Par FILIPE DE FREITAS GONÇALVES*
Considérations sur le livre de Júlia Lopes de Almeida
1.
Souvenirs de Marta, de Júlia Lopes de Almeida, est un cas typique du roman bourgeois. La jeune protagoniste naît dans une famille pauvre de la classe moyenne de Rio de Janeiro qui se retrouve démunie après la mort de son père, causée par la fièvre jaune. Le déclin est immédiat : la jeune femme et sa mère partent vivre dans un bidonville et commencent à cohabiter avec la populace de l'époque, c'est-à-dire avec des gens qui avaient besoin de faire du travail manuel pour survivre. Ce qui motive l'intrigue, c'est le désir de Marta de surmonter les défis imposés par la vie grâce au mérite individuel et au travail.
Les sentiments qu’elle décrit tout au long de ses mémoires sont typiques du héros du roman bourgeois : l’envie et les invectives contre les injustices sociales qui doivent être surmontées. Son talent individuel pour les études lui permet enfin de quitter la situation précaire dans laquelle elle vit avec sa mère, d'abord comme assistante d'enseignante, puis comme fonctionnaire.
Le désir d’autonomie individuelle et de non-dépendance est explicitement exprimé par la jeune fille : « J’ai atteint une position indépendante ; « Je n’aurai besoin du soutien de personne. »[I] A cela s'ajoute son ambition romantique, qui s'exprime de manière romantique. La jeune femme développe une fixation sur un garçon qui ne cesse de la fixer un jour à l'école et, plus tard, de manière plus significative, sur un parent de son professeur, Luís, qu'elle rencontre lors d'un voyage pour se détendre.
Le deuxième cas, plus développé, est un rappel à la réalité pour la jeune femme et introduit dans le roman le type de dragueur romantique que la perspective narrative interdit. L'intrigue combine ainsi deux éléments fondamentaux du roman bourgeois : le mariage d'amour et le désir d'ascension sociale par le mérite. Les deux aspects se combinent : se marier de son plein gré et accéder à une position éminente dans le monde sont les deux faces d'une même affirmation individuelle si typique du XIXe siècle.
Mais ce n’est pas toute l’histoire, comme cela devrait l’être. Imitons l’argument de Roberto Schwarz sur la Femme, par Alencar;[Ii] cela peut nous aider à caractériser le texte. À la périphérie du drame central représenté par l’héroïne bourgeoise se trouve le monde de la faveur, du clientélisme et de la sociabilité brésilienne. Mais comme il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un feuilleton, la périphérie est aussi le centre : ce qui apparaît comme la victoire de l’école et du mérite est aussi le résultat de relations de clientélisme et de faveur.
Celle qui semble comprendre pleinement cette dynamique est la mère de la jeune narratrice : elle sait clairement que la position de sa fille dépend de sa connexion avec son enseignante D. Ana, et elle se tourne constamment vers elle pour obtenir de l'aide concernant les problèmes de santé physique et mentale de sa fille ; elle sait que la faveur de quelqu'un d'important n'est pas dispensable, comme le voudrait sa fille, et insiste pour qu'elle aille en audience auprès de l'Impératrice en quête de protection ; Elle sait que, malgré sa position, un mariage convenable serait celui qui donnerait à sa fille la sécurité et correspondrait à sa position sociale et non pas à une illusion romantique d’affirmation de soi.
Ce que le narrateur nous présente comme une sorte de lutte sans fin vers le dépassement social est, dans son ensemble, dans la construction de la forme, considérée comme une partie de la sociabilité à la brésilienne. Il faut en tirer quelques conséquences importantes. La première est que la manière dont le narrateur nous présente ses dilemmes, même si elle ne peut être prise au pied de la lettre, doit être prise en compte dans le processus d’interprétation du livre. C’est-à-dire de considérer pourquoi un conflit non bourgeois apparaît comme un conflit bourgeois dans le processus de sa remémoration.
