Par ALINE FERREIRA*
Considérations sur la pertinence du théoricien marxiste
En 1945, Goldmann pose la question suivante dans sa thèse de doctorat sur Kant[I]: « Quel poids l'œuvre de Kant ou de Pascal, de Goethe ou de Racine peut-elle encore avoir à l'ère des armes atomiques ? Que peuvent-ils encore nous offrir, que peuvent-ils surtout empêcher ? (GOLDMANN, 1967a, p. 19). Inspirés par cette question, et en gardant les justes proportions, nous nous sommes demandé : quelle contribution l'œuvre de Goldmann pourrait-elle nous apporter à l'ère du néolibéralisme ?
Le nom de Lucien Goldmann est bien connu dans le champ de la sociologie de la littérature. La mention de son œuvre est présente dans tout manuel ou ouvrage qui se propose de présenter les principales conceptions existantes de la sociologie de la littérature ou de la théorie marxiste de l'art. Il n'est pas si courant, cependant, que sa théorie soit appliquée efficacement dans les analyses sociologiques de la littérature. Cela se produit pour plusieurs raisons, soit parce qu'il n'a jamais été dans "l'hégémonie" (ou "la mode") de la pensée sociologique, soit parce que sa théorie a effectivement des lacunes, notamment dans ses analyses du roman.
Mais, en plus, Goldmann était aussi un « sociologue de la connaissance ». L'un de ses points de départ épistémologiques fondamentaux est que la théorie est liée à la pratique. En ce sens, sa conception théorique est nécessairement liée à la production matérielle et à la nécessité d'une transformation sociale vers la formation d'une authentique communauté humaine. Au demeurant, partant du même postulat théorique, selon lequel la théorie doit être pensée en même temps que la nécessité d'une transformation sociale, nous jugeons pertinent d'étudier cet auteur.
Partant de ces postulats, il développe ses propres concepts d'analyse sociologique de la culture (entendue ici comme production artistique et philosophique) qui sont encore utilisés aujourd'hui par les traditions intellectuelles. Nous nous référons en particulier au concept de vision du monde[Ii], qui est utilisé, par exemple, par Michael Löwy et Robert Sayre, mais d'une manière remaniée[Iii]. Cependant, dans ce travail, nous n'avons pas l'intention d'aborder cet aspect, qui peut être considéré aujourd'hui comme l'un des apports de Goldmann.
Ici, nous nous limiterons à présenter la conception de la communauté humaine et tout ce qui l'entoure comme l'un de ses principaux héritages intellectuels. Cette question a déjà été soulignée par d'autres de ses élèves, comme Jacques Leenhardt. Pour cet auteur, l'actualité de la pensée de Goldmann consiste en son espérance humaniste, en la constitution de la communauté humaine, qui se reflète également dans les discussions théoriques, qui s'appuient sur la constitution de cette communauté (LEENHARDT, 2019)[Iv].
Mais pourquoi Goldmann insistait-il sur la question de la communauté humaine à ce moment précis, et qu'est-ce qui lui a permis d'arriver à ce genre de réflexion ? Et, allant plus loin, dans quelle mesure a-t-il contribué au développement de la théorie et de la pratique révolutionnaires ? Voilà quelques questions de fond qui doivent nous guider pour réfléchir sur les apports de Goldmann aujourd'hui, pour ne pas retomber dans ce qu'il a tant condamné : l'empirisme, l'érudition pour l'érudition, l'empilement des faits les uns sur les autres. Il faut, au lieu de raccommoder des bribes, comprendre son travail et l'expliquer socialement, dans son contexte spécifique, ainsi que se demander pourquoi on cherche à réfléchir sur sa pertinence. En ce sens, dans une certaine mesure, nous nous éloignons des hypothèses théoriques de Goldmann (1959a), même si nous ne suivons pas exactement toutes les « étapes » préétablies par lui.[V].
Partant du principe que le thème de la communauté est le ciment qui lie sa théorie (LÖWY, 1995), nous proposons le schéma d'exposition suivant : (1) présenter l'opposition entre individu et communauté présente dans l'œuvre de Goldmann ; (2) élucider ce que « communauté humaine authentique » signifie selon l'auteur ; (3) souligner le rapport de cette discussion avec le présent.
