Le Conte dans la Révolution

Bridget Riley, Sans titre, 1968.
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Par JULIO CORTAZAR*

Conférence donnée à La Havane dans les années 1960

Aujourd'hui, devant vous, je me trouve dans une situation assez paradoxale. Un nouvelliste argentin est disposé à échanger des idées sur la nouvelle sans que ses auditeurs et interlocuteurs, à quelques exceptions près, ne sachent rien de son travail. L'isolement culturel qui continue d'affecter nos pays, ajouté à l'incommunicabilité injuste à laquelle Cuba est soumise à l'heure actuelle, a déterminé que mes livres, dont il existe déjà quelques-uns, ne sont pas parvenus, sauf exception, entre les mains de des lecteurs aussi volontaires et enthousiastes que ces messieurs. Le mauvais côté de tout ça n'est pas tant que tu n'as pas eu l'occasion de juger mes histoires, mais que je me sens un peu comme un fantôme qui vient te parler sans cette relative tranquillité que procure le fait de se savoir précédé par le travail réalisé au fil des ans. .

On dit que le désir le plus ardent d'un fantôme est de retrouver au moins un semblant de corporéité, quelque chose de tangible qui le ramènera, pour un instant, à sa vie de chair et de sang. Pour avoir un peu de tangibilité devant vous, je vais dire en quelques mots le sens et le sens de mes histoires. Puisque je vais traiter de certains aspects de la nouvelle en tant que genre littéraire et qu'il est possible que certaines de mes idées surprennent ou choquent ceux qui les entendront, il me semble un honneur élémentaire de définir le type de narration qui m'intéresse, soulignant ma manière particulière de comprendre le monde.

Presque toutes les histoires que j'ai écrites appartiennent au genre dit fantastique, faute d'un meilleur nom, et s'opposent à ce faux réalisme qui consiste à croire que toutes choses peuvent être décrites et expliquées comme optimisme philosophique et domaine scientifique du XVIIIe siècle, c'est-à-dire au sein d'un monde régi plus ou moins harmonieusement par un système de lois, de principes, de relations de cause à effet, de psychologies définies, de géographies bien cartographiées. Dans mon cas, la suspicion d'un autre ordre plus secret et moins communicable et la découverte féconde d'Alfred Jarry, pour qui la véritable étude de la réalité ne résidait pas dans les lois, mais dans les exceptions à ces lois, ont été quelques-unes des lignes directrices principes de ma recherche d'une littérature éloignée de tout réalisme naïf.

Pour cette raison, si dans les idées qui suivent, vous trouvez une prédilection pour tout ce qu'il y a d'exceptionnel dans l'histoire, que ce soit les thèmes ou même les formes expressives, je crois que cette présentation de ma propre façon d'appréhender le monde expliquera ma position de décision et ma concentration sur le problème. Au dernier extrême, on peut dire que je n'ai parlé que de l'histoire telle que je la pratique. Cependant, je ne crois pas que ce soit le cas. Je suis sûr qu'il y a certaines constantes, certaines valeurs qui s'appliquent à toutes les histoires, fantastiques ou réalistes, dramatiques ou humoristiques.

Mais, outre cette étape sur la route que tout écrivain doit faire à un moment donné de son travail, parler de la nouvelle nous intéresse tout particulièrement, puisque presque tous les pays hispanophones d'Amérique lui accordent une importance exceptionnelle, ce qui elle ne l'a jamais été dans d'autres pays latins comme la France ou l'Espagne. Chez nous, comme il est naturel dans les jeunes littératures, la création spontanée précède presque toujours l'examen critique, et il est bon qu'il en soit ainsi. Personne ne peut prétendre que les contes ne sont écrits qu'après que leurs lois soient connues.

Premièrement, il n'y a pas de telles lois; tout au plus peut-on parler de points de vue, de certaines constantes qui structurent ce genre si peu classable. Deuxièmement, les théoriciens et les critiques n'ont pas besoin d'être eux-mêmes des auteurs de nouvelles, et il est naturel qu'ils n'entrent en scène que lorsqu'il existe déjà une collection, un volume de littérature qui permet de questionner et d'éclairer son développement et ses qualités. En Amérique, que ce soit à Cuba ou au Mexique, au Chili ou en Argentine, un grand nombre de nouvellistes travaillent depuis le début du siècle sans se connaître, se découvrant, parfois, presque à titre posthume.

