Marx va au cinéma

Image : Kyu Sang Lee
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Par ALEXANDRE VANDER VELDEN, JOÃO LEONARDO MEDEIROS & José Rodrigues*

Présentation par les organisateurs de la collection récemment publiée

Les grandes inventions sont presque toujours entourées de controverses très humaines, peut-être trop humaines, sur les dates, les lieux d'origine et bien plus encore sur leurs créateurs. C'est sans doute vrai pour l'avion – notre Santos Dumont ou les frères Wright ? –, pour la photographie – le Français Nicéphore Niépce, le Franco-Brésilien Hércules Florence ou le Français Louis Jacques Daguerre ? –, pour le cinéma, qui n’était rien d’autre que de la photographie en mouvement, la situation n’est pas très différente.

Un Brésilien a-t-il été l'inventeur du cinéma ? José Roberto da Cunha Sales (1840-1903), né à Pernambuco, a breveté en 1897 l'invention de la projection d'images animées, en présentant pour justifier sa revendication une séquence de scènes de la mer heurtant une jetée, d'une durée de moins d'une seconde.[I]

Quoi qu'il en soit, la version historique hégémonique est que le cinéma a été inventé par les frères Auguste et Louis Lumière, à partir des dispositifs créés par Thomas Alva Edison. Les mythiques projections publiques de L'assortiment de l'usine Lumière de Lyon [Le départ de l'usine Lumière de Lyon], promu par les frères, en décembre 1895, est considéré comme la naissance du cinéma, même avec l'entrée payante. Il semblerait que le septième art soit né avec la marque des marchandises.

Le révélateur du fétichisme de la marchandise, Karl Marx, mourut en 1883, tandis que Friedrich Engels mourut en août 1895, quelques mois avant la première apparition publique supposée du cinéma. Ni Marx ni Engels ne sont donc allés au cinéma. Mais les marxistes n’ont jamais cessé d’aller dans la chambre noire, d’analyser des œuvres cinématographiques, voire de faire du cinéma, de Sergei Eisenstein à Ken Loach, de Leon Hirszman à Renato Tapajós.

Marx va au cinéma : essais matérialistes culturels sur le cinéma, volume VIII de la Collection Niep-Marx, rassemble un ensemble varié de 11 essais qui ont justement en commun de prendre les œuvres cinématographiques comme objet d'analyse et/ou point d'appui pour analyser la société qui les a produites, en utilisant toujours le marxisme comme un outil théorique, en dialogue fructueux avec d’autres perspectives plus ou moins proches.

Il convient peut-être de noter que le volume actuel de la collection Niep-Marx n’est pas le premier à se concentrer sur la culture. En fait, en 2022, il est apparu La culture contre la barbarie, organisé par Kênia Miranda et José Rodrigues[Ii], qui rassemble 11 textes également très divers, sur le théâtre de Bertolt Brecht, Augusto Boal et Sérgio de Carvalho, l'œuvre aux multiples facettes de William Morris, entre littérature policière policière, nouveau cinéma, rapport entre musique et forme marchande, arrivant sur une scène de théâtre.

Le recueil que vous, lecteur, avez entre les mains, également composé de 11 essais, n'a pas pour intention de donner un aperçu de la production marxiste brésilienne sur le cinéma, mais seulement de rassembler et de diffuser quelques contributions d'intellectuels membres ou collaborateurs. Niep-Marx.

Le livre Marx va au cinéma est ouvert par le test Bref commentaire sur le marxisme et l'histoire du cinéma au Brésil, d'Alexandre Vander Velden, qui présente un aperçu des contributions d'auteurs qui, influencés par ou en dialogue avec le matérialisme dialectique, ont construit des interprétations de l'histoire du cinéma (et plus largement de l'histoire de la culture) au Brésil. En effet, le texte visite la force des idées dans les années 1960 sur la « situation coloniale » de Paulo Emílio Sales Gomes et son influence parmi le jeune « cinéma brésilien moderne ».