L'opposition entre individualisme et communauté
L'opposition entre l'idée de communauté et de société capitaliste est une constante dans l'œuvre de Goldmann et fait partie de son argumentation pour défendre le pari sur l'authentique communauté humaine. Cependant, il est certain que cette opposition n'est pas nouvelle, surtout dans le champ de la sociologie allemande depuis au moins la fin du XIXe siècle. Chez les Tönnies, par exemple, il y a l'opposition entre vie communautaire/culture et monde sociétal/civilisation, où le premier est identifié à l'organique et au vivant, tandis que le second est associé au mécanique et à l'artificialité (LÖWY, 1979)[Vi].
Un autre exemple dans ce contexte est le travail L'âme et les formes, par Lukács (2015). Ici, la base théorique est néo-kantienne et l'on voit l'opposition entre vie authentique et vie inauthentique, entre « vraie vie » (communauté) et « vie empirique » (société bourgeoise). Le fait est que, surtout dans le cas de Lukács, il n'y a pas de réponse à cette dichotomie, il n'y a pas de perspective vers l'avenir, ne laissant que le désespoir. Les deux vies sont inconciliables et il n'y a rien à y faire, si ce n'est la fin tragique : « La vraie vie est toujours irréelle, toujours impossible face à la vie empirique. […] Il faut retomber dans la torpeur, il faut nier la vie pour vivre » (LUKÁCS, 2015, p. 218).
D'où sa vision tragique du monde, qui est même une source de réflexion pour Goldmann, qui s'appuiera justement sur cet ouvrage pour approfondir la conception de la vision tragique du monde.[Vii]. Son « applicabilité » peut être vue dans ses deux thèses de doctorat, dont la seconde est considérée comme son œuvre principale : La communauté et l'univers chez Kant (1948) et Cachette Le Dieu (1959).
Dans les ouvrages précités, notre auteur indique que Kant, Pascal et Racine ont quelque chose en commun, qui est la vision tragique du monde. Cette vision parvient à identifier les problèmes actuels de la société. Cependant, cela n'indique pas une issue concrète dans le monde humain. La « résolution » des problèmes posés est généralement donnée par le divin. Mais, bien qu'elle ne présente pas de résolutions concrètes, les critiques pointées sont importantes pour que cette vision se rapproche de la vision dialectique. La différence est que ce dernier ne propose pas une fin tragique au problème posé, mais un espoir pour l'avenir.
Mais quel est le rapport entre cette réflexion et l'opposition entre individualisme et communauté ? La vision tragique est critique de la société moderne naissante, tout comme la vision dialectique. Ces deux-là ne sont pas des apologétiques des valeurs individualistes du capitalisme, comme c'est le cas avec la vision rationaliste, par exemple. Le rationalisme cartésien a été fondamental pour le développement de la pensée bourgeoise, en particulier pour la constitution de l'idée de liberté individuelle. Il a placé la raison de l'individu au centre, supprimant l'idée d'univers et de communauté. Ainsi, ce qui se passe, c'est que le « Nous » de la communauté est progressivement remplacé par le « Je » cartésien, qui approfondit les valeurs égoïstes. La pensée tragique (Kant, Pascal, Racine), en revanche, est une opposition et, d'une certaine manière, une réaction à cet individualisme, avec une critique de la fragmentation des êtres humains, cherchant à maintenir certaines valeurs communautaires. Alors que le rationalisme soutient que l'égoïsme est positif, la pensée tragique pointe l'insuffisance de ce mode de vie (GOLDMANN, 1959b).
Un élément important à souligner est que l'un des refus de la vision tragique par rapport à la « vie empirique » est la fragmentation de la réalité et des êtres humains. Ainsi, Goldmann (1959b) souligne qu'il existe une exigence de totalité. En ce sens, il est important de souligner que l'idée de communauté authentique est intrinsèquement liée à l'idée de totalité. Alors que le monde bourgeois, l'individualisme, le monde inauthentique, etc. sont associés à la fragmentation. Notre auteur soutient que la catégorie centrale de la pensée dialectique et tragique est celle de la totalité dans les domaines de l'individu, de la communauté et de l'univers. L'aspect principal de la pensée individualiste et non dialectique est l'acceptation du partiel.
Cependant, bien que la vision tragique dénonce la crise relationnelle existante entre les êtres humains et le monde, aboutissant à une vie inauthentique, elle ne peut la résoudre. Ici, le futur est fermé et le passé aboli. C'est une conception intemporelle, qui empêche de penser la transformation sociale. L'être humain tragique ne fait que penser, mais ne peut pas réellement agir. C'est seulement la vue dialectique qui peut résoudre ce problème.