Face à ce panorama sans cohérence suffisante, dans lequel peu connaissent le travail des autres à fond, je crois qu'il est inutile de parler de la nouvelle au-dessus des particularités nationales et internationales, car c'est un genre qui chez nous a une importance et une vitalité qui grandit de jour en jour. On fera un jour des anthologies définitives – comme le font les pays anglo-saxons, par exemple – et on saura alors jusqu'où on a pu aller. Pour l'instant il ne me paraît pas inutile de parler de la nouvelle dans l'abstrait, comme genre littéraire. Si nous avons une idée convaincante de cette forme d'expression littéraire, elle pourra contribuer à établir une échelle de valeurs pour cette anthologie idéale qui s'apprête à se faire. Il y a trop de confusion, trop de malentendus dans ce domaine. Pendant que les conteurs accomplissent leur tâche, il est temps de parler de cette tâche elle-même, indépendamment des personnes et des nationalités.

Pour comprendre le caractère particulier de la nouvelle, il est d'usage de la comparer au roman, genre beaucoup plus populaire et sur lequel abondent les préceptes. Il rappelle, par exemple, que le roman se développe sur papier et donc pendant le temps de lecture, sans autres limites que l'épuisement de la matière romancée ; pour sa part, la nouvelle part de la notion de limite, et en premier lieu de la limite physique, au point qu'en France, lorsqu'une nouvelle dépasse vingt pages, elle s'appelle déjà «nouvelle», un genre situé entre la nouvelle et le roman lui-même.

Un écrivain argentin, très amateur de boxe, m'a dit que dans ce combat entre un texte passionnant et son lecteur, le roman gagne toujours aux points, tandis que la nouvelle doit gagner par KO. Cela est vrai dans la mesure où le roman accumule progressivement ses effets sur le lecteur, alors qu'une bonne histoire est incisive, mordante, sans quart dès les premières phrases. Cela ne doit pas être pris trop à la lettre, car le bon conteur est un boxeur très astucieux, et nombre de ses coups d'ouverture peuvent sembler inefficaces alors qu'en réalité, ils minent déjà les actions les plus solides de l'adversaire.

Prenez n'importe quel conte que vous aimez et regardez sa première page. Je serais surpris s'ils trouvaient des éléments gratuits, simplement décoratifs. Le nouvelliste sait qu'il ne peut pas procéder cumulativement, qu'il n'a pas le temps d'allié ; son seul recours est de travailler en profondeur, à la verticale, au-dessus ou au-dessous de l'espace littéraire. Et ceci, qui ainsi exprimé apparaît comme une métaphore, exprime pourtant l'essence de la méthode. Le temps et l'espace de la nouvelle doivent être condamnés, soumis à une forte pression spirituelle et formelle pour provoquer cette « ouverture » dont je parlais tout à l'heure. Demandez-vous simplement pourquoi une histoire particulière est mauvaise. Ce n'est pas mauvais à cause du thème parce qu'en littérature il n'y a pas de bons ou de mauvais thèmes, il n'y a qu'un bon ou un mauvais traitement du thème. Ce n'est pas mal non plus parce que les personnages manquent d'intérêt, puisque même une pierre est intéressante quand un Henry James ou un Franz Kafka s'en préoccupe. Une histoire est mauvaise quand elle est écrite sans cette tension qui doit se manifester dès les premiers mots ou les premières scènes. Et donc on peut d'ores et déjà anticiper que les notions de sens, d'intensité et de tension permettront, comme on le verra, de se rapprocher de la structure même de la nouvelle.

Nous avons dit que le nouvelliste travaille avec un matériau que nous qualifions de significatif. L'élément significatif du conte semble résider principalement dans son sujet, le fait qu'il a choisi un événement réel ou simulé qui a cette propriété mystérieuse de rayonner quelque chose de plus hors de lui-même à tel point qu'un épisode domestique commun, comme cela se produit dans tant de de nombreux récits admirables d'une Katherine Mansfield ou d'un Sherwood Anderson, devient le résumé implacable d'une certaine condition humaine, ou le symbole brûlant d'un ordre social ou historique.

