Par FER DE MARQUE*
Elle creuse le fossé entre les sociétés les plus riches et les plus pauvres ; à l'intérieur de chacun, le fossé entre les plus privilégiés et les plus démunis se creuse.
En cette fin de millénaire, l'idée planait sur nous que nous entrions dans une nouvelle ère historique, celle de la mondialisation. Ne s'agirait-il cependant pas d'une simple illusion d'optique ? Après tout, le mouvement d'unification mondiale existe depuis longtemps, malgré son expansion et son accélération récentes. Le caractère dramatique des deux guerres mondiales – dramatique au point que ces conflits sont considérés comme des marqueurs du début et de la fin d'une époque – n'aurait-il pas été un simple incident dans le cours de l'Histoire, n'altérant que discrètement le cours d'une processus séculaire?
Prenons un exemple. La mondialisation est attribuée à l'émergence de nouveaux maîtres anonymes et incontrôlables qui augmentent ou diminuent arbitrairement les prix, qui spéculent sur les capitaux, déclenchent des crises économiques, créent et détruisent les modes et les opinions. Or, ce diagnostic s'applique également à l'avant-guerre, époque où les métiers naissaient et mouraient avant d'avoir achevé le cycle d'une génération, tandis que les dernières inventions se piétinaient.
La colonisation, à sa manière, avait déjà représenté la première forme d'uniformisation du monde, que ce soit au nom de Dieu, de la civilisation ou de la recherche de l'or. Peu importe que le maître d'hier ait été un banquier ou un autre personnage important, qu'il habite maintenant la City, à Wall Street ou à Bruxelles. Et pour les victimes, les effets sont sensiblement les mêmes. Ce qui est nouveau, c'est que la mondialisation atteint les coins les plus reculés de la planète, ignorant à la fois l'indépendance des peuples et la diversité des régimes politiques.
Il y a, en tout cas, une différence importante entre le présent et le passé. Au début du XXe siècle, pour les victimes des transformations sociétales – qu'elles soient politiques ou persécutions religieuses – il y avait une porte de sortie : certains partaient pour les Amériques, d'autres organisaient une révolution ou luttaient pour leur indépendance. Aujourd'hui, alors que la fracture sociale en Occident se creuse encore plus, l'émigration européenne n'offre plus les possibilités qu'elle offrait autrefois, la révolution n'attire plus : de l'autre côté de l'océan, le lendemain de l'indépendance est venu chargé de déceptions. La chute du système soviétique a discrédité les idées sur lesquelles on le disait fondé – bien qu'elles aient été, en fait, perverties par lui.
Hors Occident, les drames vécus par des populations entières – en Centrafrique, au Bangladesh, etc. – témoignent que l'amélioration du niveau de vie des plus démunis, même si possible, reste une illusion. D'une part, l'écart entre les sociétés les plus riches et les plus pauvres s'accroît ; d'autre part, à l'intérieur de chacun, l'écart entre le niveau de vie des plus privilégiés et celui des plus démunis se creuse.
De tels renversements ont eu des effets que, à l'aube de l'après-guerre, personne n'aurait pu imaginer. En Russie, par exemple, la fin du régime soviétique, vécue comme la renaissance de sa liberté, s'est soldée par une série de catastrophes. La « transition » a été marquée par un chômage de masse et une inflation galopante, qui ont réduit en poussière l'épargne de millions de citoyens, les plongeant dans la pauvreté et réduisant leur espérance de vie. Ce traumatisme, sans précédent historique, a surtout touché les personnes entre 40 et 50 ans : elles ont été témoins de la destruction de leur niveau de vie, de la disparition de la relation qu'elles entretenaient avec les organisations qui leur offraient la stabilité – usines, universités, services publics, etc.
Les bouleversements de la société occidentale sont moins dramatiques. Mais les effets de la crise et de la mondialisation accélérée ont également entraîné une régression. Chômeurs, victimes de la restructuration économique ont également perdu leur sécurité. Au temps des « trente glorieuses », personne n'imaginait que l'ascenseur social qui les portait s'arrêterait brusquement. Ici comme ailleurs, ces changements catastrophiques ont eu des effets sur la santé des personnes : le stress, qui ne touchait auparavant que les individus exposés au danger ou occupant des postes à responsabilité, atteint enfin de vastes couches sociales. En Europe occidentale, les maladies liées à la crise et à la désorganisation du travail prennent la place de celles qui, jusqu'alors, étaient liées à l'organisation du travail.