Goldmann, enfin, situe historiquement la dichotomie entre individu et communauté, à partir de l'histoire de la société bourgeoise, plaçant comme urgente la nécessité de dépasser la pensée tragique, de la dialectique vers une nouvelle société fondée sur la conception communautaire. C'est en fait le ciment de son épistémologie, c'est toujours son problème fondamental et son présupposé. Ainsi, le point de départ de notre auteur sera toujours le rejet de la société bourgeoise et de ses valeurs en quête de valeurs communautaires. Cependant, cette recherche ne signifie pas un retour vers le passé. Que signifie alors l'authentique communauté humaine chez Lucien Goldmann ? C'est ce que nous verrons dans le sujet suivant.
La communauté humaine authentique
Lorsque Goldmann utilise le terme « communauté humaine authentique » et le défend comme un postulat pratique et théorique, il ne fait pas référence aux sociétés précapitalistes. En fait, il parie sur la constitution du nouveau à partir de l'action humaine dans l'histoire.[Viii].
Em Introduction à la philosophie de Kant on trouve une classification dans laquelle l'auteur distingue au moins deux types d'« universalisme » par opposition à l'individualisme. S'il est vrai qu'il existe un individualisme atomiste, caractéristique de la société bourgeoise, qui place l'individu au-dessus de tout, il existe aussi un universalisme qui s'oppose à ce premier, mais de manière autoritaire, qui s'est manifesté à travers le nazi-fascisme . Ainsi, il ne s'agit pas ici de défendre un « tout » / « universel » absolu en opposition à un individualisme tout aussi absolu. En effet, la communauté authentique concilie « l'autonomie des parties » et la « réalité du tout », en les considérant comme des éléments réciproques. Cette perspective ne place pas le tout organique au-dessus de tout (lorsqu'il y a perte d'autonomie individuelle) – comme le font les « visions totalitaires du monde » –, ni ne défend l'individu isolé[Ix].
Et là on voit bien que son idée n'est jamais de revenir à un passé supposé idyllique, encore moins d'aller vers l'autoritarisme. Nous renforçons cette question car, à première vue, on pourrait supposer que le concept de communauté humaine est problématique parce qu'il est censé être lié à un mouvement de réaction et non au vrai progressisme. Principalement parce qu'on pourrait soutenir, par exemple, que ce terme est inutile, considérant que les mots socialisme ou communisme seraient plus adéquats pour désigner une société future et post-révolutionnaire. Cependant, il convient de noter que nous parlons d'un contexte dans lequel les termes « socialisme » et « communisme » faisaient référence à l'expérience soviétique et aux partis communistes, vis-à-vis desquels Goldmann était vivement critique. L'utilisation du terme « communauté authentique » renvoie donc à l'espoir d'une société effectivement fondée sur les fondements de l'égalité et de la liberté au sens plein, et non formel comme c'est le cas avec la bourgeoisie.
C'est pour cette raison, soit dit en passant, qu'il ne s'agit pas ici de penser à repartir de zéro une nouvelle société, mais d'assimiler ce qu'il y a de progressiste dans la société bourgeoise. Cela renforce, une fois de plus, l'argument qui vient d'être présenté dans le dernier paragraphe selon lequel il ne s'agit pas de « revenir » aux sociétés anciennes. Concernant cet aspect, il est intéressant de noter ce que Goldmann (1959b) dit de l'être humain moderne. Selon notre auteur, cela peut se lire en deux sens : au sens cartésien ou au sens dialectique/tragique. Les auteurs tragiques et dialectiques ont élaboré une nouvelle vision de l'être idéal de l'être humain moderne. Dans ce cas, cela doit faire partie de ce qui est une véritable réussite dans l'empirisme et le rationalisme, mais d'un point de vue critique pour dépasser les limites de ces idéologies[X]. En ce sens, il s'agit d'incorporer des éléments progressistes de la société bourgeoise et de dépasser les valeurs individualistes vers une vision communautaire, et non d'éliminer ce qui est progressiste dans la société d'aujourd'hui.