Une histoire est significative quand elle brise ses propres limites avec cette explosion d'énergie spirituelle qui illumine soudainement quelque chose qui va bien au-delà de la petite et parfois misérable histoire qu'elle raconte. Je pense, par exemple, au thème de la plupart des admirables récits d'Anton Tchekhov. Qu'est-ce qui n'est pas tristement banal, médiocre, souvent conformiste ou inutilement rebelle ? Ce qui est raconté dans ces récits, c'est à peu près ce que lorsque nous étions encore enfants, dans les fastidieuses réunions que nous avions à partager avec les adultes, nous écoutions raconter les grands-parents ou les tantes, la petite et insignifiante chronique familiale des ambitions déçues, des drames locaux modestes, des angoisse dans les limites d'une chambre, un piano, un thé sucré.

Pourtant, les nouvelles de Katherine Mansfield de Tchekhov sont significatives, quelque chose explose en elles au fur et à mesure qu'on les lit et propose une sorte de rupture avec le quotidien qui va bien au-delà de l'histoire relatée. Vous vous êtes déjà rendu compte que ce sens mystérieux ne réside pas uniquement dans le thème de l'histoire, car en fait la plupart des mauvaises histoires que nous avons toutes lues contiennent des épisodes similaires à ceux dont traitent les auteurs mentionnés. L'idée de sens ne peut avoir de sens si on ne la relie pas à celle d'intensité et de tension, à la technique utilisée pour développer le thème. C'est ici que, brusquement, s'opère la distinction entre le bon et le mauvais conteur. C'est pourquoi il va falloir s'arrêter le plus prudemment possible à ce carrefour, pour essayer de comprendre un peu plus cette étrange forme de vie que constitue une histoire réalisée et voir pourquoi elle est vivante alors que d'autres, qui lui ressemblent en apparence, sont rien de plus que de la peinture sur papier, nourriture de l'oubli.

Regardons la chose du point de vue du nouvelliste et, dans ce cas, obligatoirement, de ma propre version du sujet. Un nouvelliste est un homme qui, aussitôt, entouré de l'immense charabia du monde, engagé plus ou moins avec la réalité historique qui le contient, choisit un certain thème et en fait une histoire. Ce choix d'un thème n'est pas si simple. Tantôt le nouvelliste choisit et tantôt il a l'impression que le thème s'impose irrésistiblement à lui, le poussant à l'écrire. Dans mon cas, la grande majorité de mes histoires ont été écrites - dirons-nous - en dehors de ma volonté, au-dessus et au-dessous de ma conscience raisonnante, comme si je n'étais qu'un médium à travers lequel une force étrangère se manifestait. Mais cela, qui peut dépendre du tempérament de chacun, ne change rien au fait essentiel, qui est qu'à un moment donné il y a un thème, soit inventé, soit choisi volontairement, c'est-à-dire étrangement imposé d'un plan d'où rien n'est défendable. Il y a un thème, je le répète, et cela deviendra une nouvelle. Avant que cela n'arrive, que pouvons-nous dire sur le thème lui-même ? Pourquoi ce sujet et pas un autre ? Quelles raisons poussent consciemment ou inconsciemment le nouvelliste à choisir un certain thème ?

Il me semble que le thème d'où sortira une bonne histoire est toujours exceptionnel, mais je ne veux pas dire par là qu'un thème doit être extraordinaire, hors du commun, mystérieux ou insolite. Au contraire, il pourrait s'agir d'une histoire parfaitement anecdotique et banale. Ce qui est exceptionnel, c'est une qualité semblable à celle d'un aimant : un bon thème attire tout un système de relations enchaînées, coagule chez l'auteur et plus tard chez le lecteur une immense quantité de notions, d'aperçus, de sentiments et même d'idées qui flottaient virtuellement dans sa mémoire ou dans votre sensibilité ; un bon thème est comme le soleil, une étoile autour de laquelle tourne un système planétaire dont on n'a souvent pas conscience jusqu'à ce que le nouvelliste, astronome des mots, nous en révèle l'existence.

Ou, pour être à la fois plus modeste et actuel : un bon thème a quelque chose d'un système atomique, d'un noyau autour duquel tournent des électrons ; et tout cela, après tout, n'est-il pas déjà comme une proposition de vie, une dynamique qui nous pousse à sortir de nous-mêmes et à entrer dans un système de relations plus complexe et plus beau ? Bien des fois je me suis demandé quelle est la vertu de certains contes inoubliables. A ce moment-là, nous les lisons avec beaucoup d'autres, qui pourraient même être des mêmes auteurs. Et voilà, les années ont passé et nous avons tant vécu et oublié, mais ces petits contes insignifiants, ces grains de sable dans l'immense mer de la littérature sont toujours là, qui nous aboyent dessus.

