Gramsci de Domenico Losurdo

Image : Magda Ehlers
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Par MARCOS AURELIO DA SILVA*

L'héritage des révolutions bourgeoises et du libéralisme à gauche

Il est courant que la gauche brésilienne trouve une réponse aux maux qui nous affligent dans la critique acerbe des héritages politiques du libéralisme et des valeurs démocratiques dont, dans une certaine mesure, elle est porteuse. Rien ne pourrait être plus éloigné du marxisme critique d'Antonio Gramsci, selon la lecture présentée par Domenico Losurdo . En fait, pour le grand intellectuel italien, le fondateur du Parti communiste italien fait partie des marxistes chez qui la question de l'héritage des révolutions démocratiques bourgeoises est l'une des plus valorisées, même s'il s'agit d'un processus qui doit être « achevé ». », c'est-à-dire « complète et surmontée ».

Comme le montre déjà le chapitre I, c'est parce que Gramsci a compris que le libéralisme portait les embryons du socialisme, au début de sa vie politique et intellectuelle, il a su se lancer dans l'étude des héritiers italiens de cette tradition, spécialement vouée à la approfondissement de l'idéalisme allemand qui se réfère à Hegel − notamment Benedetto Croce et Giovanni Gentile, mais aussi et non secondairement aux frères Spaventa. On comprend donc le type de libéralisme auquel Losurdo fait référence. C'est avant tout celui qui se livre à la critique de la culture catholique la plus réactionnaire, bien délimitée dans le document pontifical Erreur de programme (1864), antagoniste à l'État national issu de Risorgimento et tout le progrès social qui l'accompagne, fondé sur la liberté d'expression et de conscience, sur l'égalité juridique entre nobles et roturiers, sur l'école publique et sur la vision de l'État comme origine et source de tous les droits.

En effet, cherchant à s'éloigner de la pensée positiviste, qui interprétait les problèmes de retard de l'Italie méridionale (les Midi) dans une tonalité naturaliste, ce libéralisme ne pouvait qu'attirer l'attention de Gramsci, qui venait de quitter la Sardaigne pauvre et conservatrice. Le même positivisme, il faut le dire, qui apparaît non seulement dans le paradigme de l'anthropologie médicale de Lombroso, mais aussi chez des auteurs comme Guglielmo Ferrero, capables d'attribuer l'arriération irlandaise au « caractère celtique », « d'un esprit indiscipliné et étranger ». à l'organisation », ou dans le libéralisme anglais de John Stuart Mill, parlant de « l'indolence » et de « l'envie » des peuples d'Europe du Sud.

Il est vrai que cette appréciation des acquis du libéralisme et des révolutions bourgeoises à Gramsci n'est pas sans problèmes, insiste Losurdo. Ce qui apparaît surtout dans les premières étapes du développement du sarde, marqué par une vision quelque peu oléographique des États-Unis – dans ce qui succède d'ailleurs à une lecture récurrente du marxisme –, qui n'a pas conscience de la discrimination raciale brutale qui y est présente, ni même de L'Angleterre elle-même, en ne prêtant pas attention à la restriction du recensement sur le suffrage, la présence de restes de la Ancien Régime, et même l'oppression sur l'Irlande ; tandis que le jacobinisme français est encore vu négativement, comme « une vision messianique de l'histoire », avec le « prétexte politique de supprimer toute opposition ». Soit dit en passant, pour cette raison la condamnation de la Première Guerre par Gramsci n'implique pas encore, dans cette phase de jeunesse, le monde libéral et anglo-saxon.

Mais c'est précisément à propos de la Guerre, et aussi de la Révolution d'Octobre qui lui est contemporaine, que la distance de Gramsci avec les penseurs libéraux qui lui ont donné sa base philosophique initiale, objet du chapitre II, apparaît plus clairement. En effet, alors que Gramsci exalte la Révolution d'Octobre, née de la lutte contre la guerre, la considérant comme un chapitre de la lutte contre le colonialisme, Croce et Gentile, même s'ils ne se sont pas laissés emporter pendant le conflit par le discours théologique lecture qu'ils voyaient dans la guerre une croisade démocratique, ne s'élèvent pas à la hauteur de rejeter totalement l'incitation chauvine des masses que cette lecture impliquait. Son internationalisme, affirme Gramsci, se limitait au domaine des sciences et des arts.