Pendant deux siècles, la principale revendication des populations occidentales a été le droit au travail, associé à un revenu minimum en cas de maladie. Grâce à l'État-providence et à la sécurité sociale, ce droit était garanti. Dans le monde du travail, on assiste depuis lors à un lent déplacement des foyers de conflit. C'est l'Allemagne qui a ouvert la voie : depuis un demi-siècle, on assiste à une diminution constante du nombre de jours de grève et à une augmentation tout aussi régulière du nombre de jours de maladie. Plus clairement que dans d'autres parties de l'Europe, on observe l'existence d'une association entre grève et maladie, de sorte que les employeurs prétendent qu'il s'agit de réduire le salaire de base de ceux dont le nombre d'absences dépasse un certain plancher.
On peut considérer que la maladie est devenue une nouvelle forme de refus social, une désertion individuelle en réponse à un malaise général. Parmi les pays de l'OCDE, la Suède occupe la première place pour l'absentéisme, avec seulement 250 à 280 jours de travail effectif par an ; le nombre d'absences pour maladie est passé de 13 à 25 entre 1988 et 1997, avec le système suédois « transformant la maladie en tampon social ».
De plus, ces dernières années, le droit aux soins a été remplacé par le droit de guérir. La santé parfaite devient alors un projet de vie, sinon une idéologie de substitution. Ces patients du troisième type, annonciateurs d'un nouveau paradigme de santé, deviennent des patients-partenaires de leurs médecins, en gardant leurs avocats proches – en particulier aux États-Unis. Tomber malade n'est plus un accident, mais un mode de vie qui garantit une identité à ceux qui parfois n'en ont pas d'autre. Cela donne un sens à leur vie.
La fin du brillant avenir
Ainsi, par toutes sortes d'effets pervers, et aussi grâce aux progrès de l'allongement de la vie, la crise des sociétés produit des malades, et ces malades ruinent la société. Un cycle infernal : les questions de santé et de sécurité sont passées au centre des débats politiques, aux États-Unis comme en France, précisément au moment de la plus grande longévité, où il n'y a jamais eu autant de médecins et de patients.
Un autre trait qui différencie notre présent est la remise en cause du dogme du progrès, associé au succès continu de la science. Au début du XXe siècle, et avec le développement des sciences sociales et des théories politiques - le socialisme "scientifique" de Marx, l'anarchisme "scientifique" de Kropotkine, etc. – on pensait que les progrès du mode de gouvernement suivraient nécessairement ceux des autres activités scientifiques. En effet, en réponse aux crimes commis au nom d'idéologies perverses, la croyance en un avenir radieux a disparu, mais au moins il restait l'espoir dans le progrès matériel et technique. Et, de fait, après la fin des grandes guerres, cette croyance a été renforcée par la société de consommation, par l'éradication d'une première épidémie, celle de la variole - qui sera suivie d'autres -, par l'invention de la pilule, par les aventures du satellite Spoutnik et du premier homme sur la lune etc.
Maintenant, de tous côtés, nous voyons les signes d'une catastrophe imminente. En Afrique, d'abord, l'impératif de développement économique coûte que coûte fait apparaître ou réapparaître des épidémies « inconnues ». Puis, dans la lignée des mises en garde des écologistes, Tchernobyl démontre la réalité du danger nucléaire. Enfin, le sida et les conséquences de l'industrialisation des ressources médicales (avec le scandale du sang contaminé) etc. Elle confirme ainsi que les effets de la science doivent être maîtrisés – une conviction que la « vache folle » et les premiers clones renforcent – mais elle confirme aussi que la science se heurte à des barrières infranchissables.
On sait désormais que ce n'est pas seulement l'habitude d'une consommation excessive d'antibiotiques qui réduit leur efficacité, mais la résistance des bactéries qui réagissent et se régénèrent sans que la science puisse réagir – un fait qui contredit plusieurs croyances actuelles. Il en va de même pour l'imprévisibilité du cycle de la fièvre jaune, dont nous ne maîtrisons pas encore la périodicité ; nous ne dominons pas non plus les phénomènes cosmiques qui produisent les variations d'El Niño.