N'est-il pas vrai que chacun a son recueil de nouvelles ? J'ai le mien et je pourrais vous donner des noms. J'ai William Wilson, d'Edgar Poe, j'ai boule de suif, de Guy de Maupassant, Les petites planètes tournent en rond ; C'est ici Un souvenir de Noël, par Truman Capote; Tlon, Ugbar, Orbis, Tertius, de Jorge Luís Borges; Un rêve accompli, de Juan Carlos Onetti ; La mort d'Ivan Illich, de Tolstoï ; Cinquante mille dollars, par Hemingway; Les rêveurs, d'Izak Dinesen, et donc ça pourrait continuer encore et encore... Vous avez peut-être déjà remarqué que toutes ces nouvelles ne sont pas forcément d'anthologie.

Pourquoi restent-ils en mémoire ? Pensez aux contes que vous ne pouviez pas oublier et vous verrez qu'ils ont tous la même caractéristique : ils relient une réalité infiniment plus vaste que celle de leur simple histoire, et pour cette raison ils nous ont influencés comme une force qui ne voudrait plus rendre la pudeur suspecte de son contenu apparent, de la brièveté de son texte. Et cet homme qui, à un moment donné, choisit un thème et en fait une histoire sera un grand nouvelliste si son choix contient - parfois sans qu'il le sache consciemment - cette ouverture fabuleuse du petit au grand, de l'individu et circonscrite à l'existence même de la condition humaine.

Nous sommes ainsi parvenus au terme de cette première étape de la naissance d'une nouvelle et au seuil de sa création elle-même. Le nouvelliste est face à son thème, face à cet embryon qui est déjà la vie, mais qui n'a pas encore acquis sa forme définitive. Pour lui, ce thème a un sens, il a une signification. Mais si tout se résumait à cela, cela ne servirait à rien. Désormais, en tant que dernier terme du processus, en tant que juge implacable, le lecteur attend le dernier maillon du processus de création, l'accomplissement ou l'échec du cycle.

Et c'est alors que la nouvelle doit naître un pont, elle doit naître un passage, elle doit faire le saut qui projette le sens initial découvert par l'auteur, vers celui plus passif et moins vigilant et souvent même indifférent extrême que nous appelons le lecteur. Les auteurs de nouvelles inexpérimentés ont tendance à tomber dans l'illusion d'imaginer qu'il leur suffira d'écrire simplement sur un sujet qui les a émus, pour émouvoir, à leur tour, les lecteurs. Ils tombent dans la naïveté de cet individu qui pense que son fils est beau et tient pour acquis que les autres le voient comme beau.

Aucun des seigneurs n'aura oublié la cuve d'amontillado, par Edgar Poe. Ce qui est extraordinaire dans ce conte, c'est le mépris brutal de toute description de l'environnement. Dès la troisième ou quatrième phrase, nous sommes déjà au cœur du drame, témoins de l'implacable accomplissement de la vengeance. Les tueurs, d'Hemingway, est un autre exemple d'intensité obtenue en éliminant tout ce qui n'est pas essentiellement dramatique. Cependant, nous sommes très loin de savoir ce qui va se passer dans l'histoire, mais néanmoins ; nous ne pouvons pas nous retirer de son atmosphère. En cas de Le Tonneau d'Amontillado et Les tueurs, des faits dépouillés de toute préparation nous sautent dessus et nous saisissent ; d'autre part, dans un récit long et fluide d'Henry James - La leçon du maître, par exemple – on sent tout de suite que les faits eux-mêmes prennent de l'importance, que tout est dans les forces qui les ont déchaînés, dans le maillage subtil qui les a précédés et accompagnés. Mais tant l'intensité de l'action que la tension interne de l'histoire sont le produit de ce que j'ai appelé tout à l'heure : le métier d'écrivain, et c'est là que nous n'allons pas au terme de ce parcours de la nouvelle.