En particulier, Croce, déjà en plein fascisme, et malgré son opposition au régime, apparaît comme un admirateur de l'unité nationale allemande, qui à ses yeux a réussi à éliminer les conflits de classe. C'est, après tout, l'adhésion à un socialisme de caserne, qui utilise la lecture de la guerre comme la « fournaise de l'unité » nationale. Gentile, en revanche, va plus loin en se présentant comme un enthousiaste de l'intervention, position à partir de laquelle il adhère explicitement au fascisme.

De telles positions, qui opèrent à proprement parler une singulière inversion, où le marxisme apparaît comme une célébration de la guerre et du conflit, trouvent leurs racines philosophiques dans une lecture biaisée de Hegel, note Losurdo au chapitre III. Il s'agit plutôt, comme on le note ici, d'une lecture de Hegel à partir de Fichte, le philosophe de l'action et de l'agir − comme le faisaient les Jeunes hégéliens, toujours occupés à refuser une position de contemplation passive, découlant d'une prétendue identité radicale, chez Hegel, entre le réel et le rationnel. Le marxisme de Gramsci s'écarte de cette voie. Rejetant la lecture vulgaire du philosophe de Stuttgart, qui associe la réalité au simple empirisme immédiat, et valorisant la célèbre préface de Contribution à la critique de l'économie politique, Gramsci s'attache plutôt à la dimension stratégique du réel et à la tendance fondamentale du processus historique, pour insister sur la relation - plus qu'exactement identité – entre le rationnel et le réel.

C'est d'ailleurs dans cette clé qu'il faut encore lire la présence du sujet historique, si l'on cherche un antidote au subjectivisme fichtien. Déjà chez Hegel Phénoménologie de l'esprit, insiste Losurdo, le sujet et la praxis historique s'insèrent dans l'objectivité : « Si le négatif « apparaît comme l'inégalité du moi par rapport à l'objet, il est aussi l'inégalité de la substance par rapport à elle-même. Ce qui semble se produire en dehors d'elle, et être une activité contre elle, est sa propre opération, et elle s'avère essentiellement Sujet' ». Et voilà à quel point nous sommes loin de l'action aveugle qui caractérise les nombreuses philosophies du sujet, même si elles ne sont pas toujours associées au fascisme.

C'est ainsi que, malgré l'exagération en suggérant Nietzsche comme un fasciste avant la lettre, Gramsci semble retenir l'essentiel en associant les Duce à « tant de Nietzschéens costumés verbalement révoltés contre tout ce qui existe ». Et une preuve claire de cela est le programme fasciste de 1921, avec sa référence à homo rusticus comme la variété la plus saine de Homo Sapiens et, déjà en plein régime mussolinien, l'apologie d'une nouvelle civilisation rurale, dans une critique véhémente du moderne qui, rappelle Losurdo, est en lien étroit avec Heidegger – adepte du nazisme, rappelons-le – de la critique de l'oubli de la sujet et modernité comme déracinement et abandon de l'être.

Il n'est donc pas surprenant que la Première Guerre soit un moment du prestige de Fichte, au même titre que la révolution allemande avortée de 1848, dont l'impatience de la jeunesse révolutionnaire trouva même un appui en Schelling, appelé à Berlin par la réaction. Le même anti-Hegel Schelling, avec une rhétorique anti-comtemplative, insiste Losurdo, qui parvient à exercer une influence sur Bakounine. Il se trouve aussi qu'en Italie, Gentile exerce plus d'influence que Croce sur toute une génération de révolutionnaires, au fond de simples agitateurs qui, opérant une désarticulation entre les domaines pratique et théorique, opèrent une liquidation épistémologique du socialisme et du marxisme.

