Par PIERRE DARDOT*
La dimension autoritaire irréductible du néolibéralisme se configure à différents degrés, y compris la constitutionnalisation du droit privé
Depuis l'élection de Trump en 2016, le débat public sur la caractérisation du néolibéralisme s'est centré sur le terme « autoritarisme ». En fait, à partir de ce moment, certains analystes n'ont pas hésité à proclamer la « mort du néolibéralisme » en raison de la victoire du « populisme d'extrême droite » (populisme de droite). Au contraire, d'autres ont insisté sur la nécessité d'envisager l'amalgame entre ces deux phénomènes, sous le nom de « néolibéralisme autoritaire », et ont même cherché à réélaborer la notion même d'« autoritarisme ».[I].
Mais que déduire de ce dernier concept ? Est-ce la tendance observée un peu partout au renforcement du pouvoir exécutif et à la restriction des libertés publiques ? S'agit-il de définir un nouveau type de liberté, adapté à la version « nationaliste » du néolibéralisme, et que Wendy Brown appelle de manière intéressante « liberté autoritaire » ? De plus, serait-il le cas d'exempter la version « mondialiste » et « progressiste » du néolibéralisme de tout autoritarisme ? Plus encore, la tendance autoritaire ne traverserait-elle pas, à différents niveaux, le néolibéralisme lui-même, quelles que soient ses tendances, depuis son origine ? Il s'agirait de rappeler, outre le soutien unanime de Hayek, Friedman, Becker et Buchanan à la dictature de Pinochet, la joie de Röpke à l'annonce du coup d'État de 1964 qui établit une dictature militaire au Brésil, ou encore celle Hayek a envoyé une copie, avec dédicace, de son Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar ?
Autoritarisme politique néolibéral
Le soulèvement du 6 janvier 2021 à Washington a montré jusqu'où Trump était prêt à aller pour empêcher la ratification du vote des États. Le plus important cependant pour l'avenir est sans conteste qu'il a pu augmenter le nombre de voix à sa défense entre 2016 et 2020 (de 63 millions à 73 millions en 2020). Cette polarisation n'aurait pas été possible sans une opposition de valeurs, celle entre liberté et égalité, ou entre liberté et justice sociale, en un mot, celle entre « liberté » et « socialisme ». C'est cette opposition qui a donné un sens à la haine ou au ressentiment d'une grande partie de ses électeurs.
Comme l’a dit Wendy Brown, la plus grande réussite des républicains lors de ces élections a été « d’associer Trump à la liberté » : « la liberté de résister aux protocoles anti-Covid, de réduire les impôts des plus riches, d’augmenter le pouvoir et les droits des entreprises, d’essayer de détruire ce qui reste d'un état réglementaire et social ». C'est l'association avec cette « liberté » qui porte le Trumpisme au-delà de la personne de Trump et c'est cela qui permet la perspective d'un Trumpisme sans Trump. Trump incarne certes un « autoritarisme néolibéral raciste », mais il n'est nullement un accident dans le cours de l'histoire américaine, et les miliciens du Capitole, loin d'être un corps étranger à l'Amérique, « s'inscrivent dans une longue tradition de le terrorisme américain », qui ne peut prospérer que sur le terrain d'un « nativisme » vieux de quatre siècles.
C'est cette "liberté non réglementée", "plus précieuse que la vie", que Bolsonaro et ses partisans revendiquaient au Brésil. Et, tout comme Trump recourait au pouvoir des décrets (dont le fameux «interdiction musulmane”), Bolsonaro a cherché à étendre son pouvoir en diminuant, voire en éliminant, le système de freins et contrepoids inhérent à la Constitution de 1988. ). Toutes leurs actions visaient à élargir le pouvoir exécutif (intimider gouverneurs et maires favorables au confinement, accusés de corruption, appeler la population aux armes pour la forcer à céder, etc.)