Dans mon pays, et maintenant à Cuba, j'ai pu lire des nouvelles des auteurs les plus variés : adultes ou jeunes, de la ville et de la campagne, voués à la littérature pour des raisons esthétiques ou pour des impératifs sociaux du moment, engagés ou non engagé. Eh bien, et bien que je semble répéter l'évidence, à la fois en Argentine et ici, les bonnes histoires sont écrites par ceux qui maîtrisent le métier dans le sens déjà indiqué. Un exemple argentin éclairera mieux cela. Dans nos provinces du centre et du nord, il existe une longue tradition de contes oraux que les gauchos se racontent la nuit autour du feu de camp, que les parents continuent de raconter à leurs enfants, et qui passent soudain sous la plume d'un écrivain régionaliste et, dans un écrasant majorité des cas, deviennent de mauvaises histoires.

Cela arrive? Les histoires elles-mêmes sont délicieuses, elles traduisent et résument l'expérience, le sens de l'humour et le fatalisme de l'homme de la campagne, et certaines atteignent même une dimension tragique ou poétique. Quand on les entend de la bouche d'un vieil homme criollo, entre chimarrão et chimarrão, on sent que le temps s'annule, et on pense que les aedos grecs racontaient aussi ainsi les exploits d'Achille, pour l'admiration des bergers et des voyageurs.

Mais à ce moment où Homère aurait dû faire une Iliade ou une Odyssée de cette somme de traditions orales, dans mon pays apparaît un monsieur pour qui la culture des villes est un signe de décadence, pour qui les conteurs que nous aimons tous sont des esthètes, qui écrivait pour le simple plaisir des classes sociales liquidées, et ce monsieur comprend, d'autre part, que pour écrire une nouvelle, il suffit d'écrire une histoire traditionnelle, en préservant le plus possible la le ton de la conversation, les modes paysannes, les fautes de grammaire, ce qu'ils appellent la couleur locale. Je ne sais pas si cette façon d'écrire des histoires populaires est cultivée à Cuba ; J'espère que non, car dans mon pays il n'y a eu que des volumes indigestes qui n'intéressent ni les campagnards, qui préfèrent continuer à écouter des contes entre deux verres, ni les lecteurs de la ville, qui seront corrompus, mais qui se considèrent comme des lecteurs de classiques du genre.

D'autre part - et je fais aussi référence à l'Argentine - nous avons été des écrivains comme Roberto Payró, Ricardo Güiraldes, Horácio Quiroga et Benito Lynch qui, partant également de thèmes souvent traditionnels, ont entendu de la bouche de vieux "criollos" comme un « Don Segundo Sombra », ils ont su valoriser ce matériau et en faire une œuvre d'art. Mais Quiroga, Güiraldes et Lynch connaissaient à fond le métier d'écrivain, c'est-à-dire qu'ils n'acceptaient que des thèmes significatifs et enrichissants, tout comme Homère, de nombreux épisodes guerriers et magiques doivent être ignorés pour ne laisser que ceux qui nous sont parvenus grâce à leur énorme force mythique, sa résonance d'archétypes mentaux, d'hormones psychiques, comme Ortega y Gasset appelait les mythes. Quiroga, Güiraldes et Lynch étaient des écrivains de dimension universelle, sans préjugés localistes, ethniques ou populistes ; pour cette raison, en plus de choisir avec soin les thèmes de leurs récits, ils les ont soumis à une forme littéraire, la seule capable de transmettre au lecteur toutes leurs valeurs, tout leur ferment, toute leur projection en profondeur et en hauteur. Ils écrivaient avec tension, ils montraient intensément.

L'exemple que j'ai donné peut intéresser Cuba. Il est évident que les possibilités qu'offre la Révolution à un nouvelliste sont presque infinies. La ville, la campagne, la lutte, le travail, les différents types psychologiques, les conflits d'idéologie et de caractère ; et tout cela semble exacerbé par le désir que vous voyez en vous d'agir, de vous exprimer, de communiquer d'une manière que vous n'avez jamais pu faire auparavant. Pour tout cela, comment cela se traduira-t-il en belles histoires, des histoires qui rejoindront le lecteur avec la force et l'efficacité nécessaires ? C'est ici que je voudrais appliquer concrètement ce que j'ai dit sur un terrain plus abstrait.

