Tempêtes noires – fédéralisme et internationalisme dans la Commune de Paris

Josef Albers, Variantes, 1942
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Par FELIPE CORRÉA*

Commentaire du livre d'Alexandre Samis.

Alexandre Samis avait déjà publié Cleveland : anarchisme, syndicalisme et répression politique au Brésil (Imaginário/Achiamé, 2002) et Ma patrie est le monde entier : Neno Vasco, anarchisme et syndicalisme révolutionnaire dans deux mondes (Lettre gratuite, 2009) avant tempêtes sombres (Hedra, 2011). Ce parcours permet de comprendre, en partie, pourquoi cette dernière constitue une référence dans les études historiques sur la Commune de Paris.

La rigueur de l'ouvrage dans le traitement de l'objet est si grande que le Français René Berthier -préface du livre et spécialiste des classiques du socialisme- s'en étonne : « Les lecteurs européens comme moi sont confrontés à une approche à laquelle ils ne sont pas habitués. » ; la démarche d'un latino-américain « qui nous livre ses réflexions sur des événements historiques que nous considérions autrefois comme strictement français, ou européens ».

Wallace dos Santos Moraes, professeur et chercheur, ajoute : « bref, le livre est aujourd'hui la principale référence sur l'étude de la Commune de Paris jamais publiée dans le pays ». De tels commentaires sont certainement motivés par le large éventail d'informations et d'arguments présentés dans le livre, en plus des thèses fondamentales développées par l'auteur.

S'opposant à la thèse répandue selon laquelle la Commune n'était qu'une réaction patriotique du peuple français contre l'armistice signé en rapport avec le conflit avec la Prusse, Samis la définit comme un épisode d'auto-institution de la classe ouvrière, prenant ses racines dans le fédéralisme développé à l'intérieur. le mouvement populaire français et l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), également chargée d'impulser l'internationalisme des luttes sociales.

La preuve de cette généalogie de la Commune sous-tend la structure de l'ouvrage, qui se divise en trois grandes parties. Le premier, sur la France dans le contexte de 1848, traite de la crise, de la révolution et des journées de Juin, mettant en lumière les luttes ouvrières et la pensée de Proudhon. Le second, sur l'AIT, traite largement de cette expérience ouvrière qui s'est fait connaître sous le nom de Première Internationale, en passant par ses congrès et en mettant en lumière ses principaux débats.

La troisième, plus longue et plus détaillée, a pour objet central la Commune de Paris et met l'accent sur la lutte et le nouveau pouvoir instaurés par les ouvriers des quartiers parisiens, en plus de leur représentation au gouvernement. commun. Il commence par la situation antérieure à mars 1871, traitant du développement de l'AIT en France, de la guerre franco-prussienne et de la Commune de Lyon, et se poursuit par les affrontements entre les rebelles et les forces de l'ordre et la répression sanglante qui suivit. , en passant par le large éventail d'expériences, qui impliquaient des aspects de travail, de prise de décision, militaires, éducatifs, artistiques, d'organisation du genre, entre autres.

Dans la conclusion, l'auteur souligne ses thèses fondamentales, qui seront étayées ci-dessous.

Au moins depuis les années 1820, la classe ouvrière française s'est considérablement accumulée par la création de sociétés de secours mutuels, d'associations économiques et la conduite de grèves ; un tel répertoire, qui a démontré à la fois sa capacité et sa force. Parmi les innombrables expériences qui se sont accumulées en ce sens, les insurrections des canuts des lionnes, des tisseuses de soie qui, en 1831 et 1834, menèrent des soulèvements aux motifs économiques qui devinrent bientôt politiques, mettant en échec l'alliance entre patrons et gouvernement.

Ces expériences de canuts servi de base aux théories de Pierre-Joseph Proudhon ; le socialiste français, par un mouvement dialectique, dans la mesure où il se nourrissait de ces expériences de la classe ouvrière, rendait sa production intellectuelle à l'ensemble de la classe. L'élément central présent dans la classe ouvrière française – animée par les mutualistes depuis 1828, appréhendée et théorisée par Proudhon, et qui, comme le démontre Samis, aura un impact de premier ordre sur la Commune de Paris – est le fédéralisme.