Néanmoins, il convient de rappeler comment Gramsci, soulignant l'unité dialectique entre sujet et objet, la concrétude de l'histoire et des relations politiques et sociales, la catégorie, en bref, de la contradiction objective, dans l'effort pour dépasser l'idéalisme italien - dans ce qu'il répète, en fait, ce que Marx avait fait à propos des Jeunes hégéliens -, n'oublie pas la critique du marxisme du déterminisme technologique, aussi attaché à un sujet mythique et métaphysique que l'idéalisme dans ses limites. Dans le premier cas, l'accent mis sur l'instrument de travail auquel Boukharine se consacre, ce qui engendre au fond la doctrine de l'inertie du prolétariat, dans le second, l'accent mis sur la valorisation de la conscience de soi du sujet, incapable de lier à la « doctrine des superstructures » et à sa « lutte pour l'objectivité », comme on peut le lire dans le cahier 11.

Mais comment, après tout, le concret de l'histoire, chez Gramsci, permet-il de lire la Révolution d'Octobre ? Comment le communiste sarde se positionne-t-il face à la théorie de la révolution chez Marx, Engels, Lénine, Trotsky ? C'est le thème du chapitre IV, où Losurdo nous invite à réfléchir sur l'existence, chez Marx, d'au moins deux lectures de la révolution. L'une d'elles est plus mécaniste, présente au chapitre XXIV de La capitale, où la révolution tend à émerger de la conclusion immédiate du processus d'accumulation primitive, sans la politique, les particularités nationales, les facteurs idéologiques et la conscience révolutionnaire elle-même. Une seconde lecture, cependant, beaucoup plus concrète, apparaît dans la préface de Contribution à la critique de l'économie politique. Même si la révolution vient ici aussi de l'aggravation de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, l'accent ne semble pas être mis sur une seule révolution, et encore moins sur le caractère immédiat du processus, puisqu'on parle d'"une époque de révolution". Social."

Or, Gramsci, ayant vécu la tragédie de la défaite du mouvement ouvrier et de la victoire du fascisme, rompt facilement avec les espoirs d'une issue rapide et définitive de la révolution socialiste. Notre sarde, précise Losurdo, est le premier à percevoir ces deux versions, et, ce n'est pas par hasard, citant de manière récurrente la fameuse préface, il fut précisément le marxiste qui approfondit le plus le caractère complexe et durable du processus révolutionnaire. C'est ce qu'on peut voir dans les passages du Carnets de prison dans lequel les huit décennies de durée de la Révolution française sont mises en lumière, ainsi que la référence au fait que le passage du capitalisme à une société régulée (le communisme) durera des siècles.

Ce qui a été dit ci-dessus ne signifie pas que Gramsci puisse être lu dans le sens de Bernstein et de la Deuxième Internationale, après tout tributaire de la lecture plus mécaniste qu'Engels en a extraite. La capitale d'interpréter la défaite des paysans en Allemagne (Müntzer) ainsi que l'échec de la révolte ouvrière en France en 1848 (l'absence de conditions objectives, insistait Engels). Loin de cet anglais, utilisé par le révisionnisme pour critiquer la Révolution d'Octobre, Gramsci part d'une relecture critique de Marx qui lui permettra même de pallier les insuffisances de la théorie de la révolution permanente de Trotsky.

En effet, ses défauts proviennent de son attachement à ce que Marx a écrit sur la révolution agraire et nationale en Irlande (dans le Manifeste cette possibilité apparaît aussi pour l'Allemagne), vue comme une manifestation, à l'extrême du corps bourgeois, de la contradiction entre forces productives et rapports de production dans la métropole, ce qui reviendrait à penser la révolution à la périphérie comme un prélude à la révolution dans le capitalisme le plus avancé. Par conséquent, Trotsky a conclu que la révolution dans un pays était impossible. Or, c'est en opposition à cette variante de mécanisme, et en défense de la Révolution d'Octobre, que Gramsci insistera sur la longue durée de la révolution en Occident et son caractère de guerre de position - une lecture, il faut le dire , assez éloigné de l'Internationale Communiste, qui, dévalorisant la question nationale, se présentait comme un parti communiste mondial, exagérément centralisé.