L'enthousiasme et la bonne volonté ne suffisent pas à eux seuls, pas plus que le métier d'écrivain ne suffit à lui seul pour écrire des histoires qui fixent littéralement (c'est-à-dire dans l'admiration collective, dans la mémoire d'un peuple) la grandeur de cette Révolution en progrès. Ici, plus qu'ailleurs, une fusion totale de ces deux forces s'impose aujourd'hui, celle de l'homme pleinement engagé dans sa réalité nationale et mondiale et celle de l'écrivain lucidement sûr de son métier. En ce sens, il n'y a pas d'erreur possible. Aussi aguerri, aussi expérimenté soit-il, s'il manque d'une motivation profonde, si ses nouvelles ne sont pas nées d'une expérience profonde, son œuvre ne dépassera pas un simple exercice esthétique. Mais le contraire sera encore pire, car la ferveur, la volonté de communiquer un message, ne vaut rien s'il vous manque les instruments expressifs et stylistiques qui rendent cette communication possible.

A ce stade, nous touchons au coeur du sujet. Je crois, et je le dis après avoir longuement pesé tous les éléments qui entrent en jeu, qu'écrire pour une révolution, vouloir écrire dans une révolution, vouloir écrire de façon révolutionnaire, ne veut pas dire, comme beaucoup le croient, nécessairement écrire sur la révolution elle-même. Jouant un peu sur les mots, Emmanuel Carballo disait ici il y a quelques jours qu'à Cuba il serait plus révolutionnaire d'écrire des histoires fantastiques que des histoires sur des thèmes révolutionnaires. Naturellement, la phrase est exagérée, mais elle produit une impatience très révélatrice.

Pour ma part, je crois que l'écrivain révolutionnaire est celui en qui la conscience de son libre engagement individuel et collectif se confond indissolublement avec cette autre liberté culturelle souveraine qui lui confère la pleine maîtrise de son métier. Si cet écrivain responsable et lucide décide d'écrire une littérature fantastique, psychologique ou passéiste, son acte est un acte de liberté dans la révolution, c'est pourquoi c'est aussi un acte révolutionnaire, même si ses histoires ne concernent pas l'individu ou le collectif. actions que la révolution adopte.

Contrairement aux critères stricts de beaucoup qui confondent littérature avec pédagogie, littérature avec enseignement, littérature avec endoctrinement idéologique, un écrivain révolutionnaire a parfaitement le droit de s'adresser à un lecteur bien plus complexe, bien plus exigeant en matière spirituelle que ne l'imaginent les écrivains et les critiques improvisés. par circonstance et convaincus que leur monde personnel est le seul monde qui soit, que les préoccupations du moment sont les seules valables. Répétons, en l'appliquant à ce qui nous entoure à Cuba, l'admirable phrase d'Hamlet à Horace : « Il y a bien plus de choses au ciel et sur la terre que votre philosophie ne le suppose… ».

Et pensons qu'un écrivain ne se juge pas seulement par le thème de ses nouvelles ou de ses romans, mais par sa présence vivante au cœur de la communauté, par le fait que l'engagement total de sa personne est une garantie irréfutable de la vérité et la nécessité de son travail, si étrangère qu'elle puisse paraître aux circonstances du moment. Ce travail n'est pas étranger à la révolution car il n'est pas accessible à tous. Au contraire, cela prouve qu'il existe un vaste secteur de lecteurs potentiels qui, dans un certain sens, sont beaucoup plus éloignés que l'écrivain des buts ultimes de la révolution, de ces buts de culture, de liberté, de pleine jouissance de l'être humain condition que les Cubains s'imposent, l'admiration de tous ceux qui les aiment et les comprennent.

Plus les écrivains qui sont nés pour elle visent haut, plus hauts seront les buts finaux du peuple auquel ils appartiennent.

Gare à la démagogie facile d'une littérature exigeante accessible à tous ! Beaucoup de ceux qui la soutiennent n'ont d'autre raison de le faire que leur incapacité évidente à comprendre un plus large éventail de littérature. Ils demandent à cor et à cri des thèmes populaires, sans se douter que bien des fois le lecteur, aussi simple soit-il, fera instinctivement la distinction entre un conte populaire mal écrit et un conte plus difficile et complexe, mais qui l'obligera à quitter son petit monde environnant pour un instant et il vous montrera autre chose, quoi que ce soit, mais quelque chose d'autre, quelque chose de différent. Cela n'a aucun sens de parler sèchement de sujets populaires. Les histoires sur des thèmes populaires ne seront bonnes que si elles s'adaptent, comme toute autre histoire, aux mécanismes internes exigeants et difficiles que nous avons essayé de montrer dans la première partie de cette conférence. Il y a des années, j'ai eu la confirmation de cette affirmation en Argentine, dans un cercle d'hommes de la campagne auquel nous avons assisté quelques écrivains.