Dans les deux cas, du côté des dirigeants, l'autoritarisme politique se caractérise par la volonté de gouverner en s'affranchissant de tout contrôle parlementaire ou constitutionnel. Cela signifie-t-il pour autant que le néolibéralisme en tant que tel requiert l'instauration d'un régime autoritaire comme condition de possibilité ? Bref, quelle est la relation entre l'autoritarisme politique néolibéral et un régime autoritaire ?
Autoritarisme néolibéral et régime autoritaire
Pour répondre à cette question, il faut considérer la catégorie classique de « l'autoritarisme » en vogue dans la philosophie politique. Dans ce domaine, il désigne souvent un type de régime politique : par « autoritarisme », on entend un régime autoritaire.
C'est notamment le cas d'Hannah Arendt, soucieuse d'éviter la confusion entre des phénomènes aussi profondément différents que les « systèmes tyranniques, autoritaires et totalitaires », ainsi que leur inscription dans un continuum qui ne considère que les différences de degré : si des régimes autoritaires caractérisés par une « restriction de la liberté », celle-ci ne doit pas être confondue avec « l'abolition de la liberté politique dans les tyrannies et les dictatures », ni avec « l'élimination totale de la spontanéité elle-même » dans les régimes totalitaires[Ii]. Une telle typologie n'est pas d'ordre historique et ne peut être comprise au-delà de la référence à un monde dans lequel « l'autorité s'est effacée au point de presque disparaître » - l'autorité s'entendant, ici, du concept romain de autocritique, comme distinct du pouvoir (manifestations).
Si l'on se tourne vers les historiens, on distinguera des régimes comme le fascisme italien et le nazisme allemand, qui visent à « garantir un cadre total à la société » et cherchent à « former un homme nouveau », des régimes autoritaires, traditionalistes et conservateurs, comme celui de Salazar. Le Portugal, l'Espagne de Franco et la France de Vichy[Iii]. Maintenant, la distinction passera dans le interieur régimes dictatoriaux eux-mêmes, et non entre régimes autoritaires, dictatoriaux et totalitaires, comme chez Arendt.
La difficulté de telles classifications tient au fait qu'elles s'avèrent inopérantes pour rendre compte des multiples formes de néolibéralisme de gouvernement. Le fait que Hayek ait soutenu Salazar et que Friedman se soit enthousiasmé en 1997 pour la manière dont la Grande-Bretagne agissait en « dictateur bienveillant » à Hong Kong était-il suffisant pour établir que tous ces régimes étaient des « régimes néolibéraux » ? On peut refuser d'entrer dans de telles classifications et s'attacher à mettre en évidence la tendance commune des régimes autoritaires à donner la primauté à l'exécutif au détriment du législatif. Cette caractérisation des régimes autoritaires est cependant trop générale pour être pertinente : après tout, où faut-il marquer la différence entre les régimes qui manifestent de telles tendances et les régimes autoritaires caractéristiques, où toute pluralité politique a été bannie ?
Elle s'avère également incapable de rendre compte de la diversité des formes prises par le néolibéralisme dans le gouvernement. Ainsi, il peut arriver qu'un dirigeant comme Macron joue intentionnellement avec les ressources d'une Constitution hyper-présidentielle (prolongation de l'état d'urgence depuis 2015) pour aller bien au-delà de ses prédécesseurs dans la mise en pratique des politiques néolibérales initiées par eux dans ce contexte. Même position. Mais il peut aussi arriver qu'un chef d'Etat parvienne à modifier la Constitution existante dans le sens de mettre en pratique un régime autoritaire : Viktor Orban a ainsi aboli les garanties démocratiques les plus élémentaires, se donnant les pleins pouvoirs pour une durée illimitée. Ces conditions sont loin d'être indifférentes à la lutte politique pour la démocratie.