Au fil des décennies, la recherche avance sur de nouveaux objets et méthodologies, avec des apports importants de « l’historiographie universitaire » qui affine la rigueur théorique et de recherche, tout en s’éloignant du marxisme. Enfin, nous discutons de ce qui s'est construit, au XXe siècle, comme un dialogue entre matérialisme et cinéma à partir des quelques livres qui articulent ces thèmes, ainsi que des articles de revues marxistes.

« La lecture du monde précède la lecture de la parole » : éducation, culture et politique dans la majorité absolue de Leon Hirszman, de Kênia Miranda et Alexandre Vander Velden, le chapitre 2 de cet ouvrage propose une lecture critique et dialectique du documentaire Majorité absolue (Leon Hirszman, 1965) à la lumière de son époque historique, situant son dialogue avec les mouvements d’éducation et de culture populaire du début des années 1960.

Deuxième film réalisé par le jeune communiste Leon Hirszman et censuré au Brésil, récemment battu par une coalition patronale-militaire, la volonté du documentaire d'une pédagogie émancipatrice et d'une observation critique sur les conditions de travail et de vie des travailleurs ruraux, ainsi que sur la désir didactique et mobilisateur pour le spectateur. Dans cette lecture filmique et historique, les mouvements d'éducation et de culture populaires ainsi que le Cinema Novo, alors naissant, et aujourd'hui âgé de 60 ans, sont visités.

Le texte aborde également des travaux sur la culture et la politique au Brésil dans les années 1960 qui soulignent « l’idéalisme », « l’autoritarisme » et la distance supposée des artistes et des intellectuels par rapport au « populaire » et des lectures qui compliquent la matérialité de la production culturelle dans son sens. rapport avec la lutte des classes.

Le troisième chapitre de ce recueil d'essais, « A Dupla Jornada, à luz de Helena Solberg », écrit par Nina Tedesco et Thaiz Senna, aborde un aspect brûlant des débats contemporains sur la condition des femmes dans le mode de production et de vie capitaliste. du point de vue d'Helena Solberg, la plus ancienne cinéaste brésilienne en activité continue. Ainsi, dans ce chapitre, les auteurs analysent les moyens métrages à la lumière de la théorie de la reproduction sociale (SRT). Ce n’est donc pas un hasard si le double voyage, concept fondamental de TRS, tient une place si centrale dans ce documentaire – au point d’en devenir le titre.

On dit que le Brésil n’est pas fait pour les amateurs ou les débutants. Le texte « Bacurau : à l'avenir, seulement la résistance ? », de Carla Macedo Martins et Ana Lucia de Almeida Soutto Mayor, chapitre 4 de Marx va au cinéma, parle du film brésilien Bacurau, réalisé par Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, sorti en 2019. Le binôme moderne-archaïque et la mélancolie apparaissent dans l'œuvre comme des allégories de notre pays de capitalisme dépendant. L'essai débat également des figurations autour du projet national, de la transformation sociale et de la résistance des classes populaires au Brésil ici et maintenant.

Le chapitre 5 de notre collection, « Cinéma et émancipation humaine : à propos de quelques interprétations marxistes de Chaplin », de Miguel Vedda, examine, en premier lieu, une série d'interprétations de l'œuvre cinématographique et du profil artistique de Charles Chaplin réalisées par des penseurs et écrivains marxistes ( Bela Balász, Ernst Bloch, Walter Benjamin, Theodor W. Adorno, Bertold Brecht, György Lukács).

Deuxièmement, l’article vise à étudier le développement critique des réflexions sur Chaplin faites par l’un des principaux théoriciens (marxistes) du cinéma, Siegfried Kracauer. Les articles de l'essayiste de Francfort situent la production de Chaplin par rapport aux contes merveilleux populaires [Volksmarchen] et, d’autre part, l’émergence d’un nouveau modèle de subjectivité, aligné sur la modernité du XXe siècle. Parallèlement, Siegfried Kracauer s'interroge sur les raisons – sociales, politiques, mais surtout esthétiques – de la répercussion qu'a eu la figure du clochard sur un public très hétérogène et à l'échelle mondiale.