Quelqu'un a lu un récit tiré d'un épisode de notre guerre d'indépendance, écrit avec une simplicité voulue pour le placer, comme le disait son auteur, « au niveau du paysan ». Le rapport a été écouté poliment, mais il était difficile de se rendre compte qu'il n'avait pas touché une corde sensible. Puis l'un de nous a lu Patte de singe, la nouvelle justement célèbre de WW Jacobs. L'intérêt, l'émotion, l'étonnement et enfin l'enthousiasme étaient extraordinaires. Je me souviens que nous avons passé le reste de la nuit à parler de sorcellerie, de sorcières, de vengeance diabolique. Et je suis sûr que le conte de Jacobs perdure dans la mémoire de ces gauchos analphabètes, alors que le conte soi-disant populaire, fabriqué pour eux, avec son vocabulaire, ses apparentes possibilités intellectuelles et ses intérêts patriotiques, doit être aussi oublié que l'écrivain qui a écrit il.fabriqué.

J'ai vu l'émotion que provoque une représentation de Hamlet parmi les gens simples. Ces travaux subtils et difficiles, s'ils existent, et qui continuent de faire l'objet d'études savantes aux polémiques sans fin. Il est vrai que ces personnes ne peuvent pas comprendre beaucoup de choses qui passionnent les spécialistes du théâtre élisabéthain. Mais qu'importe ? Seule votre émotion compte; son émerveillement et son transport face à la tragédie du jeune prince danois. Ce qui prouve que Shakespeare écrivait vraiment pour le peuple, dans la mesure où son thème était profondément signifiant pour tout le monde - sur des plans différents, bien sûr, mais touchant un peu tout le monde - et que le traitement théâtral de ce thème avait l'intensité propre aux grands écrivains et remerciements auquel les barrières intellectuelles apparemment les plus rigides s'effondrent et les hommes se reconnaissent et fraternisent à un niveau au-delà ou au-dessous de la culture. Il serait bien sûr naïf de croire que toute grande œuvre puisse être comprise et admirée par des gens simples ; ce n'est pas, et ne peut pas être. Mais l'admiration suscitée par les tragédies grecques ou celles de Shakespeare, l'intérêt passionné suscité par de nombreux contes et romans loin d'être simples ou accessibles, devraient faire soupçonner aux tenants du mal dit « art populaire » que leur notion du peuple est partiale, injuste et finalement dangereux.

Les gens ne se rendent pas service si on leur propose une littérature qu'ils peuvent assimiler sans effort, passivement, comme quelqu'un qui va au cinéma pour voir cow-boys. Ce qu'il faut faire, c'est l'éduquer et c'est, dans un premier temps, une tâche pédagogique et non littéraire. Cela a été une expérience réconfortante pour moi de voir comment à Cuba les écrivains que j'admire le plus participent à la révolution en donnant le meilleur d'eux-mêmes, sans limiter une partie de leurs possibilités dans des domaines de l'art soi-disant populaire qui ne seront utiles à personne. Cuba aura un jour une collection de nouvelles et de romans qui contiendront, transmutés au niveau esthétique, éternisés dans la dimension extra-temporelle de l'art, son acte révolutionnaire d'aujourd'hui.

Mais ces œuvres n'auront pas été écrites par obligation, par l'écrivain qui sent qu'il doit les mettre en forme en nouvelles, romans ou pièces de théâtre ou slogans de l'heure. Ses thèmes naîtront au moment opportun, lorsque l'écrivain sentira qu'il doit les mettre en forme en nouvelles, romans, pièces de théâtre ou poèmes. Ses thèmes contiendront un message authentique et profond, car ils n'auront pas été choisis par un impératif didactique ou de prosélytisme, mais par une force irrésistible qui s'imposera à l'auteur, et que lui, faisant appel à toutes les ressources de son art et sa technique, sans sacrifier rien ni personne, transmettra au lecteur comment les choses fondamentales se transmettent : de sang à sang, de main à main, d'homme à homme.

* Julio Cortázar (1914-1984), journaliste et écrivain, est l'auteur, entre autres livres, de Le jeu de la marelle (Compagnie des lettres).

Traduction: Zwingli Dias pour la revue Rencontres avec la civilisation brésilienne no.12, juin 1979.

 

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