Et c'est encore en partant de l'idée de la longue durée de la révolution, que Gramsci ne se laisse pas contaminer par la thèse de la décadence idéologique de la bourgeoisie, développée par Marx après la défaite de la Commune de Paris et de clairs échos dans la thèse léninienne de la putréfaction du capitalisme dans la phase impérialiste. Ne partageant pas ce catastrophisme, qui ne voit dans la longue période citée qu'une contre-révolution (en quelque sorte justifiée par la réaction incarnée par Napoléon III et la montée du fascisme qui caractérise la période où Lénine écrit le Impérialisme), Gramsci traitera ce processus comme le résultat d'une révolution passive (lue dans la clé d'un « critère d'interprétation », non pas tant qu'un « programme »). C'est, note Losurdo, une analyse beaucoup plus proche de celle défendue dans le manifeste, qui voit dans l'incessante transformation technologique de l'ère bourgeoise un processus d'émancipation intellectuelle des larges masses, voire du Marx le plus mûr de Critique du programme de Gotha, qui reproche à Lassale de ne pas voir que la bourgeoisie ne peut pas être considérée comme une masse réactionnaire homogène, comme l'étaient les seigneurs féodaux. Une thèse peut-être applicable uniquement à la bourgeoisie allemande - la bourgeoisie de Voie prussienne, dirions-nous avec Lénine −, incapable de critiquer la restriction censitaire des droits politiques, un drapeau jacobin.

Soit dit en passant, opérant ici dans le registre d'un difficile équilibre entre critique et légitimité de la modernité – d'où l'expression « socialisme critique », ou « communisme critique » –, on voit combien le marxisme de Gramsci, insiste Losurdo, est loin du le soi-disant marxisme occidental, souvent livré à la critique liquidationniste qui ressemble tant à l'anarchisme de Bakounine, engagé à combattre sans distinction la richesse bourgeoise et la science bourgeoise.

C'est aussi en raison de ce difficile équilibre que Gramsci pose la question de l'État et de son extinction, objet du chapitre V. Notre sarde, évitant le mécanisme qui comprend les institutions politiques comme une simple superstructure de l'économie, est, selon Losurdo, le plus critique, dans le marxisme du XXe siècle, des tendances anarchistes et eschatologiques qui y sont présentes, comme on peut le voir même chez Lénine. L'État et la Révolution. Voir la thèse de l'identité entre anarchistes et marxistes concernant l'État comme une entité parasitaire - une perspective qui est en tout cas compréhensible, si l'on pense au contexte dans lequel écrit Lénine, à savoir celui de la lutte contre le social-chauvinisme.

Sur ce point, Gramsci est beaucoup plus proche de A Idéologie allemande, un ouvrage dans lequel Marx et Engels soulignent que l'objectif de l'État n'est pas seulement le contrôle et la répression des classes subordonnées. En fait, c'est dans cet ouvrage, après tout fondateur du marxisme, que l'on voit la catégorie de pouvoir et l'intérêt des classes dominantes s'exprimer non pas immédiatement, mais plutôt sous une forme médiatisée - la forme générale sous laquelle se présente l'action de l'État . C'est compréhensible : lu par Marx et Engels dans une tonalité hégélienne - comme, soit dit en passant, le Lénine du Cahiers philosophiques −, la forme générale sous laquelle l'État se présente, même si ce n'est pas sa substance, l'État, n'apparaît pas comme un « rien », exprimant plutôt, dans son apparence, aussi un niveau de réalité, d'ailleurs susceptible d'imposer une limite à l'exercice du pouvoir des classes dominantes. Ainsi la thèse de l'extinction de l'Etat, si chère au marxisme dans la théorisation de la société communiste, apparaît à Gramsci comme l'extinction des appareils de répression, alors qu'ils s'affirmeraient, dans une ligne qui est plus pour Marx que Critique du programme de Gotha (pour qui dans le communisme les fonctions de gouvernement se transforment en simples fonctions administratives), les éléments de la société régulée, voire de l'Etat éthique, ou de la société civile. Et même des déclarations sur la société communiste, telles que la disparition de l'État et son absorption dans la société civile, ne peuvent être lues qu'en apparence comme ambiguës, puisque pour Gramsci la société civile est aussi l'État. Et c'est alors qu'il faut se souvenir de sa critique de la transformation d'une distinction méthodique en une distinction organique.

