Ni Domenico Losurdo ni Hannah Arendt

Dora Longo Bahia, Liberdade (projet pour Avenida Paulista II), 2020 Acrylique, stylo à eau et aquarelle sur papier 29.7 x 21 cm
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Par ÉRICO ANDRADE*

Sur la priorité de la politique sur l'histoire et la philosophie

La relation entre histoire et philosophie s'esquisse définitivement avec l'œuvre de Hegel, qui donne une rationalité à ce qui serait apparemment le domaine privilégié de la contingence : le temps. Loin de refléter une limite à la raison, l'histoire en est l'expression maximale car ce n'est qu'avec le temps que nous pouvons reconnaître les finalités rationnelles qui gouvernent astucieusement nos actions. C'est pourquoi, pour Hegel, la philosophie agit comme une chouette car même dans l'obscurité elle parvient à percevoir les traces de ce qui n'est plus : le jour. Le hibou, contrairement aux autres animaux, est capable de percevoir le fil de continuité entre le jour et la nuit.

La philosophie vient donc, après les dénouements de l'histoire, récupérer conceptuellement ce qui lui a toujours été immanent comme condition même de son développement. Après Hegel, l'histoire n'est plus une collection de faits déconnectés, mais l'arène où ces faits partagent une racine dont la perception nécessite des lentilles philosophiques.

Avec cette compréhension, la philosophie est chargée de déterminer le sens de l'histoire. Il me semble que cette compréhension suit l'argumentation d'un texte récent de mon collègue Filipe Campello dans lequel il tente de reprendre la centralité de la philosophie pour la compréhension même de l'histoire. C'est-à-dire qu'il serait inévitable de partir de la philosophie pour porter un jugement de valeur sur les systèmes politiques dans l'histoire. Les faits historiques ne s'emmêleraient, au regard de ce qu'ils peuvent nous apprendre, que lorsqu'ils s'appuient sur une décision philosophique préalable et sans laquelle ils n'auraient pas de sens pour nous.

D'autre part, mon collègue Jones Manoel, en réponse au texte de Campello, montre que la philosophie fuit souvent l'histoire. Ce danger est présent lorsque les réflexions philosophiques effacent, comme l'a souligné Marx, qu'elles sont elles-mêmes en jeu dans l'intérêt de l'interprétation de l'histoire. Ce n'est pas un hasard si Jones ouvre sa réponse à Campello en se référant à l'idéologie allemande, dans laquelle Marx dénonce que l'idéalisme allemand est une autre des diverses constructions idéologiques de la bourgeoisie pour maintenir dans l'ombre la racine matérielle des contradictions ; responsable, en effet, du changement et de la rationalité de l'histoire. Ainsi, contre Hegel, il importe de montrer que les yeux de la chouette ont leur attention dirigée selon les intérêts de la classe et non par une sorte de rationalité déracinée des faits historiques.

Et quand Jones Manoel accuse Campello de fuir l'histoire et prend l'œuvre d'Hannah Arendt en exemple, non sans raison, puisqu'elle a été citée par Campello, il montre que l'histoire de la Révolution française n'autoriserait pas les conclusions d'Arendt sur la révolution elle-même. Et ici, il convient de souligner qu'Arendt se tromperait non seulement à cause de l'omission grave de l'importance de la révolution haïtienne pour la compréhension des processus révolutionnaires dans la modernité, mais surtout parce qu'elle aurait lu l'histoire de la Révolution française à travers une vision idéologique biais. Campello insiste sur le fait que cela ne réfute pas les idées d'Arendt parce que la philosophie, ou plutôt ce qu'elle propose comme sphère normative, ne serait pas frappée de mort pour ne pas avoir de support historique correct et précis. Il semble que les idées philosophiques ne seraient pas affectées par l'histoire, puisque l'histoire elle-même ne peut être comprise comme telle que par la philosophie. L'histoire sans philosophie serait aveugle, insiste Campello. Mais voilà la question, qui est en quelque sorte celle de Jones Manoel, la philosophie sans histoire ne serait-elle pas vide à son tour ?

Contrairement à mes deux collègues, il ne s'agit pas d'essayer de savoir ce qui est venu en premier : la philosophie ou l'histoire. Cette distinction n'existe pas parce qu'on ne peut comprendre l'histoire sans avoir d'abord un prisme philosophique pour lui donner sens, mais la philosophie n'est pas non plus exempte de tous les jeux d'intérêts – idéologiques – qui régissent le lieu même du discours de la philosophie. Mon propos est donc que la philosophie est à la fois notre façon de lire l'histoire et le résultat de l'interaction des intérêts qui prévalent dans notre compréhension de l'histoire. La frontière floue entre philosophie et histoire n'autorise pas, comme je le soutiens, que l'une annule l'autre (faits historiques réfutant la philosophie) ou que l'une puisse survivre sans l'autre (dans ce cas, les idées philosophiques sont valables sans fondement historique).

En fait, aucune voie ne peut justifier la priorité de l'histoire ou de la philosophie sur la dispute du meilleur modèle politique, car la politique est le point de départ de l'histoire et de la philosophie. En ces termes, ce qui doit être en jeu, c'est, d'une part, la compréhension que l'histoire peut toujours remettre en cause les théories philosophiques, qui partent de coupures de presse toujours intéressées par l'histoire elle-même. D'autre part, la compréhension que la philosophie peut soutenir que certaines idées peuvent prévaloir quand on sort de l'horizon immédiat de l'histoire et qu'on se rend compte que certaines notions du bien peuvent créer les conditions de possibilité d'une nouvelle politique.

*Erico Andrade est professeur de philosophie à l'Université fédérale de Pernambuco (UFPE).

 

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