Par CLEBER VINICIUS DO AMARAL FELIPE*
Préface au roman récemment publié par Jean-Pierre Chauvin.
Mille ce n'est pas un titre qui s'explique de lui-même : il ne fournit pas aux lecteurs les paramètres d'une compréhension préalable de l'intrigue, ni même n'anticipe le lieu/l'environnement ni ne nomme le(s) protagoniste(s). Peut-être qu'un personnage refait la vingtième partie du vingt mille lieues sous les mers. Ou, qui sait, le livre reconstitue les récits de Shéhérazade, moins un. Non, l'intrigue ne se déroule pas au fond de la mer, ni dans la dynastie sassanide, lorsque le roi perse Shariar, victime d'adultère, a été trompé avec des histoires pendant mille et une nuits. Le nombre, en fait, fonctionne comme une métonymie, comme une limite établie par une société dystopique qui ne néglige pas le contrôle démographique, limité au nombre de mille personnes.
Jean Pierre Chauvin a inventé une île située dans l'océan Indien, à la hauteur de l'équateur. En 2100, cinquante ans après sa fondation, la Cité-État de Cosmoland comptait 983 habitants. Comme il sied aux constructions dystopiques, la disposition des soixante-quatre quadrants répartis dans l'espace urbain, ainsi que la position des rues, des bars-épiceries, des ensembles résidentiels, des départements, sans oublier les chambres et dépôts situés en sous-sol, respectent un ordre symétrique, précis, dépourvu d'accidents ou de pentes qui pourraient nuire à l'harmonie des formes et au maintien de l'ordre. C'est dans ce scénario que l'on retrouve les aventures d'Ulisses, personnage autour duquel s'organise la fiction, découpée en neuf chapitres.
Avec des illustrations de Morgana Chauvin, qui fonctionnent comme des récits imbriqués et complémentaires, les chapitres commencent par des fragments qui révèlent le autoritaires émulés tout au long de l'intrigue : Orwell, Saramago, Huxley, Verissimo, Chico Buarque, Gonçalo Tavares, José J. Veiga, Camus, Ray Bradbury, Michael Young. Images, épigraphes et prose de Chauvin se superposent, formant des cellules qui s'harmonisent, alternant sujets descriptifs et narratifs, décrivant tantôt la vie quotidienne des habitants de Cosmolândia, avec leurs tâches et leurs routines, tantôt dépeignant les caractéristiques des édifices, la position des quadrants, la répartition des espaces.
La géographie précise rappelle, par exemple, la composition des utopies et dystopies classiques, mais aussi les cercles/quadrants de l'Enfer que Dante Alighieri a construits dans son Divina Comédie. D'ailleurs, Dante a également formulé sa version d'Ulysse, emprisonné dans le cercle réservé aux conseillers perfides. Selon le poète florentin, le héros décida de dépasser les colonnes d'Hercule et d'accéder à la mer noire, superbe attitude qui provoqua son naufrage et sa condamnation. L'Ulysse de Chauvin est aussi un transgresseur, à la différence près que son bourreau n'a pas l'aura du divin.
Le narrateur omniscient tend la main et dépeint les actions, les pensées et les dilemmes de la population, remplissant un quotidien hautement oppressant d'agréments qui cachent, dans leur sillage, les rigueurs de la discipline : . Cette apparente contradiction dans les termes (« ciel bleu/jour négatif ») conduirait la plupart des habitants à répéter des phrases courantes. Si nous étions positionnés plus près des cellules résidentielles de Cosmolândia, nous entendrions à la fois les manifestations les plus réalistes du phénomène atmosphérique : « Ah, le jour est bleu, même si nous sommes chez nous… », et les plus optimistes : « Quel belle journée pour organiser la vie domestique !". Il serait aussi possible d'être témoin d'un citoyen fier : « Comment un jour comme celui-ci peut-il être nié ? Dia Negativo n'est qu'une question de nomenclature ».