La vogue des modes littéraires serait une explication, de même qu'une certaine falsification idéologique de l'héroïne elle-même sur elle-même en est une autre. Les deux sont vraies, mais elles ne semblent pas résoudre le problème car cette intersection discursive est un fait pratique de la vie brésilienne. Si l’élucidation par l’affiliation des textes est en partie vraie, elle ne clôt pas l’imbroglio. En d'autres termes, la psychologie de l'héroïne est un élément qui doit être considéré pour son poids spécifique, car, malgré la possible falsification idéologique à travers laquelle elle nous présente son histoire, son profil fait lui-même partie de l'univers de la sociabilité brésilienne.
Le sentiment d’humiliation constante et ses somatisations constituent une part importante de leurs caractéristiques individuelles. La subalternité sociale imprime à son caractère, en même temps, quelque chose de fragile et d’intimidant. Elle est constamment sur le point de craquer en raison des défis imposés par sa situation, mais elle insiste également pour rester ferme dans la lutte nécessaire pour la surmonter, ce qui se fait à travers la relation quelque peu malsaine qui est décrite entre le personnage et ses études, auxquelles elle se consacre de manière exagérée, en partie pour compenser son infériorité et en partie pour avaler les humiliations de la vie quotidienne.
Rien de tout cela ne peut être pris dans l’abstrait, car, au fond, ce qui est discuté ici, c’est la question du travail. Notre héroïne et sa mère travaillent tout le temps et leur souffrance est, en ce sens, très différente de celle de la plupart des héros du roman bourgeois européen. D’abord parce qu’en partie, ils ne travaillent pas, mais appartiennent à la classe moyenne inférieure et ont l’intention de s’élever socialement.
Deux exemples : Raphaël de Valentin et Rastignac, les héros balzaciens de La Peau de l'Onagre et le père Goriot, sont des individus de la classe moyenne qui aspirent à occuper une position éminente dans la société et sont loin, c'est le moins qu'on puisse dire, de l'univers de travail dégradant auquel notre héroïne est soumise. Deuxièmement, même dans les cas où ces héros sont plus proches du monde du travail, la société représentée ne relègue pas le travail manuel à la condition d’animalisation asservissante typique de la société brésilienne. Autrement dit : même quand ils travaillent, le travail n’est pas aussi dégradant que ce que nous voyons ici.
Il y a aussi une nette différence par rapport à l'univers de José de Alencar, puisque, si dans son roman il y a l'univers du travail manuel dégradant duquel tout le monde cherche à s'échapper, dans son intrigue ce n'est pas le travail qui est l'élément de l'ascension sociale, mais le mariage ou l'héritage. Ce que je souhaite mettre en évidence, c'est une certaine spécificité de la psychologie du personnage compte tenu de la spécificité de sa position sociale.
Bien qu'il ne puisse pas être facilement placé parmi les textes naturalistes, le roman de Júlia Lopes de Almeida appartient déjà à l'univers de représentation des problèmes sur lesquels il faut travailler dans des conditions de dégradation et de déshumanisation qui étaient populaires dans les romans d'Émile Zola. Dans le cas brésilien, la spécificité est encore une fois nuancée, puisque le travail, dans ces régions, a une signification très différente de celle de courant dominant naturaliste de l'époque. La psychologie de la jeune Marta, ainsi que la spécificité de sa falsification idéologique, est celle des pauvres qui trouvent leur place au soleil, même si cela dépend de sacrifices et d'épuisement physique et mental.
Arrêtons-nous un instant avant de tirer une autre conséquence. Ce que nous avons vu, c'est que l'intrigue, qui prend la forme de l'intrigue bourgeoise classique, n'est pas, en fait, une intrigue bourgeoise, mais est présentée de cette façon par le narrateur qui masque à travers elle les relations de faveur qui, en fait, motivent son ascension sociale. Les sentiments du narrateur, présentés comme des sentiments bourgeois, ne doivent pas non plus être interprétés dans ce sens – ou pas simplement – car ils impliquent un processus de dépassement dans un contexte de dégradation qui n’existe tout simplement pas dans le cas du roman bourgeois et dont l’apparition dans notre littérature était, à l’époque, sans précédent dans les termes proposés.
