Par THOMAS PICETTY*
L'expérience historique montre que le nationalisme ne peut qu'exacerber les inégalités et les tensions climatiques, et que le libre-échange absolu n'a pas d'avenir.
Peut-on donner un sens positif à l'internationalisme ? Oui, mais à condition de tourner le dos à l'idéologie du libre-échange absolu qui a jusqu'ici guidé la mondialisation ; et adopter un nouveau modèle de développement fondé sur des principes explicites de justice économique et climatique. Ce modèle doit être internationaliste dans ses finalités, mais souverain dans ses modalités pratiques, au sens où chaque pays, chaque communauté politique doit être capable d'établir les conditions de la poursuite des échanges avec le reste du monde, sans attendre l'unanimité accord de vos partenaires. La tâche ne sera pas simple, et cette souveraineté à vocation universaliste ne se distinguera pas toujours aisément de la souveraineté nationaliste. Il est encore plus urgent de clarifier les différences.
Supposons un pays, où une majorité politique estime souhaitable d'instaurer un impôt fortement progressif sur les hauts revenus et le patrimoine, afin d'effectuer une redistribution significative en faveur des plus pauvres, tout en finançant un programme d'investissement social, éducatif et écologique. Pour aller dans cette direction, ce pays prévoit une retenue à la source sur les bénéfices des sociétés et, principalement, un système d'enregistrement financier qui permet de connaître les détenteurs finaux d'actions et de dividendes et, ainsi, d'appliquer les taux souhaités au niveau individuel. Tout cela pourrait être complété par une carte carbone individuelle, permettant d'inciter à des comportements responsables, tout en taxant lourdement les émissions les plus élevées, ainsi que celles qui bénéficient des bénéfices des entreprises les plus polluantes, ce qui nécessite là encore de connaître ses détenteurs.
Malheureusement, ce registre financier n'était pas prévu par les traités sur la libre circulation des capitaux établis dans les années 1980 et 1990, notamment en Europe dans le cadre de l'Acte unique (1986) et du traité de Maastricht (1992), textes qui ont fortement influencé ceux adoptés plus tard dans le reste du monde. Cette architecture juridique hautement sophistiquée, toujours en place aujourd'hui, a en effet créé un droit quasi sacré de s'enrichir en utilisant les infrastructures d'un pays, puis en cliquant sur un bouton pour transférer ses actifs vers une autre juridiction, sans possibilité prévue pour la communauté de suivre son chemin. Après la crise de 2008, lorsque les excès de la dérégulation financière sont devenus évidents, des accords sur l'échange automatique d'informations bancaires se sont certainement développés au sein de l'OCDE. Cependant, ces mesures, établies sur une base purement volontaire, ne comportent aucune sanction pour le récalcitrant.
Supposons alors qu'un pays souhaite accélérer le mouvement et décide de mettre en place une fiscalité redistributive et un registre financier. Imaginons qu'un de vos voisins ne partage pas ce point de vue et applique un taux dérisoire de taxes sur les bénéfices et le carbone aux entreprises basées (réelles ou fictives) sur son territoire, tout en refusant de transmettre des informations sur leurs propriétaires. Dans ces conditions, le premier pays devrait, à mon sens, imposer au second des sanctions commerciales, variables selon les entreprises, proportionnelles aux dommages fiscaux et climatiques causés.
Des travaux récents ont montré que ces sanctions apporteraient des revenus substantiels et encourageraient d'autres pays à coopérer. Bien sûr, il faudra argumenter que ces sanctions ne font que corriger la concurrence déloyale et le non-respect des accords climatiques. Mais ces derniers sont si flous et, d'autre part, les traités sur la libre circulation absolue des biens et des capitaux sont si sophistiqués et contraignants, notamment au niveau européen, qu'il est probable qu'un pays qui s'engagerait dans cette voie courra un risque sérieux d'être condamné par des instances européennes ou internationales (Cour de justice de l'Union européenne, Organisation mondiale du commerce). Si tel est le cas, il faudra unilatéralement prendre [une position] et se retirer des traités en question et, en même temps, en proposer de nouveaux.
Quelle est la différence entre la souveraineté sociale et écologique esquissée ici et la souveraineté nationaliste (disons trumpiste, chinoise, indienne ou, demain, française ou européenne), fondée sur la défense d'une identité civilisationnelle particulière et sur des intérêts émanant d'elle et réputés être homogène ?
Il y en a deux. Premièrement, avant d'engager d'éventuelles mesures unilatérales, il est crucial de proposer aux autres pays un modèle de développement coopératif, fondé sur des valeurs universelles : justice sociale, réduction des inégalités, préservation de la planète. Il faut aussi surveiller de près les assemblées transnationales (comme l'Assemblée parlementaire franco-allemande [APFA] créée l'an dernier mais dotées de pouvoirs réels) qui devraient idéalement être responsables des biens publics mondiaux et des politiques communes en matière de fiscalité et de justice climatique.
Ensuite, si ces propositions socio-fédéralistes ne sont pas immédiatement acceptées, l'approche unilatérale doit néanmoins rester encouragée et réversible. Le but des sanctions est d'inciter les autres pays à sortir du dumping fiscal et climatique, pas d'installer un protectionnisme permanent. De ce point de vue, les mesures sectorielles sans fondement universel comme la « taxe GAFA » sont à proscrire, car elles se prêtent facilement à l'escalade des sanctions (taxes sur les vins versus taxes numériques, etc.).
Prétendre que ce chemin est bien balisé et facile à suivre serait absurde : tout reste à inventer. Mais l'expérience historique montre que le nationalisme ne peut qu'exacerber les inégalités et les tensions climatiques, et que le libre-échange absolu n'a pas d'avenir. Raison de plus pour réfléchir dès maintenant aux conditions d'un nouvel internationalisme.
*Thomas Piketty est directeur de recherche à École des hautes études en sciences sociales et professeur à École d'économie de Paris. Auteur, entre autres livres, de Capitale au XNUMXème siècle (intrinsèque
Traduction: Aluisio Schumacher au site web Carta Maior.
* Initialement publié dans le journal Le Monde.