Considérant alors la communauté humaine authentique comme la nouvelle société à créer à partir de ce qu'il y a de progressiste dans la société bourgeoise, mais dépassant ses limites, nous voudrions pointer ce qu'il y a d'humain et de concret dans cet espoir, en s'opposant à une vision idéaliste. Premièrement, il est important de noter que Goldmann (1967a) suppose que l'individu ne peut jamais vivre seul. L'existence humaine est tributaire des liens communautaires, qui sont tous deux indissociables. Et c'est pourquoi sa constitution doit être collective, portée par le « Nous » et non par le « Je » de la philosophie contemplative moderne. En ce sens, les êtres humains ont tendance à prendre conscience de la nécessité de constituer une communauté authentique. Le problème est que dans le capitalisme il y a un grand obstacle à cette constitution de la communauté humaine, traduite par le phénomène de réification[xi].
Le seul moyen de surmonter ce phénomène et de concrétiser la constitution d'une communauté authentique se trouve dans l'action humaine vers son émancipation. L'action humaine est pensée comme un tout (du « Nous », jamais du « Je » cartésien). C'est exactement ce qui anime sa conception de l'histoire et de l'humanisme[xii]. Le concept d'histoire utilisé par Goldmann n'est pas l'accumulation de faits morts, mais le sens de l'avenir fondé sur l'action humaine, le pari sur elle. Sur la base de ces hypothèses, considérer la constitution d'une communauté comme une possibilité, la fait concevoir non pas comme un idéalisme, mais comme une tendance concrète qui dépend de l'action humaine. Après tout, lorsque notre auteur utilise le terme « communauté humaine authentique », il ne se réfère à rien de plus qu'à la conception du communisme de Marx (et non des bolcheviks), c'est-à-dire la libre association des producteurs, avec la constitution d'une société sans État. ou propriété privée. Maintenant, la question est de savoir quels moyens défendent Goldmann pour parvenir à cette libre association de producteurs – et c'est là, selon nous, le principal problème de sa perspective.
En rejetant l'URSS comme un « modèle » de société et un moyen d'atteindre le communisme, notre auteur, au contraire, est favorable au concept d'autogestion, mais dans son format yougoslave. Tout se passe comme s'il s'agissait du « modèle » le plus idéal possible pour la transition vers la nouvelle société communautaire. Parallèlement à cette idée, dans les années 1960, il a également commencé à défendre la perspective du réformisme révolutionnaire, qui reposait sur l'idée de l'existence d'une nouvelle classe ouvrière qui tendait à proposer l'autogestion des entreprises, puisque le "traditionnel « La classe ouvrière se serait intégrée à la société capitaliste. Cette nouvelle classe ouvrière serait constituée par la « nouvelle classe moyenne salariée », en référence aux ouvriers spécialisés, techniciens, universitaires salariés, etc.
Cette conception a été soutenue par d'autres intellectuels, comme Victor Foa et Bruno Trentin, en Italie, et André Gorz et Serge Mallet, en France (LÖWY ; NAÏR, 2008). Ainsi, l'idée que la révolution passerait par un renversement violent de l'État et de la propriété privée a été laissée de côté, au détriment d'une vision de réformes progressives fondées sur l'autogestion d'entreprises susceptibles de s'étendre à la sphère politique, généralisant pour la société dans son ensemble. C'est parce qu'elle était caractéristique de cette époque l'idée d'une « stabilité » capitaliste difficilement rompue, ce qui a été démenti par les événements de mai 1968.
En ce sens, on peut dire que, concrètement, au moins dans les années 1960, l'autogestion était un principe pour commencer à penser la « communauté humaine authentique » (non pas que c'était exactement un « modèle » de la communauté, mais c'était , au moins, un point de départ pour penser une nouvelle société). Le problème, à notre avis, est que l'expérience yougoslave est trop limitée pour penser en ces termes sociétaux. Avec mai 1968, se répandit une conception plus radicale de l'autogestion sociale, dans laquelle le réformisme n'était pas le moyen d'arriver à sa constitution, en plus de partir d'une conception plus compréhensive dès le départ, qui ne se limitait pas seulement à l'autogestion . économique[xiii]. En fait, avec cet événement historique, Goldmann lui-même a fait une autocritique en remettant en cause la supposée « stabilité » du capitalisme. Il reste cependant partisan de l'autogestion sociale au sens de l'expérience yougoslave.