« Eisenstein et la mémoire de la révolution soviétique d'octobre (1928) : entre art d'avant-garde et récit stalinien naissant », par Marcio Lauria Monteiro, chapitre 6 de Marx va au cinéma, soutient que Octobre marque la transition même du cinéma soviétique. À mi-chemin entre documentaire et fiction, comme le proposait Eisenstein lui-même, et entre poésie et histoire, comme le proposait Rosenstone, Octobre se situait également à mi-chemin entre, d’une part, être une œuvre d’art audacieuse d’avant-garde, à travers laquelle Eisenstein tentait de faire un pas en avant dans ses théories esthétiques, avec un « montage intellectuel », et à travers laquelle il perpétuait également des aspects de la mémoire associés avec les premières années de la révolution et étant, d’autre part, un instrument du récit stalinien naissant sur la révolution soviétique.

Dans « Oppenheimer et réification : commentaire sur le film de Christopher Nolan », Maurício Vieira Martins, auteur du chapitre 7 de cette collection, soutient que la catégorie de réification permet de mieux visualiser l'histoire contradictoire de Robert Oppenheimer, qui a dirigé le projet Manhattan, à travers où furent produites les premières bombes atomiques de l'histoire, lancées contre les villes d'Hiroshima et de Nagasaki, en 1945.

Cette catégorie – la réification – met l’accent sur le fait que les processus et les relations créés par les êtres humains l’emportent sur leurs créateurs et finissent par les asservir. Ainsi, l’internationalisation de intellect général que Marx a détecté au XIXe siècle – constituée par l’accumulation des connaissances d’une époque – a fini par réagir de manière meurtrière sur l’humanité. Le résultat désormais réifié ressemble à « Sa Majesté la bombe », peut-être le visage le plus meurtrier du capital.

En 1975, immédiatement après le renversement de la dictature de Salazar au Portugal, un groupe de cinéastes, de techniciens du cinéma et d'activistes politiques se sont lancés dans la tâche collective de documenter les masses et le processus politique qui s'est déroulé dans les rues de Lisbonne. Les armes et les gens (1975), documentaire signé par le Collectif des Travailleurs de l'Activité Cinématographique, né dans le contexte de la Révolution des Oeillets, fait l'objet d'une analyse dans le chapitre 8, « Les armes et le peuple : manier la parole ou laisser parler les sujets ? », par Adriano Del Duca. Sans vouloir gâcher la lecture, on peut souligner que « le film militant, dans sa quête de représenter, justifier et exalter les processus politiques auxquels il s'identifie, n'est pas exempt des contradictions de son discours. Il n’est pas possible de traverser indemne le territoire de la politique.»

La crise actuelle du capitalisme, déclenchée grosso modo en 2008, est thématisée dans deux textes. Dans « The Spell of Time : la crise financière de 2007/2008 sur les écrans de cinéma », chapitre 9 de cet ouvrage, Marcelo Dias Carcanholo et João Leonardo Medeiros débattent de la question en comparant trois productions américaines, très habiles à dénoncer les sales et irresponsables finances jeu qui a déclenché la crise : Capitalisme : une histoire d'amour (2009), de Michael Moore ; Wall Street : l'argent ne dort jamais (2010), d'Olivier Stone ; et Travail interne (2010), de Charles Ferguson.

Le titre principal nous renvoie à une célèbre comédie, de 1993, réalisée par Harold Ramis, avec Bill Murray et Andie MacDowell, qui ne traite en rien de la crise du mode de production capitaliste... Ou bien ? Eh bien, ne gâchons pas la lecture.