Les pratiques fédéralistes impliquaient, dès leur origine, le renforcement des associations ouvrières de base et, par l'autonomie, leur organisation autour des besoins économiques ; avancé au fil du temps, proposant même le dépassement de l'État et du capitalisme par des moyens révolutionnaires et l'instauration, "de bas en haut", du socialisme : "Proudhon [...] voyait dans l'autonomie économique de la classe ouvrière, seulement possible par contrôle des unités productives (usines, ateliers, etc.), et dans l'émancipation politique, par le fédéralisme, donc contre l'État, les voies les plus sûres pour parvenir au socialisme. À la suite de cette pensée, il a également rejeté les modèles dérivés du jacobinisme primitif, la centralisation politique sous la forme de l'État et la subordination économique réalisée par celui-ci, même sous l'argument de la «souveraineté populaire». Une telle conception, dénonce-t-il, serait la révolution « de haut en bas ». Il a prôné la révolution « du bas vers le haut ». […] Pour Proudhon, le fédéralisme était l'expression organique possible de la gestion ouvrière, son corollaire politique, le cadre qui permettrait la circulation des échanges et des relations dans une société dont le statut de propriété deviendrait collectif du fait des transformations opérées par les ouvriers. […] Le fédéralisme de Proudhon était, pensait-on, inséparable de la lutte des classes et du renversement du système capitaliste. (pp. 71-72 ; 93-94).

Cette relation dialectique entre les pratiques de la classe ouvrière française et leur théorisation dans l'œuvre de Proudhon permet, en 1864, à des secteurs de la classe ouvrière française, largement influencés par le fédéralisme, ainsi qu'à des secteurs de la classe ouvrière britannique, de fonder l'AIT à Londres. Par son développement, rendu plus évident dans les discussions du Congrès – Genève (1866), Lausanne (1867), Bruxelles (1868) et Bâle (1869) –, Samis montre comment l'influence du secteur fédéraliste, qui a également intégré l'internationalisme, a prévalu comme le idéologie hégémonique de l'association, d'abord par le mutualisme, puis par le collectivisme, propagée, entre autres, par Mikhaïl Bakounine.

A travers une discussion attentive des congrès de l'AIT, Samis met en évidence cette évolution, marquée par la radicalisation et la croissance organique de l'association, qui ne s'est pas faite sans d'intenses querelles entre les courants ; tant entre fédéralistes et centralistes qu'au sein du camp fédéraliste lui-même. Dans les grandes lignes, on peut dire que dans les deux premiers congrès (Genève et Lausanne) les propositions fédéralistes ont prévalu, portées par les mutualistes, qui ont défendu la structuration de l'AIT en sections fédérées, qui devrait s'articuler en bureaux, composé de délégués de base aux mandats révocables ; En termes stratégiques, ces congrès ont opté pour la promotion des coopératives de production, de consommation et de crédit, ainsi que l'enseignement laïc, scientifique et professionnel.

Dans les deux congrès suivants (Bruxelles et Bâle) la prédominance des fédéralistes se maintint ; cependant, ce sont les collectivistes, et non les mutualistes, qui ont conduit la plupart des décisions. La création et le renforcement des associations de résistance, les grèves et les luttes pour la réduction du temps de travail sont encouragés ; une lutte ouverte contre le capitalisme est supposée, dans le but de mettre fin aux héritages et d'établir la propriété collective et le socialisme, qui devrait être basé sur les pratiques fédéralistes existantes. Selon Samis, les décisions du congrès de l'AIT lui ont donné, au fil des ans, une forme anti-autoritaire et fédéraliste : « tant le mutualisme que le collectivisme constituaient des formes historiques spécifiques de la même tradition anti-autoritaire et fédéraliste présente dans le mouvement ouvrier français ». (p. 150).

