Marcel Proust – les formes de l'amour et de l'oubli

Image : Edward Hooper
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Par GUILHERME RODRIGUES

La douleur de l'oubli est quelque chose qui constitue nos expériences mêmes d'amour

1.

Le récit auquel Marcel Proust a consacré une grande partie de sa vie adulte est une symphonie, une œuvre architecturale, un montage-peinture ; une écriture difficile à nommer – comme le soutenait déjà Jean-Yves Tadié.[I] à la recherche du temps perdu C'est un classique, comme j'ai déjà voulu décrire ce type de texte, Italo Calvino[Ii]: sans fin, toujours ouvert, préalablement connu ; Pour cette raison, votre lecture est une plongée en profondeur dans de longues périodes, des subordinations multiples, des métaphores qui se chevauchent, des synesthésies complexes.

Au milieu de la vie du narrateur, dans ses multiples processus d'apprentissage et de frustrations, se succèdent une série d'engagements sentimentaux et amoureux, auxquels il consacre ses réflexions sur les sujets les plus divers : Gilberte, la duchesse de Guermantes, Mme. de Stermaria, Andrée et Albertine – cette dernière à qui sont dédiés deux titres de l’ouvrage et un nombre considérable de pages sentimentales. Il est vrai, comme le soutenait déjà Giles Deleuze à propos de Marcel Proust, que le chemin de la découverte de l'écriture du narrateur passe par cet homme de lettres apprenant les signes de la vie mondaine, de l'art et de l'amour.[Iii]

D'ailleurs, dirions-nous, à côté de cela, il y a un élément marquant de la vie sentimentale : l'oubli – la mort et la transformation des signes qui viennent, bien sûr, sont fondamentales. Une véritable mutation de noms et de mots, qui révèlent la réalité démystifiée et affectée de l'esprit des Guermantes jusqu'aux aventures lesbiennes d'Albertine et d'Andrée. En voici deux exemples.

Dans le premier chapitre de A l'ombre des jeunes filles en fleurs On suit la séparation et le désenchantement du jeune narrateur avec Gilberte, fille d'un de ses grands modèles intellectuels, Charles Swann, et la belle Odette. Le refus de le rencontrer, les lettres qu'il ignore, l'impossibilité de passer l'après-midi avec elle chez sa mère chez elle ou sur les Champs-Elysées passent comme le profond deuil de ce garçon qui, peu à peu, oublie Gilberte.

Cependant, si l'oubli est aussi une manière de se souvenir, on pourrait remarquer que la jeune fille ne disparaîtra pas réellement de la vie sentimentale du narrateur, mais restera plutôt constamment mentionnée dans le récit, jusqu'à sa réapparition effective quelques centaines de pages plus tard sous un autre nom. qui, à son tour, se forme peu à peu, comme un écran qu'on ne peut discerner immédiatement, mais qui, à mesure qu'il se rapproche, se précise : Déporcheville — d'Éporcheville — de Forcheville.

Adoptée par le second mari de sa mère, après avoir abandonné ses liens avec son ancien mari juif pour entrer plus facilement dans les hautes sphères parisiennes,[Iv] la fille renie socialement son père, mais, en vérité, apparaît comme réincarnant l'intelligence et le goût artistique de Swann, qui ont amené le narrateur à tant l'admirer.

La séquence qui termine le premier chapitre de A l'ombre des jeunes filles en fleurs rend belle l'ex-cocote, la mère, mariée à un des hommes les plus raffinés de Paris, habituée de la maison de la duchesse de Guermantes, flânant dans la forêt de Boulogne et admirée de tous comme une déesse, un de ces monarques et nobles du faubourg Saint-Germain – même si elle n'est qu'une petite bourgeoise mariée à un juif.

Connaissant les hauts et les bas de son ancien métier, Odette entre dans cette société en ruine, qui tente encore de s'accrocher aux apparences du nom, qui s'effacera complètement au cours du récit avec le déclin du salon Guermantes et l'essor du Verdurins, dont La démarcation est justement la réapparition transformée de Gilberte, désormais mariée à l'un des Guermantes : le marquis de Saint-Loup. Madame de Forcheville est désormais aussi cette réincarnation de l'ascension sociale de sa mère, au sein d'un langage qui a dû se transformer sentimentalement pour lui redonner son nom.