L'idéologie de l'auto-affirmation du pauvre combattant si en vogue aujourd'hui peut nous aider à comprendre la psychologie de notre héroïne (ou vice-versa, selon les intérêts). Le conducteur de iFood qui croit être un entrepreneur de lui-même, ou le Uber qui se considère comme un entrepreneur indépendant sont peut-être une clé pour réfléchir au roman. D’un côté, son sentiment d’affirmation individuelle naît de la sensation – la plupart du temps vraie – d’un abandon social complet : comme les structures de protection ne l’atteignent pas dans ses revendications subjectives et communautaires, il n’a d’autre choix que de prendre sa vie en main. Bien que la première phrase de l’énoncé puisse être vraie dans la plupart des cas, la deuxième phrase est fausse dans tous les cas. Même s’il croit à une telle fantasmagorie, la routine épuisante du travail ne le mènera nulle part ; au contraire, cela va intensifier leur maladie sociale et leur besoin de réaffirmation par le travail.
Nous voici déjà dans la vie intérieure de notre personnage, socialement malade et ayant constamment besoin de s'immerger dans le travail, tant d'un point de vue objectif que subjectif. En termes simples, sa psychologie est idéologie par la falsification qu’elle promeut (en littérature : la bourgeoisisation du roman) et la vérité de son être social (en littérature : le cadrage par le travail).
Il faut dire, en passant, que ce mélange fait partie de l'œuvre dans son ensemble et peut être imputé à l'auteur. Le livre explore en quelque sorte les processus psychologiques réels qui impliquent les pauvres dans un besoin constant d’affirmation dans un contexte hostile et dans la défense idéologique du travail et de l’école comme voies d’émancipation. On pourrait avancer plusieurs arguments à propos de ce mélange, mais il me semble que, tel qu'il est configuré, il constitue un défaut, car il conduit l'œuvre à s'engager dans la falsification de la réalité et non dans son dévoilement critique, qui lui garantirait un véritable souffle émancipateur.
Le récit d’un succès relatif donne du poids à l’idéologie libérale et industrieuse qui prévalait à l’époque, plutôt que de dévoiler son inefficacité pratique. La fin conciliante est précise à cet égard : le simple réencadrement de l'héroïne dans le monde de faveur par le copinage (même au prix d'un travail épuisant) est accepté comme une solution satisfaisante, au lieu de porter les élans de liberté et d'indépendance du protagoniste jusqu'à leurs ultimes conséquences. Le problème est que cette solution serait tout aussi fausse, ce qui crée le court-circuit que seul le roman de Machado résolvait à l’époque.
La fausseté des solutions ne vient pas du talent ou de la capacité, mais de la matrice pratique à laquelle la société brésilienne soumet le potentiel créatif : ce qui entrave toutes les solutions est, en fin de compte, le fait qu’à l’époque il n’y avait pas, et il n’y avait pas à l’horizon, de société du travail. Les solutions sont inappropriées non pas à cause des auteurs, mais à cause de la vie brésilienne qui, au moment de la publication, était encore confrontée au travail d’esclave et aux difficultés de l’émergence d’un marché du travail qui permettrait une ascension sociale esquissée en termes bourgeois.
En fait, la solution trouvée par Machado de Assis a été précisément de changer la perspective de la narration elle-même, en évitant le problème autour duquel il n’y avait pas de synthèse possible. Il est d’une importance non négligeable qu’une réponse plus satisfaisante à ce problème n’ait été trouvée qu’à partir des années 1930, c’est-à-dire lorsque la vie nationale s’est finalement trouvée confrontée concrètement au problème des pauvres et de leur appartenance à la société brésilienne.
Une autre conséquence qu’il faut tirer de cette contradiction entre le centre bourgeois et la périphérie à la brésilienne (pas si périphérique que ça) est un certain sentiment d’aléatoire dans l’intrigue dans son ensemble. Ici, le caractère idéologique de l’ensemble est évident : l’histoire que nous raconte Marta n’a aucune valeur typique pour la société brésilienne. Le destin de son amie du bidonville, Carolina, est typique de notre héroïne. La seule chose qui détermine la centralité donnée à l’intrigue est, en fin de compte, le désir de l’auteur lui-même que cette histoire soit racontée. Le sentiment que l’intrigue est aléatoire vient donc du parti pris idéologique du récit en faveur de l’affirmation des valeurs du travail, de la scolarité et de l’émancipation sociale des pauvres.
2.