Constitution politique et « constitutionnalisme de marché »
A première vue, il y a, dans la prédilection des néolibéraux pour l'État fort sinon autoritaire, quelque chose de difficile à concilier avec leur insistance presque unanime sur l'inviolabilité de l'État de droit. Comment affirmer, à la fois, la nécessité d'un Etat fort et la limitation du pouvoir gouvernemental par les mêmes règles ? En fait, ces règles sont réduites à celles du droit privé. Ce qui fait l'originalité du néolibéralisme, c'est l'affirmation selon laquelle le droit privé doit être constitutionnalisé. On désignera par « constitutionnalisme de marché » l'élévation des règles de droit privé (notamment commercial et pénal) au rang de lois constitutionnelles, prolongées ou non par leur inscription dans une Constitution politique.
Mais que faut-il entendre par « constitutionnalisation » ? Quel est le rapport entre la constitutionnalisation et la Constitution ? Et que signifie l'idée typiquement néolibérale de la « constitution économique » ? Il ne s'agit pas de sanctionner, après l'octroi d'une Constitution étatique, un droit dépourvu, en soi, de toute constitutionnalité. Bien au contraire, il s'agit de reconnaître, dès le départ, que l'économie a un champ constitutionnel libre de toute formalisation jusqu'à un second moment. On voit que l'originalité du néolibéralisme réside dans l'inscription de la Constitution dans l'ordre de l'économie par la médiation du droit, sans nécessairement assumer son incorporation dans une constitution politique étatique.
A ses origines, dans les années 1930, Eucken et Böhm, deux fondateurs de l'ordolibéralisme allemand, donnaient deux sens à la notion de « constitution économique » : un sens descriptif, celui d'une réalité sociologique donnée, et un sens normatif, celui d'une réalité sociologique donnée. ordre légal souhaité. Ils ne pensent donc pas à la « constitution économique » au sens littéral, pas plus qu'ils ne prétendent qu'une telle constitution soit incorporée dans un document juridique fondateur.[Iv]. En Droit, législation et liberté, Hayek qualifie les règles de droit privé de lois « constitutionnelles », affirmant qu'elles précèdent la constitution politique et n'en font pas partie. Pour y voir plus clair, nous distinguerons systématiquement trois grandes voies de constitutionnalisation néolibérale : celle de promulguer une nouvelle Constitution autoritaire, celle de modifier la Constitution existante dans un sens autoritaire, et celle d'un Traité constitutionnel sans Etat imposant une politique de concurrence.
Imposition d'une nouvelle constitution par la dictature d'État
On connaît l'exemple du Chili de Pinochet, soutenu par Hayek et Friedman. Mais nous avons prêté peu d'attention au contenu de la Constitution promulguée en 1980. Cette constitution est pourtant sans doute la seule que l'on puisse qualifier de « néolibérale » en raison de son inspiration fondamentale. À la base se trouve le « principe de subsidiarité » : le secteur privé a la priorité sur un marché à moins que l'État ne puisse prouver sa supériorité, qui doit être ratifiée par un vote au Congrès. Interdisant, dans un premier temps, toute possibilité d'alternative politique, même en cas d'alternance électorale, cette constitution a été appelée à juste titre la « Constitution Trap ».
Mais le constitutionnalisme néolibéral pourrait encore prendre d'autres formes. Au meeting de Monte Pélerin à Viña del Mar en novembre 1981, dans sa contribution intitulée « Démocratie limitée ou illimitée ? », James Buchanan met en garde ses collègues en faisant allusion aux récentes victoires de Thatcher et de Reagan : on ne peut pas « se laisser endormir avec les victoires électorales temporaires des politiciens et des partis qui partagent nos affiliations idéologiques », car elles ne doivent pas détourner l'attention « du problème plus fondamental d'imposer de nouvelles règles pour limiter les gouvernements »[V]. En mai 1980, il a présenté cinq conférences à des dignitaires de haut niveau de la junte militaire pour les aider à rédiger la nouvelle Constitution chilienne. Il a recommandé d'imposer des restrictions sévères au gouvernement et, en premier lieu, de la rigueur budgétaire pour éviter toute dépense excessive.