Bien qu'elle soit problématique et limite, selon nous, la défense de l'expérience yougoslave, nous maintenons que la conception de Goldmann de la communauté humaine elle-même est toujours importante, elle contribue à réfléchir sur la transformation sociale en cours. Car globalement, sa pensée revient à valoriser l'action collective, en considérant le pouvoir de changement de l'action humaine dans l'histoire, afin de surmonter la fragmentation des êtres humains, représentée par les classes sociales et l'intense division du travail manuel et intellectuel. C'est, enfin, dans son humanisme et son engagement pour une communauté authentique que l'on considère la fécondité de sa vision qui peut contribuer à penser la transformation sociale aujourd'hui.
La pertinence de cette discussion
Lucien Goldmann a toujours défendu l'unité de la théorie et de la pratique et cela vaut pour sa propre théorie. En lisant attentivement son premier ouvrage, qui est sa première thèse de doctorat (La communauté et l'univers chez Kant [1948], publié plus tard sous le titre Introduction à la philosophie de Kant [1967]), on voit que la discussion qui y est portée est liée au nazi-fascisme, et, philosophiquement, à la lutte contre le néo-kantisme. Cela ne se fait pas de manière mécanique (en reflétant le contenu), mais en fonction de la manière dont la pensée est abordée. Quand on considère ses travaux de la fin des années 1950 et des années 1960, on constate que l'accent est mis sur l'association des savoirs aux problèmes de la société technocratique, marquée par l'approfondissement de la bureaucratisation, la marchandisation, ainsi que l'hyperspécialisation scientifique.
En ce sens, les discussions sur la réification et la totalité, déjà présentes dans son premier ouvrage, deviennent encore plus importantes et désormais dans le sens de critiquer non pas les néo-kantiens en termes de pensée, mais les « non-génétiques » (a-historiques). ) structuralistes.[Xiv]. C'est parce que le structuralisme, en termes de pensée, représentait cette société technocratique qui était de plus en plus bureaucratisée, marchandisée et, par conséquent, passive.[xv]. Rien n'est plus actuel que la réflexion sur la réification, la totalité et la nécessité d'envisager la transformation sociale de l'action humaine vers une authentique communauté humaine.
On peut dire que jusqu'à la fin de sa vie, Goldmann a toujours associé sa théorie à la réalité dans laquelle il vivait, au sens de la possibilité d'un changement social. Même s'il n'a pas de productions à partir des années 1970 (pour des raisons évidentes puisqu'il est mort en 1971), les grands thèmes de sa théorie restent d'actualité dans la mesure où tout ce qu'il indiquait comme problèmes dans les configurations de société dans lesquelles il vivait subsiste et sont toujours d'actualité pour comprendre le capitalisme et le dépasser. Cela ne veut pas dire que tout ce qu'il a théorisé fait toujours partie de la société, ni qu'il avait raison dans toutes ses analyses.[Xvi].
Les mises à jour et les corrections sont toujours constantes et nécessaires, en fonction non seulement de l'époque dont on parle, mais aussi des spécificités locales (un pays au capitalisme développé n'est pas la même chose qu'un pays au capitalisme subordonné, par exemple). Cependant, l'essentiel de son analyse reste d'actualité. Cela ne signifie pas non plus qu'il était un « génie », puisque c'est, en fait, l'essence de la pensée marxiste dans son ensemble (de Marx, en passant notamment par Lukács de Histoire et conscience de classe). Plus précisément, nous nous référons à la critique de l'intense division sociale du travail (manuel et intellectuel), au phénomène de réification et à la nécessité d'investir dans la construction du nouveau. C'est une hypothèse essentielle du marxisme : considérer que l'une des possibilités existantes au sein de la société capitaliste est celle d'une révolution sociale vers l'auto-émancipation de la société dans son ensemble. Et tous ces aspects ont été en quelque sorte développés par Goldmann à partir de la base marxiste.
Considérant donc cette idée de « l'essence » de sa pensée, on peut dire qu'il reste actuel, car le capitalisme n'a pas cessé d'exister, bien qu'il ait acquis de nouvelles spécificités. En pensant aux caractéristiques de la société capitaliste actuelle et du plan de pensée comme des éléments unifiés, nous trouvons la correspondance entre le capitalisme contemporain et les idéologies post-structuralistes[xvii]. Ce que l'on retrouve aujourd'hui, c'est toujours la fragmentation et l'hyper-spécialisation de la science, mais de manière encore plus accentuée que dans les années 1950 et 1960 (élections), avec l'absence de possibilité de penser une nouvelle société.