Dans l'œuvre, des personnes réalistes, optimistes et vaniteuses expriment des opinions différentes, mais aucune ne remet en cause Dia Negativo. La répétition des clichés et des blagues, à son tour, renforce la discipline de la pensée, qui devrait s'arrêter aux apparences pour ne pas toucher à des thèmes plus « profonds ». Ces expédients sont communs aux régimes totalitaires, objet de grandes dystopies publiées tout au long du XXe siècle, comme Admirable nouveau monde (1932), par Huxley, 1984 (1949), d'Orwell, et Fahrenheit 451 (1953), de Ray Bradbury.
Contrairement aux romans comme Le temps des ruminants (1966) et Ombres des rois barbus (1972), de José J. Veiga, le livre de Chauvin ne s'arrête pas à la situation qui a précédé la création de Cosmolândia. Au présent de l'énonciation, tous les citadins étaient convaincus qu'ils vivaient dans le meilleur des mondes possibles. Le Troisième Suprême Magnifique résume bien la devise qui devrait être reproduite par tous : « [...] il fait bon vivre en Cosmolândia, n'est-ce pas ? Les citoyens qui le souhaitent acquièrent des connaissances utiles au Service d'apprentissage, où ils reçoivent des instructions pour être utiles à l'un des huit services existants. A l'âge de dix-huit ans, après avoir terminé ses recherches, il quitte la maison de ses parents (s'ils sont encore vivants ou n'ont pas été éloignés de Cosmolândia) et va vivre dans n'importe quel coin du territoire, presque toujours à quelques centaines de mètres de la Département, où il agit comme Célébrant. , Fiscal, Pacificateur, Artiste, Chercheur Principal, Messager etc. ».
Comme vous pouvez le voir, il n'y a pas de monde plus impeccable. Le livre Cândido, de Voltaire, ne serait probablement pas disponible à la bibliothèque du Département des Arts. Il est probable que la littérature, en général, aurait été abolie, car elle tend à révéler au lecteur l'artificialité de son monde. Il est également possible que les chroniques et les émissions de télévision aient renforcé les exigences du gouvernement, reprenant les devises de l'éducation reçue. Soit dit en passant, c'est une maxime des dystopies : ne pas admettre des opinions qui peuvent contredire le statu quo, confrontant les hiérarchies ou faisant obstacle au progrès. Les pilules énergétiques et les toniques du matin maintiennent la population docile, ainsi que les « Soma », répartis entre les personnages de Admirable nouveau monde. Le tout pour faire respecter la devise, toujours répétée comme une forme de consolation et un mécanisme d'autodiscipline : « Limiter et ordonner ! ». Pour assurer le contrôle, les instruments qui offraient des perspectives autres que pratiques sont éradiqués : « Les indigènes ne connaissaient pas les aéronefs, les bateaux à moteur ou à voile, ni les sous-marins – moyens de transport et de recherche qui pouvaient les faire rêver avec des coordonnées situées au-delà. et au-delà de la cité-état. Parmi les objets qu'ils manipulaient au quotidien, ils connaissaient les lunettes, mais ignoraient l'existence des télescopes : on craignait qu'ils ne leur permettent d'élargir leur champ de vision et de poser des questions sur l'océan, le ciel, les autres terres et les planètes. ”.
Les mers sont, par excellence, des lieux inconstants, sans mesure ni forme : ce n'est pas par hasard qu'elles sont la matière du chaos primitif dans les diverses cosmogonies. Au cours des océans, il est possible d'arriver à une même coordonnée par des chemins différents. Tout cela serait impensable dans une société qui aspire au contrôle et cherche à anticiper les comportements et à aliéner la pensée. Les transports aériens et sous-marins apportent aussi des doses d'immensité, avec des vues sublimes qui se confrontent et donc stimulent l'imaginaire. On pourrait dire la même chose du télescope, qui atteint des distances que l'œil nu ne peut atteindre, ou du microscope, qui scrute des éléments que l'œil ignore.