En 1871, la Commune de Paris intègre, comme le démontre Samis, tout un répertoire de la classe ouvrière française qui se consolide dans les délibérations qui optent pour l'abolition de la division classique entre les trois pouvoirs, l'instauration d'un type de fédéralisme » pouvoir populaire » – émanant des bases ouvrières qui se trouvaient dans les quartiers et articulées par une structure fédérée de délégations politiques révocables – et l’organisation de commissions exécutives : Guerre, Finances, Sûreté générale, Éducation, Subsistance, Justice, Travail et Bourses, Affaires étrangères et services publics.

Parmi les nombreuses réalisations de la Commune, qui ont bénéficié à la classe ouvrière, se distinguent les suivantes : le remplacement de l'armée régulière par des milices citoyennes, la séparation de l'Église et de l'État, l'abolition des cultes religieux, les mesures concernant le travail et le lieu de résidence (réduction du temps de travail, ajustements et péréquations salariales, fin des amendes, remise des ateliers et des bâtiments abandonnés aux ouvriers), concession de crédit à taux d'intérêt réduit, moratoire sur les dettes, restitution des biens gagés, gratuité pour les écoles publiques, l'enseignement laïc et polytechnique , réorganisation judiciaire, confiscation de biens immobiliers, protagonisme des femmes et des artistes.

Ce nouveau pouvoir établi par la classe ouvrière française des quartiers - qui a rendu possible les larges réalisations de la Commune de Paris dans ses brefs 72 jours - a témoigné d'une démocratie radicalisée, construite par le peuple lui-même, sans place pour la bureaucratie. Selon Samis : « L'expérience parisienne a été l'occasion d'entrevoir une nouvelle forme d'ordonnancement politique de la société. La délégation, qui a permis la révocation des mandats, la circonscription du vote aux quartiers, ainsi que l'ingérence permanente des électeurs-ouvriers dans les affaires quotidiennes de l'administration publique, moyens d'instituer une autre culture politique par la pratique, avait laissé des preuves que le suffrage universel était pour le moins une institution timide face aux exigences de la démocratie populaire. […] Le nouveau pouvoir, fondé sur des mécanismes démocratiques radicaux, parmi lesquels se distingue la révocabilité de la propriété déléguée, en plus de l'institution du pouvoir politique direct dans le arrondissements, se sont montrés hostiles aux permanences bureaucratiques. (pp. 351; 354).

La thèse soutenue par l'auteur par rapport à la forme de ce nouveau pouvoir, constitué selon des lignes clairement fédéralistes, est que, bien que la plus grande force politique au sein de la Commune soit celle des jacobins et des blanquistes, les socialistes révolutionnaires - certainement influencés par l'AIT , qui comptait alors 35 sections en France, parmi lesquelles Eugène Varlin se distinguait –, en grande partie du fait de l'accumulation précitée de la classe ouvrière française, ils voyaient leurs positions dans la Commune se diffuser beaucoup plus largement que celles des opposants centralisateurs. Samis souligne, citant Bakounine, que, dans la Commune de Paris, « la majorité 'n'était pas exactement socialiste' », mais « a fini par être entraînée 'par la force irrésistible des choses' » ; « il restait aux jacobins et aux blanquistes […] à accepter la radicalisation du processus vers le socialisme ». (p. 340).

Ce processus, dans lequel la classe dans son ensemble et son répertoire de luttes ont dessiné des positions divergentes et les a réconciliées autour d'un projet révolutionnaire clairement fédéraliste et internationaliste, a même impliqué Karl Marx. Comme le soutient Samis, dans une autre thèse pertinente de tempêtes sombres, non seulement Marx et son œuvre n'eurent aucune influence sur la Commune, mais La guerre civile en France, bien plus qu'un lien entre le passé et l'avenir des thèses allemandes, se caractérisait comme une concession par rapport à la réalité des faits : « il ne fait aucun doute que la Commune a fini par devenir un point d'inflexion important dans la réflexion de Marx » (p. 349).