Comme une sorte de renforcement du caractère idéologique de l’intrigue, il y a un certain langage religieux, moralisateur ou monarchiste qui imprègne le récit et fonctionne comme un mécanisme pour son explication. Un exemple : « Avec quelle fierté je pense aux soins dévoués que les femmes brésiliennes portent généralement à leurs enfants bien-aimés ! Ne le rejetez jamais, travaillez ou mourez pour lui ; « cœur plein d’amour, pardonnons-lui les erreurs d’éducation qu’elle nous transmet, et bénissons-la pour ce qu’elle aime et pour ce qu’elle souffre ».[Iii] Il y a quelque chose de cela aussi dans l'expression impressionnée de la narratrice lorsqu'elle voit l'Impératrice venir vers elle : « Bon Dieu, c'était elle ! »[Iv]
La phrase est intéressante dans son contexte, car elle permet de faire émerger de l'intérieur de la protagoniste un substrat de sa formation sociale et individuelle, que, consciemment, dans le cadre du travail idéologique d'affirmation du travail et de l'éducation comme voie d'émancipation, elle cherche à nier : elle va à la rencontre de l'Impératrice pratiquement parce que sa mère l'y oblige. Ce ton du roman se retrouve encore dans le caractère altruiste et sacrificiel de Carolina.
L'atmosphère étouffante et monarchique rappelle, une fois de plus, quelque chose de José de Alencar, mais actualise le langage pour le faire coexister avec les nouvelles valeurs libérales des années 1880-1890. Le mélange est singulier parce qu'il est contradictoire : le langage conformiste de la narratrice transforme son dilemme proprement bourgeois de dignité et non d'émancipation, mais les valeurs idéologiques qui sont en mouvement (le travail et la scolarité) pointent dans une autre direction.
Cette disjonction peut nous aider à comprendre la perspective du récit : Marta, établie dans sa vie comme enseignante titulaire qui travaille à Engenho Novo, mariée à un homme bon qui lui garantit un certain niveau de protection, voit son histoire du point de vue des gagnants relatifs, c'est-à-dire de ceux qui ont gagné non pas parce qu'ils ont réalisé leur désir de libération et d'indépendance, mais parce qu'ils ont su trouver leur place dans l'ordre social.
Il s’agit d’un récit du point de vue des pauvres inclus qui, comme le rappelait FHC en 1996, ne constituent ni la totalité ni la majorité.[V] Le point de vue idéologique est la justification de la victoire individuelle et irremplaçable, qui donne une nouvelle apparence au hasard : c'est une nécessité d'un monde social dans lequel le projet est la scission irréalisable de l'organicité. Le langage conformiste du texte s'accorde bien avec ce point de vue, qui est un mélange d'auto-indulgence et d'auto-illusion.
Dans l'édition publiée dans le journal, l'auteur inclut une dernière page qui était exclue de l'édition du livre et qui, je crois, éclaire beaucoup les choses : « Deux ans se sont écoulés et j'ai eu une fille ; C'était le premier rayon de lumière à illuminer ma maison, ma mère me manquait ! L'enfant avait avec elle des ressemblances incroyables, et lorsque je l'embrassais, je pensais souvent, comme une consolation, à la théorie de la transmigration des âmes et je me disais : – Qui sait si dans ce petit corps adoré, petit et tendre, il n'y a pas cette grande âme immaculée de la sainte qui est partie ? Ma fille absorbait complètement mon esprit, fatiguée de souffrir, elle était le charme, elle était le ravissement de mes jours. Son père l'adorait, elle adorait son père, et nous vivions tous les trois dans la plus douce harmonie : moi, résigné, mon mari affectueux, et notre fille, notre bien-aimée Cécilia, toujours heureuse ! Pour elle et pour elle j'ai écrit ces pages monotones mais profondément sincères. J'ai placé ma vie en eux ; en eux j'ai remarqué tous mes sentiments, bons ou mauvais ; Je vous laisse en eux un exemple sublime, que je ne saurais souligner comme je le devrais, mais qui est le meilleur et le plus sacré des souvenirs : la gentillesse de la grand-mère.[Vi]
L’ambiguïté de l’extrait met en évidence la nature de la révision effectuée par l’auteur aux deux niveaux différents de composition que nous avons identifiés. La situation de la jeune Marta a désormais changé : elle a une fille et vit heureuse avec son mari. Sa situation est cependant caractérisée par la résignation : elle se résigne précisément parce qu’elle abandonne les élans émancipateurs de libération de la jeunesse.