Dans une interview pour le journal Le mercure, il déclare : « Nous sommes en train de formuler des moyens constitutionnels pour limiter l'intervention de l'État dans l'économie et faire en sorte qu'il ne mette pas la main dans les poches des contribuables productifs » (9 mai 1980). Nous comprenons, à la lumière de leurs déclarations, que les néolibéraux n'ont aucune aversion à recourir à la force, non seulement pour sauver l'ordre du marché lorsqu'il est menacé, mais pour créer un tel ordre par de tels moyens. De manière convergente, quoique par des moyens différents, ils ont cherché à instaurer le constitutionnalisme de marché par tous les moyens, y compris ceux de la dictature étatique.
La voie des amendements constitutionnels
L'histoire récente du néolibéralisme de gouvernement nous amène à envisager une autre voie de constitutionnalisation. Au Brésil, le coup d'État institutionnel de 2016 contre Dilma Rousseff, élue présidente en 2014, a illustré de manière impressionnante cette tendance. Le prétexte pour lancer le processus de mise en accusationLa contre-présidence a été assurée par des manœuvres comptables auxquelles son gouvernement a eu recours après avoir utilisé des banques publiques pour exécuter divers paiements. Le procès de destitution, au Congrès national, a repris l'accusation déjà formulée par les juges, celle de tentative de contournement des lois budgétaires. En gros, au-delà du prétexte fiscal, le mise en accusation il visait à criminaliser toute politique autorisant des dépenses supérieures à celles autorisées par les lois d'austérité.
Comme l'a dit Tatiana Roque : "C'était, après tout, le début d'un processus de constitutionnalisation de la politique économique, dont le pic a été atteint avec la première mesure du gouvernement installée en 2016 : un amendement constitutionnel imposant un plafond fiscal aux dépenses publiques". Bien que cette constitutionnalisation sans précédent dans l'histoire du Brésil n'ait été valable qu'au niveau fédéral, elle a durement touché les systèmes d'éducation et de santé. Le président Temer a ainsi ouvert la voie à Bolsonaro en introduisant des amendements constitutionnels visant à geler les dépenses publiques pendant 20 ans. Bolsonaro, à son tour, a dû modifier la Constitution pour mener à bien la réforme des retraites. Dans les deux cas, le mécanisme est le même : la modification s'est effectuée par le biais d'une proposition d'amendement à la Constitution (PEC).
On voit que la « constitutionnalisation » ne prend pas nécessairement la forme de la création d'une nouvelle Constitution, comme au Chili, ni celle de l'inscription formelle d'une constitution économique dans la Constitution politique existante.
Décisionnisme constitutionnel et construction européenne
La construction de l'Union européenne permet d'explorer une troisième voie. Les pionniers de l'ordolibéralisme allemand, W. Eucken et F. Bhöm, avaient déjà ouvert la voie à un décisionnisme constitutionnel inspiré de Schmitt, comprenant la « constitution économique » comme une « décision de base » ou une « décision fondamentale ». Dès 1937, Böhm décrivait la constitution économique comme un « ordre normatif de l'économie nationale », qui ne pouvait exister que « par l'exercice d'une volonté politique consciente et éclairée, une décision autoritaire de direction »[Vi].
S'appuyant sur les travaux d'Eucken et de Böhm, les ordolibéraux ont transposé cette conception de la constitution économique à l'échelle supranationale de l'Europe. En effet, dès la signature du traité de Rome, il était clair que ce traité, loin d'être une copie conforme de la doctrine néolibérale, n'était rien d'autre qu'une base juridique générale destinée à être formalisée par une direction politique. Ce n'est que plus tard, en 1962, que certains ajouts au traité ont donné une "compétence illimitée" à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en matière d'amendements et de sanctions. Les néolibéraux pro-européens ont affirmé deux principes : le pouvoir de la Cour de passer outre le droit national et la reconnaissance du pouvoir des individus de saisir directement la Cour. Une telle bifurcation des pouvoirs, en amont vers la Communauté et en aval vers les individus, était essentielle à la lecture constitutionnaliste de la construction de l'Union européenne : l'Europe était un « ordre juridique supranational » garantissant des droits privés directement applicables par la Cour de justice.[Vii].