Le cœur de la pensée de Goldmann passe exactement par le cœur de ces questions. Il nous apporte des outils pour réfléchir que l'individu ne doit pas être considéré comme isolé dans le monde, qu'il tend à vivre en communauté. Et cela tant en termes d'action politique collective qu'en termes de théorie sociale. Or, rien n'est plus pertinent que la critique de l'individualisme de Descartes menée par Goldmann à partir de Pascal dans la société néolibérale actuelle, dont les principales valeurs sont l'égoïsme, l'individualisme, etc. Ainsi que rien de plus pertinent que sa notion d'historicité pensée dans ses conséquences ultimes – non seulement par rapport au passé, mais aussi à l'avenir.
Enfin, si l'on considère l'ensemble de sa production intellectuelle, il est fort probable que notre auteur devienne un critique acharné de l'hégémonie théorique actuelle, fondée sur la fragmentation du sujet et l'individualisme (représenté politiquement par le néolibéralisme). Compte tenu de sa mort prématurée en 1970, il nous reste à souligner ses contributions critiques à la société capitaliste, ainsi que la contribution d'autres intellectuels.
Conclusion
Goldmann n'a pas étudié Kant et Pascal parce qu'il voulait constituer un ensemble encyclopédique de faits contribuant à son érudition. En fait, les auteurs et les thèmes qu'il a choisis sont liés à son époque[xviii]. Il est important de le souligner, car, au début, on a tendance à penser que les études théoriques ne sont pas « utiles » ou n'ont pas de « validité », car apparemment elles n'ont pas de sens pratique. C'est parce qu'étudier et faire de la théorie peut nous conduire à trop d'abstraction. Et cela peut effectivement arriver si l'on part d'une vision réifiée de la théorie, dans laquelle elle n'existe que comme moyen d'érudition. Contrairement à ce point de vue, en revanche, ce que nous voyons chez Goldmann, c'est que la théorie peut et doit dialoguer avec la réalité (en fait, elles sont interdépendantes).
Notre auteur attribue un véritable sens à son étude. Il ne s'agit pas « d'étudier pour étudier », mais de reprendre des catégories et des concepts qui seront importants pour penser l'avenir et sa transformation. Ce que nous préconisons ici, c'est que nous fassions le même mouvement avec la pensée de Goldmann lui-même. Nous ne voulons pas nous attarder sur sa production théorique en quête d'érudition pure ou de synthèse de l'histoire de la pensée marxiste. Sa théorie prend tout son sens aujourd'hui car nous vivons à une époque où la fragmentation et le pessimisme s'intensifient de plus en plus, dans tous les secteurs de la société bourgeoise. C'est en la critiquant que sa théorie est toujours d'actualité et peut contribuer à la théorie sociale. Et la réponse globale aux problèmes sociaux se trouve encore aujourd'hui dans l'engagement envers une communauté humaine authentique.
*Aline Ferreira est doctorante en sciences sociales à l'Université d'État de São Paulo (Unesp).
Références
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notes
[I] A l'origine, sa première thèse de doctorat s'intitulait Mensch, Gemeinschaft und Welt in der Philosophie Emmanuel Kants, soutenue en 1945 à l'Université de Zurich. En 1948, il est traduit en français et publié sous forme de livre sous le nom de La communauté humaine et l'univers chez Kant : études sur la pensée dialectique et son histoire. En 1967, le livre a été réédité sous le nom de Introduction à la philosophie de Kant (édition utilisée dans cet ouvrage). Dans cette thèse, l'auteur soutient que Kant a soulevé des questions essentielles pour le développement de la pensée dialectique, parmi lesquelles, la question de la communauté par opposition à l'individu, mais à partir de la vision tragique du monde.
[Ii] Ce n'est pas Goldmann qui a inventé ce terme (il vient, du moins, de Dilthey), mais le fait est qu'il l'a approfondi théoriquement, attribuant un sens particulier à sa théorie.