Ces mêmes pulsions seront caractérisées ci-dessous comme ses « mauvais sentiments » : l’envie de la fille riche et de sa poupée, l’indignation face à la situation dans laquelle elles vivent, l’humiliation de vivre dans une situation de pauvreté et d’exclusion, la colère d’avoir sa situation économique comme un obstacle évident à ses engagements amoureux – tout cela est désormais vu comme l’ensemble des « mauvais sentiments » qu’elle place à côté des bons. Or, ces sentiments sont précisément ce qui l’a fait avancer et la caractérise comme une héroïne bourgeoise, mais ils sont désormais reniés du point de vue d’un langage religieux et moralisateur.
Tout cela se résume dans la sanctification de la figure de la mère, qui aurait tout sacrifié au nom de sa fille. Elle se donne à plusieurs reprises pour offrir à la jeune Marta les conditions physiques et mentales nécessaires pour poursuivre sa carrière d’enseignante. Elle est altruiste, mais aussi sensée, comme nous l’avons déjà vu par son adhésion pratique et consciente à l’univers de faveur. Elle est également le véritable coût du processus de déménagement de sa fille : elle se tue au travail pour que sa fille puisse atteindre sa position dans la vie. Sa bonté chrétienne fut également égalée par la piété de sa fille après sa mort.
En comparant cela avec les intrigues du roman européen, pensez à la méchanceté sans compromis de Rastignac par rapport à la situation de sa famille, qui se tue au travail pour qu'il puisse suivre son ascension parisienne en le père Goriot; pensez aussi à la jeune Pauline qui se sacrifie au nom des délires intellectuels et amoureux de Raphaël de Valentin dans La peau de l'onagre. Le héros bourgeois, cependant, est impitoyable jusqu'au bout ; sinon, il n’aurait pas la force de s’affirmer complètement. C’est précisément ce qui manque à notre héroïne et ce qui caractérise l’étouffement de son élan émancipateur. Un certain sentiment de pitié est implicite dans l’intrigue des romans que nous avons cités, mais il n’est pas dominant ; au contraire, pour que la forme du roman se réalise, il faut qu’elle soit supplantée par les nouvelles valeurs qui marquent le monde bourgeois.
Mais le passage peut et doit encore être lu sous un autre angle : il révèle une part importante de cette psychologie du pauvre homme épuisé, mais victorieux. Le sentiment de piété filiale se transforme, toujours dans le langage religieux, en une sorte de projection de la grand-mère sur sa petite-fille. On entrevoit ici un sens particulier de la famille, fondé sur la communion des souffrances. La relation entre mère, fille et petite-fille est marquée par le partage de la souffrance ; Il est vrai que cela semble interprété de manière religieuse, mais cela ne change rien au fait sous-jacent de sa contrepartie matérielle.
Au contraire : le costume très religieux que ce sentiment familial utilise est typique des classes populaires. Cela ne doit pas occulter le fait qu’un tel sentiment, s’il s’exprime dans des relations pratiques de partage de la souffrance, fait partie intégrante de ce même pôle de la sociabilité brésilienne, qui l’englobe depuis sa base matérielle jusqu’à son apparence idéologique.
Le défaut du texte est qu'il ne l'aborde pas de manière adéquate, c'est-à-dire qu'il interprète la psychologie de la mère elle-même de manière uniforme et superficielle. En la sanctifiant simplement, au lieu de problématiser ses motivations et ses actions, au lieu d’incorporer de manière problématique le langage religieux qui rend ce sentiment familier de partager le tourment, le texte devient « alencarisé » et opte pour une solution qui flirte avec l’arriération.