Pour éviter les questions, les dystopies incitent à la routine pour durcir l'imagination : elles vénèrent la justesse des distances et l'impératif des horaires ; recourir à la présence de caméras et d'appareils de reconnaissance faciale ; appliquer un « couvre-feu » ; ils distribuent les offices et les devoirs avec rigueur ; ils appliquent des amendes, des peines publiques, des peines d'emprisonnement et des bannissements comme moyen de combattre les « subversifs » ; ils valorisent la hiérarchie ; ils offrent des réponses toutes prêtes pour anticiper les demandes dangereuses ; récompenser les complices ; éliminer la dissidence.
Ces directives ont été inculquées à Ulisses, mais aussi à ses amis Dido, Virgílio, Beatrice Júlio. Les artisans de paix, comme Caton et Fleury, incarnaient le mieux les prérogatives de la Loi ; la prêtresse pythique offrait un dogme pour légitimer le malheur; les coupables (Artur, Vânia, Maria, José, Bernadete, Otávio, Fernanda, Jair, Vitória…), sévèrement punis, sont les vedettes des cérémonies qui entérinent la politique du « pain et des cirques » ; mais il y avait aussi des gens comme Zélia, une dame « très zélé des mœurs et des bonnes mœurs ». Je laisse au lecteur le soin d'enquêter sur le choix judicieux des noms, dont beaucoup proviennent de personnages mythologiques et historiques de l'Antiquité gréco-romaine.
Il est courant que le genre dystopique travaille les contrastes pour faire ressortir les différences : si la Prêtresse du Cosmoland adore une image dorée du Divin, les pénates des fidèles sont réduits à une « image en bois et laiton doré » ; Ulisses a formulé des questions qui dérangeaient les autorités, tandis que deux des collègues de Didon divaguaient sur des sujets anodins, comme la façon la plus efficace d'agrafer des pages : « la métaphysique de l'équipement de bureau », dit l'auteur.
Enfin, il faut mentionner que la fiction de Jean Pierre Chauvin est une réflexion sur la limite. Cela est évident dans la métaphore qu'un Pacificateur a utilisée pour décrire les bâtiments colossaux de la cité-état : « Les bâtiments de Cosmoland sont des vents du nord ». Le pacificateur Fleury, dix-neuf ans, rentrait dans la cellule où il habitait. Quelque part (« où, vraiment ? »), il avait entendu cette phrase. Était-ce dans la classe de la chercheuse principale Luísa, qui lisait Camões – alors qu'il était sur le point de terminer ses études ?
Adamastor, personnification du Cap des Tempêtes, rebaptisé plus tard Cap de Bonne Espérance, est un personnage d'Les Lusiades qui représente la limite, la nca plus ultra que Vasco de Gama a vaincu au nom de la Couronne portugaise et au profit de Santa Fé. Désormais, les anciennes utopies, projetées sur des îles situées dans des océans à cartographier, se sont multipliées avec les grandes navigations. C'est à ce moment-là que le dépassement des limites est devenu une vertu incontournable.
Ce n'est pas un hasard si le même Ulysse condamné par Dante a longtemps été considéré comme le héros fondateur de Lisbonne, précisément parce qu'il s'est montré audacieux en terres inconnues. Si les utopies ont été imaginées comme une conséquence d'initiatives centrifuges, soutenues par l'impératif d'élan expansionniste, les dystopies cherchent à regagner des limites en stimulant les forces centripètes, le confinement, la maîtrise de soi. Partant du principe que le sacrifice des libertés est le seul accès au « bien commun », ils engourdissent la population avec des médicaments et des publicités. La diligence, la déférence, qui accordent aux petits sujets distinctions et médailles, sont précisément les vertus qui assurèrent à Gama la renommée d'un héros.
Il est possible d'imaginer mille raisons de lire le livre de Jean Pierre. Ce n'est pas à propos captatio benevolentiae. Si le lecteur ne le croit pas, lisez-le et vérifiez-le, car le but de la préface est de traiter des préparatifs du voyage. Le véritable itinéraire est sur le point de commencer.
Ordre, limite et cohésion !
*Cléber Vinicius do Amaral Felipe Il est professeur à l'Institut d'histoire de l'Université fédérale d'Uberlândia (INHIS-UFU).
Référence
Jean-Pierre Chauvin. Mille, une dystopie. São Paulo, Luva Editora, 2021.