[Iii] Par exemple, dans le travail Anticapitalisme romantique et nature : le jardin enchanté, par Sayre et Löwy (2020), le romantisme est conçu comme une vision du monde, et non simplement comme un phénomène littéraire. Pour fonder théoriquement l'idée de vision du monde ici, les auteurs s'écartent de la conceptualisation de Goldmann, mais en la modifiant sous certains aspects. En ce sens, ils énoncent : « Pour lui [Goldmann], une vision du monde est « un ensemble d'aspirations, de sentiments et d'idées qui rapprochent les membres d'un groupe (le plus souvent une classe sociale) et qui les opposent à d'autres groupes'. Goldmann a identifié comme principales visions du monde de l'ère moderne les Lumières, le romantisme, la vision du monde tragique et dialectique. Notre recherche sur la vision du monde romantique ne l'identifie pas à une classe ou à un groupe unique, mais à des individus de différents milieux sociaux, dont beaucoup appartiennent à la catégorie sociale des « intellectuels », c'est-à-dire des créateurs de produits et de représentations culturelles » (SAYRE ; LÖWY, 2020, p. 02). Ainsi, c'est surtout en ce qui concerne la vision du monde comme expression d'une classe sociale que les auteurs sont en désaccord avec Goldmann, mais l'utilisent tout de même comme point de départ dans leur cadre théorique.
[Iv] « Quoi qu'il en soit, l'actualité de Goldmann en 2017, c'est-à-dire cinquante ans plus tard, c'est justement d'avoir incarné une extrême sensibilité à l'actualité des débats théoriques. Jamais avare dans ses analyses des événements passés, Goldmann démontre à travers sa pratique que la réflexion théorique ne se développe pas dans le vide, mais épouse les débats et les humeurs du jour. Au besoin, elle se forge des adversaires qui lui permettent de révéler la permanence de son effort dans la mobilité des circonstances. S'il y a une manifestation constante de cet effort dans l'œuvre de Goldmann, c'est sans doute la volonté de maintenir vivante une espérance humaniste, c'est de croire qu'il est encore possible et donc urgent de construire une communauté humaine comme incontournable et comme un acte incontournable » (LEENHARDT, 2019).
[V] Nous entendons par là, par exemple, que nous ne visons pas à créer une typologie des visions du monde et à vous y intégrer. Cependant, ses hypothèses théoriques générales suivent une perspective dialectique et anti-empiriste, avec laquelle nous sommes d'accord. Ce qui, soit dit en passant, est directement lié à sa base théorique tirée des travaux de jeunesse de Lukács (L'âme et les formes, La théorie du roman e Histoire et conscience de classe).
[Vi] Voir notamment chapitre 1, point III (L'anticapitalisme des intellectuels en Allemagne) par Löwy (1979).
[Vii] Comme nous l'avons souligné dans notre introduction, nous n'entrerons pas dans les détails du concept de vision du monde de Goldmann, mais il est important de mentionner brièvement ce que cela signifie dans sa théorie. Selon Goldmann, la vision du monde est l'expression d'un certain groupe social (qui est généralement une classe sociale), dans lequel s'exprime la conscience maximale possible de ce groupe spécifique. Méthodologiquement, elle permet de distinguer ce qui est accidentel et ce qui est essentiel dans l'œuvre d'un auteur donné. Ainsi, les productions culturelles (œuvres philosophiques et artistiques) ne sont pas des produits de la tête d'un individu isolé. Contrairement à cette dernière, la vision du monde est un « système » cohérent de pensées qui peut être « imposé » à certains groupes et à certaines époques. Ainsi, les œuvres culturelles sont l'expression d'une certaine vision du monde manipulée par un créateur qui parvient à exprimer la réalité à partir d'une certaine vision de la manière la plus riche possible, avec une union entre forme et contenu cohérents. Il faut expliquer pourquoi une certaine vision du monde s'est exprimée à une certaine époque et chez un certain créateur. Sur la discussion de la signification de ce concept, cf. Recherches dialectiques (GOLDMANN, 1959a), Cachette Le Dieu (GOLDMANN, 1959b) et sciences humaines et philosophie (GOLDMANN, 1980).
[Viii] Le terme « parier » est tiré de la philosophie de Pascal et adapté au marxisme. Goldmann (1959, p. 334) affirme qu'« il faut parier ». C'est pourquoi Löwy (2009) qualifie cet auteur de « marxiste pascalien ».
[Ix] Sur cette discussion où l'on trouve une classification des philosophies individualistes, vision totalitaire du monde et vision de la communauté humaine, cf. Introduction à la philosophie de Kant,P. 61-64 (GOLDMANN, 1967a).
[X] « Pascal et, peu après, Kant, Hegel, Goethe et Marx en Allemagne, vont élaborer une nouvelle vision de l'homme, une vision qui, intégrant les conquêtes réelles du rationalisme et de l'empirisme des Lumières, s'oriente à nouveau, cependant, vers dépasser la pensée conceptuelle fermée sur elle-même [...] » (GOLDMANN, 1959b, p. 193).