Nous trouvons des frontières et des problèmes similaires dans le domaine de la politique, sauf aux États-Unis, où, en toutes circonstances, les Américains pensent que leur pays représente un modèle pour toutes les sociétés. En Europe, et particulièrement en France, cependant, nous sommes frappés par une contradiction. Nous n'arrêtons pas d'accuser l'Etat tout en stigmatisant ses agents. Nous avons constaté une remise en cause des dispositifs politiques adoptés, dont nous avons assisté à une augmentation de l'abstention. Ce phénomène (qui atteint ses sommets aux États-Unis) est associé, ici, à l'émergence d'une classe politique dont la régionalisation, il est vrai, a accru l'ampleur, mais qui se perpétue et se renforce sous la forme de dynasties familiales héréditaires. Cette dissociation entre citoyens et élus confirme que de tels régimes sont bien représentatifs et parlementaires, mais pas démocratiques.
Pas de ressources politiques
cette modus operandi du système politique se traduit dans le discours que les élus présentent à leurs électeurs : « Nous respectons vos droits, définis par nous, mais gouvernons seuls et sereins ». L'essentiel est ainsi réduit aux élections – une situation, en fait, plus démocratique que les régimes, communistes ou non, qui ne respectent même pas ces droits et dont l'avant-garde, dans toute sa sagesse, a rejeté toute forme de démocratie représentative. En tout cas, cette dissociation est encore vécue comme une aliénation.
Ainsi, à l'heure où la radio, la presse écrite et la télévision informent les citoyens et démocratisent les savoirs, non seulement les chefs de parti ne semblent pas plus compétents que la plupart des citoyens, mais en plus les militants eux-mêmes se transforment en simples partisans de l'américain - à moins qu'ils ne le veuillent adopter une carrière politique, de la même manière que les bourgeois d'autrefois voulaient entrer dans la noblesse. Les citoyens ont perdu, avec cela, non seulement leurs repères idéologiques, mais ont fini par se sentir sans ressources.
Cette frustration a pour contrepartie un militantisme participationniste qui se traduit, notamment en France, par la vitalité de la vie associative. Elle conduit à l'apparition de contre-pouvoirs, véritablement démocratiques, aux capacités réduites certes, mais qui témoignent à la fois de l'abandon, de la part des citoyens, des formes traditionnelles de la vie politique représentative et de la volonté de participer à la activités du pays.
Ce qui est surprenant, notamment en France, c'est que ceux qui prennent la parole pour défendre la modernisation du politique appartiennent eux-mêmes à la établissement et ils ne pensent qu'en termes de formes traditionnelles du système parlementaire. Consultés il y a quelques années sur une réforme constitutionnelle, nos grands juristes n'ont pas trouvé, sous leurs toges, d'autres solutions que la réduction du mandat présidentiel, l'harmonisation des modes d'élection et la limitation du cumul des mandats. Ne serait-ce pas oublier que de tels dispositifs politiques ont émergé à la fin du XVIIe siècle, lorsque les révolutions américaine et française ont construit un nouvel ordre politique et un projet fondé sur une analyse du fonctionnement des sociétés à cette époque ?
Les principes sur lesquels ils reposent – droits de l'homme, séparation des pouvoirs, etc. – sont certainement toujours d'actualité. Pourtant, de nouvelles formes sont nées depuis la constitution de ce modèle démocratique et républicain, qu'il s'agisse de l'organisation capitaliste, des capacités de la science ou du développement des médias. Cependant, aucun projet constitutionnel ne les prend en compte. C'est l'ordre économique et managérial qui, peu à peu, prend la figure de la loi, imposant ses critères et ses jugements. Que reste-t-il de la capacité de la démocratie politique à faire entendre sa volonté ?
* Marc Ferro (1924-2021) a été professeur d'histoire à l'École polytechnique (Paris) et codirecteur de la revue Les Annales (Économies, Sociétés, Civilisations). Auteur, entre autres livres, de La révolution russe de 1917 (Perspective).
Traduction: Daniel Pavan.
Initialement publié dans le magazine Le Monde diplomatique en septembre 1999.