Regardons la question de cette façon : l'avocat Miranda, que Marta va épouser, est un homme d'une quarantaine d'années.[Vii] qui s'intéresse à la fille de la repasseuse en se basant sur certaines lettres qu'il lit. Le discours de la mère, en effet, indique une certaine malveillance dans la rupture de confiance entre les deux en ayant montré à une inconnue des textes qui lui étaient adressés : « (…) mon orgueil de mère m'a conseillé de faire cette indiscrétion… Je savais depuis longtemps quel genre d'homme était Miranda : je travaille pour lui depuis dix ans, voyez-vous… il ne m'a jamais mal payé, il ne s'est jamais plaint ni plaint, il a toujours été un gentleman, comme s'il pouvait deviner en moi les principes que j'avais ».[Viii]
La fierté qu'elle ressentait pour sa fille lui conseillait l'indiscrétion, mais, dans les phrases suivantes, la fierté est bientôt reformulée par l'intérêt d'associer sa fille à un client qui, s'il était considéré comme un « gentleman », était aussi un bon payeur et n'avait jamais été un râleur. La mère elle-même souligne le caractère inapproprié de son âge : « Il est peut-être trop vieux pour toi, mais il serait un excellent mari, sérieux, honnête et délicat… »[Ix]. Dans sa rationalisation de la situation, le narrateur nous informe qu'il est tombé amoureux des lettres qu'il avait écrites sous l'influence de l'amour de Luís (son véritable engagement romantique) et que leur lecture « a éveillé en lui l'idée que Marta aurait de la valeur dans un foyer domestique… ».[X]
La mère continue de peser le pour et le contre du mariage, voyant, d'un côté, l'âge inapproprié d'un homme de presque cinquante ans pour sa fille d'une vingtaine d'années, mais considère qu'en plus des qualités déjà évoquées, il faudrait qu'il soit « délicat ». Ce que l’adjectif suggère, c’est la possibilité de violence dans un mariage où l’inadéquation était plus grande que ce qu’elle pouvait évaluer. La gentillesse de la mère, comme on peut le voir, est plus nuancée : elle agit comme une sorte d'entremetteuse pour sa fille, recherchant et attirant le marié qu'elle trouve approprié compte tenu des circonstances.
Il y a des signes d’une zone grise dans leur comportement ; elle agit sans égard à la fidélité de sa fille lorsqu'elle montre ses lettres intimes, et qui envisage de façon plus ou moins ouverte la possibilité d'atténuer la violence à laquelle la jeune fille serait soumise. Sans parler du fait que l'avocat Miranda, très probablement, la conquiert en la traitant avec une certaine distinction, devinant les principes pas si misérables de cette misérable femme.
La sentence soulève également une autre possibilité : l'avocat Miranda aurait-il pu gagner la confiance de la mère pour finalement convaincre sa fille, de vingt-cinq ans sa cadette, de se marier ? Le texte ne nous permet pas de dire oui, et peut-être ne nous permet-il même pas de poser la question avec un niveau de crudité aussi fort, mais c’est précisément dans cette impossibilité que réside le blocage, l’« alencarisation » du livre : les intérêts réels, les mouvements effectifs des sujets ne sont pas figurés, construits par une confrontation entre leur forme idéologique (dans ce cas, la dignité et la bonté conçues religieusement) et la dynamique concrète de la société.
La référence même à José de Alencar est ici injuste envers le natif de Ceará : son récit tend à être beaucoup plus direct et ambivalent par rapport aux désirs des personnages que ce qui se passe dans un roman de Júlia Lopes de Almeida.[xi] S’il y a « alencarisation », elle se réduit à une tension psychologique et sociale.
3.
Comme il est évident, la lecture que je fais n’est pas « culturaliste », c’est-à-dire qu’elle ne s’intéresse pas à comprendre comment se construisent les images stéréotypées de groupes subordonnés pour ensuite procéder à la déconstruction de cet ensemble d’images réductrices, provenant d’une société autoritaire, colonialiste, etc. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont l’auteur essaie de donner forme artistique au contenu social et, plus particulièrement, le sens des erreurs commises dans le processus.
Le contenu, comme j’ai essayé de le montrer, n’est pas évident, mais concerne une certaine configuration psychologique, typique d’une société esclavagiste. Rappelons encore une fois l'argument : Marta est un mélange d'un certain héroïsme nécessaire pour réussir dans la vie dans des circonstances aussi défavorables et d'un certain caractère fragile qui naît des coups presque toujours insurmontables qu'elle reçoit du destin. Le mouvement du roman s’articule autour de ces deux termes, non pas dans une sorte d’altération, mais dans une intersection auto-impliquée.