[xi] Goldmann fonde cette discussion sur Histoire et conscience de classe, par Lukács (2012) (qui, à son tour, a développé ce qui était déjà présent dans la discussion de Marx sur le fétichisme de la marchandise). Même en 1958, Goldmann a donné une conférence à Toulouse dont le thème était l'actualité du marxisme. Une telle conférence est décrite dans l'un des chapitres de Recherches dialectiques (GOLDMANN, 1959a). Son discours portait exclusivement sur la question de la réification. Ce concept est en effet au cœur de sa théorie dans tous les aspects de sa sociologie de la connaissance (en Introduction à la philosophie de Kant il a déjà pointé le savoir réifié des néo-kantiens, et cela s'étend à ses travaux ultérieurs), à sa sociologie du roman, dans laquelle il soutient que la structure du roman est homologue au phénomène de réification (GOLDMANN, 1967b ).
[xii] La question de l'humanisme chez Goldmann est un autre élément central de sa théorie, notamment dans son débat contre l'anti-humanisme d'Althusser et le structuralisme formaliste dans son ensemble. Notre auteur soulignera toujours l'importance et la centralité de l'action humaine dans l'histoire, combattant l'idée qu'il existe des structures indépendantes de l'être humain. Sur ce, voir notamment les travaux La création culturelle dans la société moderne e Marxisme et sciences humaines (GOLDMANN, 1970, 1971).
[xiii] Sur l'autogestion sociale, cf. le livre Autogestion : changement radical, par Guillerm et Bourdet (1976).
[Xiv] Goldmann propose une différence entre le structuralisme génétique et le structuralisme non génétique. La seconde est marquée par la négation de l'histoire, tandis que la première ne nie pas l'histoire et place l'être humain comme centre d'action, capable de changer la société. Pour cette raison, dans les années 1960, notre auteur a commencé à appeler sa théorie et sa méthodologie « structuralisme génétique », par opposition au formalisme du structuralisme « classique ». Le mot « génétique » vient de l'inspiration de Jean Piaget, dont Goldmann fut l'élève. Cette discussion se retrouve de manière plus systématique dans les travaux sociologie du roman, dans le chapitre consacré au structuralisme génétique et à sa signification (GOLDMANN, 1967b).
[xv] Goldmann approfondit ces aspects notamment dans La création culturelle dans la société moderne, cf. Goldman (1971). Mais en fait, une telle critique n'a pas été faite par lui seul, évidemment. Il suffit de considérer les travaux d'Henri Lefebvre, qui associe également structuralisme et « société bureaucratique de consommation dirigée » – terme pour désigner la société française des années 1950 et 1960 (LEFEBVRE, 1969).
[Xvi] Voir la défense pendant une période de réformisme révolutionnaire, et même d'autogestion yougoslave, qui fut un échec.
[xvii] Le « poststructuralisme » entendu ici de manière très générique, renvoyant à des idéologies qui rejettent toutes les idéologies totalisantes, que ce soit la totalité concrète de l'hégélianisme et du marxisme, ou l'holisme du structuralisme. Par ailleurs, quand on pense aux correspondances entre capitalisme contemporain et « post-structuralisme » ou « post-modernisme », on s'appuie surtout sur l'apport théorique d'auteurs qui développent actuellement le concept de régime d'accumulation, comme Harvey ( 1992) et Viana (2009). Et sur spécifiquement les rapports entre l'historicité du plan de pensée et les régimes d'accumulation, il y a aussi le travail de Viana (2019) intitulé Hégémonie bourgeoise et renouvellements hégémoniques.
[xviii] Par exemple, dans la préface de l'édition française de Introduction à la philosophie de Kant, écrit en mai 1967 (c'est-à-dire plus de 20 ans après la première parution de cet ouvrage sous forme de thèse de doctorat), Goldmann justifie l'entreprise du livre dans le sens d'aller à contre-courant du structuralisme non génétique et pensée anti-génétique humaniste, la mode de l'académie française des années 1950 et 1960. irrationnelle, à l'heure où, à la crise des structures économiques et sociales de nos sociétés semble succéder une crise non moins radicale de la pensée philosophique et des sciences humaines, je voudrais formuler l'espoir que ce livre aidera certains de ses lecteurs à aborder contre-courant» (GOLDMANN, 1967a, p. 16).