Encore une fois, pour Gramsci, l'unilatéralité du concept d'État peut même conduire à des erreurs colossales, telles que l'identification de la violence uniquement dans l'État en tant que tel et la célébration de la société civile comme le lieu sans ambiguïté de la liberté. En fait, le communisme comme société régulée dont parle Gramsci est placé dans la même dimension que « l'État sans État » de Hegel, une manière de dépasser l'État de nature, l'anarchie et la violence typiques de la société de classes. Gramsci a donc été le seul à conclure explicitement que l'anarchie est associée au libéralisme, pas au socialisme.

On comprend alors pourquoi Bakounine, qui s'est inspiré de Proudhon – autant que ce dernier de Tocqueville, ou du moins du climat qui l'a inspiré –, crie contre les socialistes d'État et les Jacobins, accusés non seulement d'étatisme , mais de sacrifier la liberté au nom de l'égalité. D'ailleurs, le syndicalisme apolitique de Sorel fait aussi référence aux Jacobins sur ce ton, dans ce qui a été critiqué par Gramsci, qui s'écarte ici de sa position d'origine pour commencer à parler de la distinction entre une version nationaliste, de type belliqueux, et la version historique et authentique − un jacobinisme populaire, la revendication de liquidation sommaire de ce dernier n'étant qu'une subordination idéologique à la bourgeoisie libérale. Ainsi, pour Gramsci, « fétichisme syndical et économiste », « anti-jacobinisme », « économisme pur » et « libéralisme radical » sont toujours la même chose.

C'est sur la base de cette vision de Gramsci que Losurdo soutient qu'il est quelque peu curieux de voir comment les influences anarchistes ont fini par pénétrer le marxisme, et cela au point de rendre problématique la principale expérience socialiste du XXe siècle, à mener à bien par des procédures autoritaires. En plus des conditions objectives, une grande partie de la théorie marxiste qui a informé la construction de la nouvelle société a été inspirée par le couple anarchisme/mécanisme, comme en témoigne la proclamation parmi les représentants du socialisme soviétique que l'idée de la Constitution (et la norme juridique) n'était qu'une idée bourgeoise, voire l'illusion sur l'équivalence entre la disparition des classes et la disparition de l'État.

C'est d'ailleurs dans le même sens qu'apparaît la question de la nation et du marché. Et ici aussi Gramsci est le marxiste qui se présente plus clairement, déclarant, dans une polémique avec un interlocuteur anarchiste avant même la prison, que dans le post-capitalisme « les États nationaux capitalistes » disparaissent, mais pas tous les États nationaux, une thèse nous a réaffirmé des cahiers quand il insiste sur le fait que l'internationalisme d'un communiste, pour être cohérent, doit être profondément national. De son côté, le marché est toujours historiquement déterminé, sa configuration concrète étant étroitement dépendante d'une superstructure politique, morale et juridique spécifique. Enfin une catégorie qu'il faut décliner au pluriel.

Pour Losurdo, c'est précisément à cause de ces réflexions que Gramsci pouvait difficilement être classé comme un représentant de ce que Perry Anderson appelait le « marxisme occidental ». Et ce parce qu'il a su se démarquer, notamment dans le des cahiers, de la critique nihiliste du passé, si présente dans ce marxisme. Et c'est alors qu'émerge à nouveau le contexte historique et intellectuel dans lequel Gramsci a vécu, à savoir celui d'un pays de tradition libérale qui affronte Marx pour dépasser les Programme eo Ancien Régime. Ainsi sa « philosophie de la praxis » se présente non pas comme la « philosophie de l'acte pur » gentilice, mais plutôt comme l'aboutissement d'un long processus historique. Le même processus qui, à partir de la Révolution française et du jacobinisme, trouve son expression théorique la plus complète dans la philosophie classique allemande et notamment chez Hegel, lu comme l'aboutissement et le point culminant de la modernité. Lecture, pourrait-on dire, plus avancée encore que celle de Lénine, qui tend à ne considérer le grand philosophe allemand que comme un théoricien de la dialectique.