La détermination de réussir dans la vie est contrebalancée par les circonstances et les circonstances sont modifiées par la détermination de réussir dans la vie, dans un circuit qui, évidemment, se termine sans changements sociaux plus significatifs, mais avec un changement dans la position relative du narrateur au sein de l'univers qu'il a créé. Ce contenu est nouveau par rapport à l'ensemble du roman romantique brésilien et, si je ne me trompe pas, au roman de Machado lui-même.
Ce qui semble être là, c’est un contenu en quête de forme. Disons les choses comme ça. L'apparence sociale du personnage est bien caractérisée, tout comme ses traits psychologiques les plus marquants ; ce qui manque, c’est une manière de donner un débouché adéquat à ce contenu, c’est-à-dire de ne pas le réduire à une idéologie. Essayons de caractériser la tentative de l’auteur et d’en tirer des conclusions.
Le livre de Júlia Lopes de Almeida est un roman. Le roman est un genre court qui place un seul conflit au centre de la représentation, déterminé par un seul groupe de personnages, sans besoin d’une large caractérisation sociale. À tous égards, le contraire du romantisme. György Lukács nous dit que la forme du roman apparaît généralement dans les cas d'émergence d'une nouvelle sociabilité (début du développement du monde bourgeois : Boccace) ou dans les cas d'épuisement de certaines formes sociales (cas de la décadence du monde capitaliste en son temps : Ernest Hemingway et Joseph Conrad).[xii]
C'est une manière extrême d'exprimer ce qui n'est pas encore, mais qui pourrait devenir, ou ce qui ne peut plus être. Précisément parce qu’il s’agit d’une forme d’extrêmes, le roman sera toujours caractérisé par la réduction des éléments narratifs à l’essentiel. Le cas de la caractérisation expansive de l'univers social est exemplaire : elle ne peut pas se produire, dans le premier cas, parce que ce monde, qui peut encore advenir, n'existe pas et, dans le second cas, parce que le monde qui existe réellement n'a aucune signification humaine.
Le texte de Júlia Lopes de Almeida se veut romanesque, mais il est imparfait dans presque tous ses aspects. Le conflit est centré sur l'histoire de Marta et de sa mère, mais il existe un certain contrepoint entre le destin de la jeune fille et celui de sa compagne de bidonville, Carolina ; l'univers de faveur apparaît comme une caractérisation du monde social dans lequel se développe le conflit ; le conflit de l’ascension sociale apparaît démembré et reflété, au moins, dans la question de l’amour.
Le problème est que, pour être caractérisé comme un roman, tout ce qui dans le cas du roman représente trop de développement finira par signifier trop peu de développement : le monde social n'est pas complètement dévoilé, le conflit du personnage n'est pas nuancé dans d'autres destins possibles et typiques, etc. C’est donc un roman imparfait.
L’imperfection du roman, qui caractérise l’aspect informe assumé par le contenu, doit être considérée dans sa signification positive : il n’y a ni une société qui se termine, ni une autre qui commence, bien que les deux processus soient nécessaires : que la société esclavagiste de faveur se termine et qu’une société de travail commence. Aucune de ces deux choses ne se produit : la société du travail s’instaure sans supplanter le monde de faveur, ce qui, bien sûr, altère les deux termes de la relation. C’est précisément ce que suggère la forme du roman imparfait, qui devient, en plus d’un défaut de forme, un mécanisme de compréhension de la sociabilité elle-même qui se façonne.
En caractérisant davantage l’imperfection, nous pourrions dire que, correspondant à l’aspect quasi-roman (l’autre côté de la quasi-nouvelle), c’est exactement l’idéologie libérale qui semble conduire le récit. La perfection du roman serait, en ce sens, le dévoilement d’un monde qui ne peut plus être, ce qui exigerait une vision beaucoup plus cinglante de l’univers de faveur que celle cristallisée dans l’œuvre.