Le cas d'Albertine est bien sûr différent, en raison de ses apparences sociales, mais surtout en raison de son lien amoureux avec le narrateur : la jeune fille traverse presque toute l'œuvre, étant centrale dans les cinquième et sixième tomes – dont les titres se réfèrent directement à elle : le prisonnier e Albertine disparue. L'ensemble du processus d'oubli et d'amour pour la fille est renforcé dans cette dernière période, la période du « double crépuscule »,[V] comme elle l'écrit au héros dans une de ses lettres.

En guise d'évasion, on retrouve un thème musical qui s'efface dans le premier chapitre du sixième tome de l'ouvrage : « Mme Albertine est partie ».[Vi]. En même temps que le thème se répète et varie selon la lettre – «Mademoiselle Albertine demande ses malle";"Mademoiselle Albertine s'en va";"Albertine s'en va";"ma décision est irrévocable »[Vii] –, le narrateur souligne à maintes reprises que son Soi se fragmente avec les souvenirs également fragmentés d'Albertine – qui, à leur tour, deviennent également multiples : « Mais c'est surtout cette fragmentation d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses Albertines, qui est devenue c'est son seul mode d'existence en moi. (…) Et n'était-il pas juste, au fond, que ce fractionnement me calme ? Car, si ce n'était pas en soi quelque chose de réel, si cela dépendait de la forme successive des heures dans lesquelles il m'apparaissait, une forme qui continuait à être celle du souvenir, comme la courbure des projections de ma lanterne magique dépendait de la courbure des verres colorés, ne représentait pas à sa manière une vérité, et celle-là très objective, à savoir que chacun de nous n'est pas un, car il contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale ».[Viii]

Cette réflexion générale vient d'une notion particulière ; quelque chose qui pourrait enfin comprendre la théorie esthétique de Marcel Proust – qu’il développe dans le même sens dans Contre Sainte Beuve.

Avec sa fragmentation, le narrateur parcourt les pages collectant ces souvenirs, qui forment le processus d'oubli. Comme il le soulignera lui-même au début du deuxième chapitre du volume, il y a un chemin non linéaire qu'il doit suivre, à la manière de quelqu'un qui revient « par le même chemin d'un pays où il ne reviendra jamais ». »[Ix]; cependant, ce qui est commun entre le chemin de l’aller et celui du retour, c’est que « l’oubli et l’amour ne progressent pas régulièrement »[X]. L'oubli constitue un chemin qui passe par l'amour et arrive à l'indifférence, qui, sans surprise dans ce cas, traverse toutes les illusions et désillusions du narrateur - essentiellement les liaisons d'Albertine avec Andrée et d'autres filles alors qu'elle vivait avec lui comme « prisonnière ».

Oublier, en fin de compte, signifierait pour le narrateur un « changement de temps », comme une « erreur optique dans le temps ».[xi]. Un sentiment de jeunesse, un déplacement des sens, un éloignement du réel. Il est vrai qu’une telle expérience – subir et traverser la douleur – constitue la transformation fondamentale du héros pour commencer à écrire le livre dans le dernier volume de l’œuvre. Comme Roland Barthes veut le soutenir, l’apprentissage passe ici par ces frustrations ;[xii] mais, en fin de compte, cela fonde un processus véritablement révolutionnaire en termes de formation de cette prose qui absorbe les expériences les plus singulières de l’art moderne.

C'est aussi pourquoi Marcel Proust continue d'être un écrivain fondamental des temps nouveaux : tandis que les apparences de mondanité de la classe dirigeante sont démystifiées, la prose apporte du mystique à la poésie, lui donnant un sens au-delà de la littéralité du mot. Le héros proustien apprend après tout le pouvoir du symbole et sa capacité à façonner les mondes.

L'apprentissage de l'homme de lettres doit donc passer par le noyau de l'amour – le chemin inverse que le narrateur dit avoir parcouru après la mort d'Albertine. Il est intéressant de noter que la jeune fille ne manque jamais d'apparaître au héros, soit en son absence – ce qui ne peut éviter d'être ressenti par les espaces, les odeurs et les goûts ressentis par le narrateur – soit fantomatique à travers le télégramme qu'il reçoit en pensant qu'il provient de son ancien amant. .; pour découvrir qu'en fait il s'agissait d'un autre fantôme : Gilberte de Forcheville annonçant son mariage avec Robert de Saint-Loup.