Au chapitre 10 de Marx va au cinéma, « Lacan avec Marx à Wall Street, un jour avant la fin : une analyse de Margin Call basée sur la rencontre de la théorie du discours lacanien et de la critique de l'économie politique marxienne », José Rodrigues cherche, comme l'indiquent le titre et le sous-titre, à analyser le film Appel de marge : la veille de la fin. Le film, réalisé et scénarisé par JC Chandor, est sorti en 2011 et dépeint de manière fictive les heures précédant immédiatement l'effondrement de la banque Lehman Brothers. Cette faillite, en 2008, a justement déclenché la crise dans laquelle nous sommes encore embourbés. Qu’aurait à nous dire ce duo peut-être insolite, Marx/Lacan, de cette aube ?

Pour clôturer notre collection, João Leonardo Medeiros et Bianca Imbiriba Bonente abordent la suite d'un grand film des années 1980, réalisé par Ridley Scott, dont le protagoniste était interprété par Harrison Ford. L’essai sur Blade Runner 2049, dont le titre est «Humains : plus de capital que de capital», aborde ce travail comme un moyen de réfléchir sur la (non)existence de formes de « vie » dotées d’intelligence artificielle. Les auteurs qualifient de mythe la croyance en la menace posée par l’intelligence artificielle et s’interrogent à la fois sur ses racines historiques et sur sa relation possible avec le développement capitaliste.

Après avoir lu ces chapitres, brièvement présentés, le lecteur comprendra comment le cinéma, analysé à partir de catégories et de la philosophie du marxisme, peut nous aider à comprendre le monde de la marchandise, ainsi qu'à s'approprier la richesse des réflexions sur la société des cinéastes et artistes influencés par Marx et son spectre. Cependant, en tant que matérialistes, nous devons être justes face à l’état actuel des choses et constater que le « marxisme culturel » – l’analyse de l’entrelacement de « société et culture » basée sur Marx et les marxismes – reste quelque peu marginal dans le cœur des deux, comme dans les batailles d'idées dans la critique culturelle.

Que ce soit dans les débats publics généralistes, dans les magazines et journaux, dans le milieu universitaire, dans les publications spécialisées sur la littérature, le théâtre, les arts visuels, la musique et autres arts, nous entendons peu parler du marxisme. Que dira une théorie ou une histoire du cinéma matérialiste et dialectique dans ce pays périphérique du Brésil ? Bien que s'appuyant presque toujours sur leurs disciplines spécifiques, les marxistes n'ont cessé d'écrire sur le cinéma et de publier les essais et analyses les plus intéressants, comme ceux présents dans ce recueil.

Mais revenons à la question qui titre cette présentation : Marx est-il allé au cinéma ? Ayant franchi le long chemin à parcourir par une théorie culturelle du poids dans le débat public, et aussi par une cinématographie, qui aborde les lentilles de la lutte des classes et de la totalité de la culture et de tous les aspects de la vie sociale – autrement dit le « marxisme culturel ». » et le matérialisme historique dialectique – notre conclusion est que le spectre de Marx non seulement était, mais continuera à assister et à faire du cinéma en compagnie de générations et de générations de marxistes réparties à travers le monde. Action!

*Alexandre Vander Velden Il est professeur d'histoire du cinéma à l'Université fédérale de Fluminense (UFF).

*João Leonardo Medeiros est professeur au Département d'économie de l'Université fédérale de Fluminense (UFF).

*José Rodrigues est professeur à la Faculté d'Éducation de l'Université Fédérale de Fluminense (UFF).

Référence


Alexandre Vander Velden, João Leonardo Medeiros et José Rodrigues (orgs.). Marx va au cinéma : essais matérialistes culturels sur le cinéma. São Paulo, Éditorial Usina, 2024, 308 pages. [https://encurtador.com.br/rX1WX]

notes


[I] Voir Roberta NOVIS, Le Brésilien revendique l'invention du cinéma. en: Folha de S. Paul, 02/01/2005 : https://www1.folha.uol.com.br/fsp/ilustrad/fq0201200514.htm.

[Ii] Kênia MIRANDA, José RODRIGUES, La culture contre la barbarie, São Paulo : Usina Editorial, 2022, volume 7 de la collection Niep-Marx.


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