C'est pour cette raison que la dimension autoritaire du néolibéralisme a pris en Europe une forme différente de celle de l'autoritarisme. état classique. En l'absence d'État européen, on retrouve ici une expression concentrée du constitutionnalisme de marché, par l'empilement de normes dites « communautaires » prévalant sur le droit étatique national. L'équation qui prévaut est la même que Hayek formulait en son temps : la souveraineté du droit privé garantie par un pouvoir fort. Cette souveraineté est scellée dans les traités européens ; Le pouvoir fort chargé de garantir le respect de la souveraineté prend la forme d'instances différentes mais complémentaires, comme la Cour de justice, la Banque centrale européenne (BCE), les Conseils interétatiques (chefs d'État et ministres) et la Commission. C'est le constitutionnalisme de marché, quelles que soient ses formes, qui requiert non plus simplement les pouvoirs de l'État-nation, mais des mécanismes de décision institutionnels soustraits à tout contrôle démocratique à l'échelle supranationale.
À cet égard, il convient de rappeler que le traité de Lisbonne n'a pas formellement le statut d'une Constitution : il s'agit plutôt d'un accord entre États à valeur constitutionnelle, ce qui est bien différent. Il intègre cependant une forme de « constitution économique européenne » (principalement dans sa partie III) consacrant les fameuses « règles d'or » (stabilité monétaire, équilibre budgétaire, concurrence libre et non faussée). On peut ainsi donner à de telles règles un caractère constitutionnel sans attendre l'hypothétique création d'une Constitution européenne au sens étatique du terme. Mieux encore : cette constitutionnalisation a permis de sauver une Constitution supranationale d'ordre étatique, dont l'adoption se heurterait immédiatement à de fortes résistances.
La dimension autoritaire du néolibéralisme
L'essentiel est, après tout, dans la constitutionnalisation elle-même. L'inconvénient d'une interprétation focalisée en termes de régimes politiques est que le néolibéralisme ne peut être défini positivement par un régime politique spécifique : il s'oppose certes à la démocratie libérale classique, mais il peut le faire à travers des formes politiques bien différentes. Sans aller au-delà de ces deux exemples, la Constitution de la Ve République française et l'État fédéral allemand sont deux régimes politiques très différents, sans relation nécessaire l'un avec l'autre, mais qui ont des politiques néolibérales. En revanche, et c'est un cas particulier, il sera très difficile de dissocier le régime chilien de la Constitution de 1980, puisque c'est cette Constitution qui l'a érigé en régime qui consacre l'orientation néolibérale.
L'attitude adoptée par Röpke au regard des circonstances historiques est révélatrice de la souplesse du néolibéralisme : partisan d'un « État total » fort au début des années 1930 en Allemagne et d'une « démocratie dictatoriale » en 1940, il extrapole en 1942 le modèle des cantons la Suisse – qui n'est pas précisément un modèle autoritaire – à l'échelle mondiale et, au printemps 1945, il laisse entendre que la « question allemande », selon le titre de son livre, ne serait pas résolue à moins que par une décentralisation qui transforme l'État bismarckien dans un cadre fédéral[Viii]. Il faut donc être attentif au risque d'incompréhension autour du concept d'« autoritarisme ».
Ainsi, on peut parler d'un « autoritarisme d'État » pour revenir à un régime autoritaire, mais on peut aussi parler d'« autoritarisme » pour désigner le mode de gouvernement propre à un chef d'État ou à un gouvernement : on comprend, par là, une attitude qui consiste à superposer toute concertation, voire la tendance à privilégier la concentration des pouvoirs plutôt que leur répartition.
Du premier au second sens du concept d'« autoritarisme », il n'y a pas de lien logique. Tout ce que l'on peut dire, c'est que plus la Constitution est « libérale » au sens de la reconnaissance du partage des pouvoirs, plus les gouvernants autoritaires rencontrent des obstacles dans la réalisation de leurs projets.