2.

Durant l'été 1913, Sigmund Freud se promenait avec le poète Rainer M. Rilke, qui, taciturnement, aurait formulé un sentiment contradictoire à l'égard de la beauté des choses dans le paysage : il était mal à l'aise avec toute cette beauté vouée à extinction; comme toute vie humaine et toute belle chose, elle serait vide de valeur en raison de son caractère éphémère. De ce court parcours, Freud extraira l'un de ses plus beaux essais, publié plus tard, en 1916, sous le titre fugacité - la fugacité, traduit par Paulo César de Souza.

Aux prises avec des pensées sur la guerre, la mort, le deuil, Freud se retrouve dans un profond débat qui l'amènera à réviser considérablement ses concepts, en insérant des éléments nouveaux et déterminants dans sa théorie - comme le sera plus tard l'hypothèse de la pulsion de mort. Déjà dans cet essai, il est possible de voir comment le deuil et la perte constitueraient un point crucial – et difficile à accepter – pour la psychanalyse dans la réflexion sur le sujet moderne.

Face à la perte, l’énergie psychique nécessite un degré élevé d’usure, ce qui produit des souffrances considérables. Malgré cela, « ce qui est douloureux peut aussi être vrai »,[xiii] souligne Freud ; En effet, l’éphémère des choses leur confère une touche de rareté dans le temps. Comme les fleurs du jardin d'Adonis, elles ne cessent d'être belles parce qu'elles meurent le jour même de leur naissance ; la valeur de ce Ricardo Reis déjà déclaré:

« La lumière pour eux est éternelle, parce que
Ils naissent au soleil et finissent
         Avant le départ d'Apollon
         Son parcours visible”[Xiv]

C'est aussi ainsi que, par la plasticité qui serait typique de l'énergie libidinale, on pourrait la diriger vers un nouvel objet, transformé pour que ce qui était perdu se métamorphose. La douleur de l’oubli est donc quelque chose qui constitue nos expériences mêmes d’amour ; et peut-être qu’admettre une certaine fragilité dans la manière dont ils se présentent à nous leur donne paradoxalement plus de valeur. Nous pourrions ainsi reconstruire tout ce qui a été perdu, « peut-être sur un terrain plus solide et de manière plus durable qu'auparavant ».[xv]

*Guilhermé Rodrigues Il est titulaire d'un doctorat en théorie littéraire de l'IEL d'Unicamp.

notes


[I] Proust et le roman. Paris : Gallimard, 1986.

[Ii] Pourquoi lire les classiques ? trans. Nilson Moulin. São Paulo : Companhia das Letras, 1993, p. 9-16.

[Iii] Proust et les signes. trans. Roberto Machado. São Paulo : Editora 34, 2022.

[Iv] Rappelons que le livre consacre une bonne partie à l'affaire Dreyfus et aux éléments de l'antisémitisme en France au début du XXe siècle.

[V] Proust, M. Albertine disparue. Paris : Gallimard Folio, 2014, p. 51.

[Vi] identifiant. idem. P 3.

[Vii] identifiant. ibid. P. 12 ; 14 ; 29.

[Viii] identifiant. ibid. P. 111 (dans la traduction de Drummond) : « Ce foraut ce fractionnement d'Albertine, en nombreuses Albertine, qui était son seul mode d'existence en moi. (…) Et ce fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calme ? Car ne dure pas tant qu'il a choisi de réel, il a seulement tenu à la forme successive des heures où elle m'était apparue, forme qui restoit celle de ma mémoires, comme la courbure de projection de ma lanterne magique tenue à la courbure de verres colorés, ne représentait-il pas à manière une vérité bien objective celle-là, que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale (…) ».

[Ix] identifiant. idem. P 139.

[X] identifiant. idem. P 140.

[xi] identifiant. idem. P 174.

[xii] « Proust et les noms ». dans : Barthes, R. Le Degré zéro de l'écriture. Suivi de nouveaux essais critiques. Paris : Éditions du Seuil, 1972, pp. 118-30.

[xiii] Freud, s. Œuvre complète v. 12. trans. Paulo César de Souza. São Paulo : Companhia das Letras, 2010, p. 248.

[Xiv] Pessoa, F. Odes de Ricardo Reis. Lisbonne : Edições Ática, 1970, p. 34.

[xv] Freud, ibid. P. 252.


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