D'une certaine manière, c'est à travers ce disque que l'on peut comprendre l'appréciation de Gramsci sur l'avertissement de Marx dans la préface de la deuxième édition de La capitale, selon laquelle l'importance de la "recherche désintéressée" et de la "recherche scientifique libre", délaissée par les "épéistes salariés", est primordiale. Loin de tout caractère inquisiteur, la discussion scientifique implique pour Gramsci l'incorporation, comme moment subordonné, du point de vue de l'adversaire, condition condition sine qua non la conquête de l'hégémonie par la classe révolutionnaire. Suivant ici une ligne chère à la conception engelsienne de l'idéologie comme « fausse conscience » (les véritables forces motrices du processus social restent étrangères au penseur), il s'agit de l'effort pour garantir la compréhension de l'objectivité de l'être social afin de rendre justice aux deux parties, chose absolument absente de toute critique subjectiviste (comme celle du marxisme qui s'accroche à la thèse de la décadence idéologique), attachée à l'idée d'une subjectivité insincère et corrompue des auteurs bourgeois. De plus, dans la perception de Gramsci, c'est aussi la limite du syndicalisme, qui ne sait pas sortir du primitivisme (la phase corporatiste) pour atteindre l'hégémonie éthico-politique, un processus seulement possible si l'on comprend la théorie révolutionnaire comme autoréflexive.

Mais c'est là aussi que se pose le problème de constituer, pour le prolétariat, son propre groupe d'intellectuels indépendants et un parti politique autonome, moyen de surmonter le harcèlement des classes dominantes (rappelons-nous Pareto qui parle de recruter des éléments renard et instinctif). belliqueux, pointant, parmi ces derniers, vers le syndicalisme). Pour Gramsci, c'est par la promotion, parmi les intellectuels, d'une tendance diffuse à gauche et même une adhésion au programme et à la doctrine du prolétariat, que cette formation intellectuelle indépendante peut se réaliser. Mais c'est dans ce même sens que le développement des intellectuels organiques est encore plus décisif.

Dans la mesure où le groupe d'intellectuels constitué au sein du marxisme n'a pas ses origines liées au peuple − plutôt, issu de la petite et moyenne bourgeoisie, classes vers lesquelles, en raison d'intérêts le plus souvent liés à la promotion sociale, ils peuvent revenir en grande partie crises historiques, il est crucial pour le prolétariat de créer sa propre catégorie d'intellectuels organiques. Celles-ci doivent lui être liées non seulement par les idées, mais aussi par l'ascendance sociale, pour laquelle il est nécessaire d'effectuer une catharsis culturelle et politique, une manière de s'affranchir de l'esprit d'entreprise, mais aussi une autre manière de poser le problème de l'héritage.

De la même manière, le caractère fortement autoréflexif du marxisme de Gramsci − comme nous l'avons dit, directement dû à la valorisation des héritages nés de la rupture avec le Ancien Régime − apparaît comme la meilleure clé de la reconstitution historique des régimes issus de la Révolution d'Octobre. Dans cette reconstitution, il faut ne pas rester uniquement au sein du mouvement communiste, ce qui revient à exiger qu'il sache aussi se mesurer à l'Occident.

Autrement dit, coller aux enjeux concrets de l'État, de la nation, du marché, etc. ; une façon, après tout, de s'éloigner du matérialisme vulgaire, tendant à réduire le marxisme à un simple appendice de la culture de la classe dirigeante. Mais c'est aussi l'Occident lui-même, prévient Losurdo, qu'il faut lire dans un cadre historique unitaire, puisque la Révolution d'Octobre a elle-même influencé l'État-providence même du capitalisme avancé - bien esquissé dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 − , sans parler de la vague de décolonisation qu'ont connue le Sud et l'Est, s'inscrivant dans un même cadre historique unitaire.

