; Aujourd'hui en France, 73.423 XNUMX. Consulter le portail ACPM : https://www.acpm.fr/.
[16] Ce texte s'appuie sur des questions abordées dans mon livre Sartre et la presse (Mauad), dont les recherches ont été soutenues par le Capes et le CNPq.
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