Bien que Marx ait fait partie du Conseil général de l'AIT, et ait donc eu pour fonction de correspondre avec les sections - dont les françaises -, selon l'auteur, on ne peut mécaniquement associer ces contacts à l'influence marxienne dans la Commune. . L'influence de l'AIT provenait, selon Samis, bien plus du secteur fédéraliste, hégémonique jusqu'en 1871, que du secteur centralisateur, dont Marx était l'un des principaux représentants. Enfin, cette réalité de faits constituée par la Commune mettrait Marx et Bakounine, les plus grands représentants du communisme et du collectivisme, du même côté : « Le torrent des événements, leur matérialité, a entraîné les deux pôles, le collectiviste et le communiste, dans un seul vortex point commun. Malgré quelques contradictions, les analyses n'ont pas montré d'antagonisme. (p. 350). La Commune réunit ainsi l'admiration et le respect de tout le camp socialiste révolutionnaire, et fut revendiquée par la suite par pratiquement tous ses courants.

Contestant d'autres thèses répandues sur la Commune de Paris, Samis déclare : « Plus que la "dernière révolution plébéienne" ou la "première révolution prolétarienne", la Commune a été une expérience d'auto-institution, un événement qui a de l'autonomie, non seulement en raison de sa audace, mais pour ses singularités. Pour autant, elle est devenue « une ligne de partage des temps – et, simultanément, des pensées, des coutumes, des curiosités, des lois et des langues elles-mêmes – établissant un « avant » et un « après » absolument antagonistes et apparemment inconciliables. Processus dans lequel « la révolution est un nœud – à la fois un résultat et une médiation pour que l'auto-transformation de la société se poursuive ». Ce n'était certainement pas la fin d'un cycle, encore moins le début d'un autre ; mais la frontière, un repère qui ne se prête pas à devenir une ligne d'arrivée ou de départ, mais qui a défini dans ses pratiques concrètes les éléments fondamentaux de la démocratie populaire au XIXe siècle » (pp. 357-359).

La Commune, note l'auteur, ne peut être analysée comme une continuation des épisodes révolutionnaires qui ont pris forme pendant la Révolution française, ou dans les révolutions de 1830 et 1848 en France. Elle ne peut pas non plus être considérée uniquement comme le processus initial des révolutions prolétariennes du XXe siècle. L'histoire des antécédents de la Commune, son héritage des pratiques qui ont prévalu au sein de la classe ouvrière française et le développement des révolutions ultérieures permettent de la situer comme un lien formé des théories et pratiques passées, qui exerceront des influences importantes sur les théories et pratiques futures. .

À travers le concept d'auto-institution de la classe de Castoriadis, Samis démontre que la Commune a constitué un processus révolutionnaire qui a placé la classe ouvrière à la tête de la lutte des classes, agissant consciemment pour son propre bénéfice et menaçant les structures de domination de la société française, les de la construction d'un nouveau modèle de pouvoir, forgé par le fédéralisme – une véritable « démocratie populaire ».

tempêtes sombres elle constitue, enfin, une référence historique centrale pour les études sur la Commune de Paris. Outre les thèses déjà épousées, se démarque la méthodologie utilisée par Samis, qui insiste sur une histoire construite de bas en haut. C'est cette raison qui éloigne le livre des vues historiques construites en sens inverse, qui en font la lecture, dans le cas de la Commune, de ceux qui l'ont théorisée ou encore de l'instance politique instituée comme le gouvernement commun. Analyser cet épisode de fond en comble serait, selon l'expression de l'auteur lui-même, priver la Commune de ce qu'elle a de plus brillant. L'ouvrage contribuera certainement à approfondir les études historiques et sociologiques de cet épisode très pertinent de la lutte des ouvriers français au XIXe siècle.

*Philippe Corréa il est professeur d'université, chercheur et éditeur ; coordonne l'Institut de théorie et d'histoire anarchistes (ITHA). Il est l'auteur, entre autres livres, de Black Flag : rediscuter de l'anarchisme (Prismes).

Référence


Alexandre Samis. Tempêtes noires : fédéralisme et internationalisme dans la Commune de Paris. São Paulo, Hédra, 368 pages.

 

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