C'est encore le problème de l'héritage qui se pose si l'on veut penser aux débats qui étaient présents au moment où la Révolution d'Octobre triompha, somme toute décisive aussi pour comprendre la suite du processus révolutionnaire. Et c'est alors qu'émerge une interprétation d'une grande originalité. En fait, il ne s'agit pas d'ignorer que Gramsci − dans une ligne qui suit certainement Lénine depuis Le programme agraire, parlant avec enthousiasme de la « voie américaine » − se distingue par la reconnaissance et l'approfondissement du degré différent et supérieur du développement historique de l'Occident. Un processus dont il faut tirer les leçons pour un projet révolutionnaire véritablement mondial, puisqu'il observe les particularités des différentes régions politiques, et qui est ainsi conçu non seulement comme une rupture, mais aussi comme une continuité du développement historique de l'humanité. Cependant, et ce qui est ici original, cela ne signifie pas que la dichotomie marxisme occidental/marxisme oriental corresponde mécaniquement à la dichotomie dictature/hégémonie.

Gramsci, insiste Losurdo, a soutenu la dissolution, par les bolcheviks, de l'Assemblée constituante qui s'opposait aux soviets, dans la même mesure qu'il s'est opposé à la menace de dissolution des organes représentatifs en Italie par le réformiste Bissolati, et cela précisément parce que, dans les deux cas, l'opposition à ceux qui voulaient jeter le prolétariat dans la guerre était à l'ordre du jour. Et, encore une fois, dans le cas des soviets, c'est un épisode de liberté, malgré les formes extérieures qu'il revêt, résultant de la confrontation entre deux formes de légitimité qui se combattent depuis février 1917 – alors que la menace d'un coup d'État en Italie incarne exclusivement le principe de légitimité .

À ce stade, souligne Losurdo, Gramsci a révélé qu'il était conscient d'un sens plus concret de la réalité que Rosa Luxemburg, qui a condamné la dissolution de l'Assemblée par les bolcheviks, ne comprenant pas qu'il ne s'agissait pas de dictature contre démocratie, mais dictature contre dictature, comme on pouvait facilement s'en apercevoir en observant les manœuvres de l'impérialisme contre la Russie. Ce qui est curieux, insiste Losurdo, c'est que c'est cette même Rosa Luxemburg qui a condamné la réforme agraire bolchevique comme étant petite-bourgeoise, tout en invitant le nouveau gouvernement à étouffer d'une poigne de fer toute tendance séparatiste.

Or, ne sommes-nous pas ici face à des formulations encore chères à la gauche contemporaine d'aujourd'hui, le plus souvent enclines à dévaloriser le rôle du marché et de la nation ? Et ce n'est pas un simple détail pour rappeler, comme le fait Losurdo, que le tournant stalinien qui a marqué la tragédie du socialisme réel - et cela malgré le contexte historique dans lequel il faut le lire -, a commencé d'une manière ou d'une autre et a été alimenté précisément par des idées fausses sur ce nature à l'égard de la question paysanne et nationale. Et voilà aussi la critique des déviations bureaucratiques et de la carence très théorique du socialisme européen apparue en octobre 1917, qui à un certain moment a payé son prix sous la forme de l'incapacité de continuer à influencer les destinées politiques de l'Occident, comme il l'a fait dans l'après-Seconde Guerre mondiale.

* Marcos Aurélio da Silva est professeur au Département de géosciences de l'Université fédérale de Santa Catarina (UFSC).

Version modifiée de l'article publié dans Revue de géographie économique et sociale.

 

notes


Domenico Losurdo, Antonio Gramsci, du libéralisme au « communisme critique », Rio de Janeiro : Revan, 2006 (trad. par Tereza Otoni ; compte rendu par Giovanni Semeraro), 286 p.

La critique de cette « identification radicale » entre le réel et le rationnel est bien développée chez Losurdo, D. La catastrophe de la Germanie et l'image de Hegel. Naples : Istituto Italiano per gli Studi Filosofici ; Milan : Guerrini et Associati, 1987, pp. 94 et 97. Losurdo critique ici en particulier Émile Boutroux et son élève Henri Bergson, enclins à « une interprétation unilatérale de ce 'grand principe' hégélien ».

Gramsci, A. Quaderni del Jail. Edizione critique dell'Istituto Gramsci. Le curé de Valentino Gerratana. Turin : Einaudi, pp. 1416-1420. Dans ce même cahier se trouvent les critiques de Boukharine.

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