Tout cela concerne l'histoire, la politique et le rapport des forces. Ce qui ne change pas, au-delà de la différence entre néolibéralisme « nationaliste » et néolibéralisme « progressiste », c'est l'affirmation de la nécessité d'une « constitution économique » capable de lier les États, quelle que soit leur forme politique. Là est le cœur de la dimension autoritaire de la politique néolibérale : la structure de l'État peut très bien varier, les gouvernements et leurs formes aussi, l'essentiel est que les gouvernants soient assez forts pour imposer, d'une manière ou d'une autre, la constitutionnalisation de droit privé. Car ce qui est en jeu, c'est la décision fondatrice de restreindre a priori le champ de la délibération en excluant la politique économique de la délibération collective.
L'erreur commise par ceux qui refusent d'admettre un lien nécessaire entre le néolibéralisme et l'autoritarisme est d'assimiler l'autoritarisme à un régime autoritaire.[Ix]. Après tout, si l'on peut affirmer à juste titre que « l'option autoritaire » (au sens de régime autoritaire) n'est rien de plus qu'une stratégie parmi d'autres au sein de la pensée néolibérale, et que d'autres incluent une décentralisation de la souveraineté de l'État, ce serait certainement une erreur. présenter l'expérience du néolibéralisme de la « troisième voie » (Clinton, Blair) comme n'étant pas autoritaire : en fait, il était autoritaire à sa manière, même s'il n'a pas eu besoin de recourir à la mise en place d'un régime autoritaire pour arriver à ses fins . Thatcher n'en avait pas besoin non plus, comme elle l'a clairement fait savoir à Hayek – qui l'a exhortée à adopter le Chili comme modèle.
En définitive, si on essaie d'être encore plus clair, il faut distinguer trois choses : la l'autoritarisme comme régime politique, qui peut se définir par une remise en cause de la répartition des pouvoirs et de la tendance de l'exécutif à s'arroger tout le contrôle – un autoritarisme qui n'est pas, loin s'en faut, exclusif au néolibéralisme politique – ; O autoritarisme politique néolibéral, qui se définit, à son tour, par des modèles de gouvernement qui peuvent s'adapter à des régimes politiques profondément différents en fonction des besoins stratégiques du moment ; Finalement, le dimension autoritaire irréductible du néolibéralisme, celle qui s'opère à des degrés divers par la restriction du délibérable qu'implique la constitutionnalisation du droit privé.
* Pierre Dardot est philosophe, chercheur au laboratoire Sophiapol associé à l'université Paris-Nanterre. Il est l'auteur, entre autres livres avec Christian Laval, de Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle (Boitempo).
Traduction: Daniel Pavan
Initialement publié sur le portail AOC.
notes
[I] Cf. Ian Bruff, « La montée du néolibéralisme autoritaire », Repenser le marxisme (2014); Wendy Brown, Peter E. Gordon et Max Pensky, Autoritarisme : trois enquêtes en théorie critique, Presses de l'Université de Chicago (2018); Bob Jessop, « Néolibéralisme autoritaire : périodisation et critique », Trimestriel de l'Atlantique Sud (2019); Thomas Biebricher, « Néolibéralisme et autoritarisme », Perspectives mondiales (2020).
[Ii] Hannah Arendt, « Qu'est-ce que l'autorité ? », in La condition humaine, Gallimard, 2012, p. 675-676
[Iii] Jean Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (1918 – 1945), PUF, 2020, p. 249
[Iv] Quinn Slobodien, Mondialistes, 2018, p. 211
[V] Cité par Nancy MacLean, Démocratie enchaînée. La profonde histoire du plan furtif de la droite radicale pour l'Amérique, Scribe, 2017, p. 372
[Vi]Quinn Slobodian, Mondialistes, 2018, p. 211
[Vii] Quinn Slobodien, Mondialistes, 2018, p. 210
[Viii] Quinn Slobodien, Mondialistes, 2018, p. 113
[Ix] C'est le cas de T. Biebricher dans « Néolibéralisme et autoritarisme »