C’est parce que, compte tenu des conditions historiques, la nouvelle forme sociale n’était pas, en fait, à l’horizon, ce qui aurait laissé au roman la possibilité de révéler l’inhumanité du passé. Cela impliquerait évidemment de retirer au narrateur toute vision édulcorée de sa propre vie, ce qui transformerait le texte en quelque chose d'autre que ce qui a été réellement écrit. Cet autre texte, en fait, n'a jamais été écrit dans les termes dans lesquels l'auteur posait le problème, laissant l'ironie de Machado comme solution artistique ultime, qui, conscient de l'impossibilité, dirige son regard sarcastique vers ce qui se passe réellement, c'est-à-dire vers le pôle des élites sociales qui étaient véritablement actives dans le maintien de l'ordre social.
Le roman imparfait correspond donc à la forme parfaite du déplacement du roman de Machado de son temps vers les problèmes de la périphérie. Mais cela n'est vrai qu'à moitié, car le contenu spécifique, la psychologie des pauvres configurée par l'auteur, sauf erreur de ma part, n'a pas d'égal dans le roman de Machado, c'est-à-dire qu'elle constituerait une nouvelle figure au-delà de son univers fictionnel.
Les ascensions sociales à Machado de Assis sont soit le résultat du mariage (Capitu), soit de la chance (Nóbrega), soit de la manipulation (Palha), mais jamais du travail ou du surmenage. Chez Artur Azevedo, nous avons une brutalité animalisante pure et simple avec différents degrés de signification (João Romão). Le cas figuratif, sauf erreur (probable), est unique : il ne s'agit pas d'une ascension sociale au sens d'enrichissement et de proéminence sociale (João Romão), mais d'une simple stabilisation médiane de la vie obtenue grâce à un travail épuisant.
Au lieu des illusions de grandeur qui apparaissent parfois dans les visions d'injustice de la mère contre un passé de proéminence, la simple stabilisation de la vie. Il y a sans doute quelque chose de délirant dans l'intrigue (son caractère d'idéologie simple et pure), mais il ne me semble pas qu'elle n'ait aussi son moment de vérité, ne serait-ce que dans la simple ambition projective : qu'un destin de cet ordre soit possible. L’imperfection de la forme indique clairement que cette possibilité est interdite, ou, du moins, que rien n’est fait pour sa réalisation – sauf, peut-être, l’écriture du roman.
*Filipe de Freitas Gonçalves Il est titulaire d'un doctorat en études littéraires de l'Université fédérale de Minas Gerais (UFMG).
Référence

Julia Lopes de Almeida. Souvenirs de Marta. Paris, Gallimard : Editions du Louvre, 2024, 136 pages. [https://amzn.to/3D27qiG]
Bibliographie
CANDIDE, Antonio. Formation de la littérature brésilienne : moments décisifs (1750-1870). Rio de Janeiro : l'or sur le bleu, 2013.
CARDOSO, Fernando Henrique. « Le régime n’est pas pour les exclus. » Folha de Sao Paulo, 13 octobre 1996. Disponible à : Folha de S.Paulo – « Le régime n’est pas pour les exclus » – 13/10/1996.
LUKACS, Georges. Soljenitsyne. Paris : Gallimard, 1971.
SCHWARZ, Robert. Au gagnant, les pommes de terre : forme littéraire et processus social dans le premier roman brésilien. New York, État de New York, 34.
notes
[I] Julia Lopes de Almeida, Souvenirs de Marta, P 106.
[Ii] Roberto Schwarz, Au gagnant, les pommes de terre, casquette. 2.
[Iii] Julia Lopes de Almeida, sur. cit., P 104.
[Iv] ibid, P 98.
[V] Fernando Henrique Cardoso, « Le régime n’appartient pas aux exclus ». Folha de Sao Paulo, 13 octobre 1996. Disponible à : Folha de S.Paulo – « Le régime n’est pas pour les exclus » – 13/10/1996.
[Vi] Julia Lopes de Almeida, sur. cit., p. 125
[Vii] ibid, P 106.
[Viii] Idem, ibidem.
[Ix] ibid, P 107.
[X] Pareil pareil.
[xi] Voir Antonio Candido, Formation de la littérature brésilienneP. 540-548.
[xii] Voir George Lukács, SoljenitsyneP. 7-10.
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