La naissance de la chanson dans l'esprit de la parole-musique

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Par JOSE MIGUEL WISNIK*

Préface au livre récemment publié par Henri Burnet

Miroir musical du monde, par Henry Burnett, est guidé par une hypothèse tirée des bords deO naissance de la tragédie de Nietzsche, et qui peut se résumer ainsi : le lien archaïque entre parole et musique, remontant à un chant populaire originel qui aura contribué de manière cruciale, selon l'interprétation de Nietzsche, à l'origine de la tragédie grecque, reste vivace dans la tradition de Chanson populaire brésilienne. La postulation de l'origine populaire et musicale de la tragédie, par le jeune Nietzsche, a toujours été connue pour être téméraire d'un point de vue philologique, mais ce risque semble inhérent à ce qui la rend à la fois « déconcertante », « bouleversante » et crédible.

L'étendre d'ailleurs au périmètre de la musique populaire brésilienne peut sembler franchement inapproprié si l'idée n'est pas bien calibrée. Henry Burnett sait à quel point son pari est problématique et cherche, tout au long du livre, à qualifier ce qu'il a de valable dans son improvisation, le protégeant à la fois du ton apologétique et l'entourant d'inlassables considérations critiques sur son statut marchand de chant contradictoire.

Isolons tout d'abord la devise inspiratrice du livre, afin de tenter d'éclairer sa première impulsion. Faire remonter l'origine de la chanson brésilienne à un substrat culturel ancien ne signifie évidemment pas voir une relation de cause à effet entre le Brésil et la Grèce. L'origine ici n'est pas une question de cause ou de forme, mais d'un principe d'origine immémorial - arkhe, quelque chose qui revient toujours – qui réside dans cet hybride parler/chant/danser qu'est la chanson. Un principe qui revient dans les vagues historiques et qui se manifeste fortement dans certains moments et cultures.

Il s'agit de l'alliance de la poésie orale avec la musique, non pas quand l'une illustre simplement l'autre, mais quand elles atteignent un haut degré d'irradiation sur les sphères de la vie pratique et de la vie spirituelle, excitant le corps et le non-corps, l'individuation et ses perte dans le collectif, conduisant à la transe ou à l'enchantement. Autrement dit, et pour reprendre les termes consacrés par Nietzsche, lorsque l'apollinien et le dionysiaque reviennent l'un sur l'autre, éveillant l'enthousiasme de la possession par un dieu (ou, en l'occurrence, par deux). Il ne s'agit donc pas simplement de musicalisation de la parole, mais de mise en place d'états et d'effets qui impliquent efficacité et puissance, quand parole et musique confondent leurs propriétés au point de devenir presque indistinctes. Ce qui fait dire à Nietzsche, selon Burnett, que l'union naturelle du poète et du musicien constituait « le phénomène le plus important de toute la poésie lyrique de l'Antiquité » et faisait apparaître la poésie la plus récente, dépourvue de musique, « statue sans tête de dieu ».

Dans la formulation contenue dansO naissance de la tragédie, la base de cette poésie dotée de corps et de voix est éminemment populaire – expression de la masse anonyme, même si elle est modulée par la subjectivité de ses poètes lyriques, ses Archilocos. Le poète-musicien et chanteur est relié à un courant collectif souterrain qui prend racine dans la « connexion rythmique et mélodique profonde et inconsciente avec le sous-sol sonore (Tonuntegrund) qui définit, selon Nietzsche, l'humain le plus essentiel ». À cet égard, l'idée même du « sous-courant collectif » d'Adorno, que le philosophe invoque dans la « Conférence sur les paroles et la société » comme étant une force soutenant le caractère social de la poésie individuelle,[I] gagnerait une pertinence distincte, pourrait-on dire, dans le cas de García Lorca, poète-musicien intensément lié à la musique populaire andalouse et auteur de « Teoria e Jogo do Duende », un essai qui est néanmoins une perception très originale, brillante et moderne du dionysiaque.[Ii]

On peut dire que la parole et la musique, atteignant parfois les frontières du dionysiaque et de la possession, connaissent des moments privilégiés de coalition et de coalescence tout au long de l'histoire culturelle des siècles, lorsque leur combinaison devient dominante dans certains contextes, tombant ensuite dans des états récessifs. , condamnés aux marges, où ils meurent et se séparent, sans cesser de réapparaître vivants et ensemble, plus tard, dans un autre lieu. Pour cette raison même, cette « chanson originale » postulée par Nietzsche est, comme le dit si bien Henry Burnett, une entité qui se situe quelque part entre le métaphysique et le sociologique, réapparaissant spasmodiquement et s'enracinant dans différentes conditions historiques.

Si les chants lyriques et bachiques d'Archiloque datent du VIIe siècle avant J.-C., et que la renommée de la musique dans la tragédie date surtout du VIe siècle avant J.-C., le Ve siècle avant J.-C. voit son atténuation et la perte de puissance de la musique dans la mise en scène théâtrale. A sa manière, la Grèce a aussi vécu la fin de la chanson, sous l'influence du dionysianisme – manifestation, selon Vernant, de femmes, d'esclaves et de paysans aliénés de la Polis,[Iii] qui aurait insufflé son souffle puissant à la tragédie grecque, dans l'hypothèse du jeune Nietzsche – décline avec le passage du mythe à la raison philosophique. D'après un fragment mythique cité par Aristote dans politique, Pallas Athéna, la déesse vierge tout droit sortie du crâne de Zeus, personne de sagesse, de raison et de chasteté, défenseur de l'État et du foyer contre ses ennemis extérieurs, protecteur de la vie civilisée et inventeur des rênes qui contrôlent les chevaux, en voyant son visage se refléter dans un lac, lorsqu'elle toucha le aulos – la flûte dionysiaque – , ignore et est horrifié par son propre visage (gonflé par le souffle) et jette l'instrument à l'eau. Ce mythe anti-dionysiaque, dans lequel l'étrange visage de cet autre, l'orgiaque, est repoussé avec horreur, scelle le déni de possession de la musique populaire par la philosophie aristotélicienne, comme cela s'est déjà produit avec la philosophie platonicienne, allant vivre dans l'oubli dans le évolution musicale de l'Occident.[Iv]

La musique-poésie provençale du XIIe siècle, au contraire, – creuset où la poésie sans musique équivalait à un moulin sans eau, et où les mots et les sons s'entremêlaient dans le chant comme les langues dans les baisers –,[V] subit dans les siècles suivants une scission provoquée par l'invention de l'écriture musicale, d'une part, et l'invention de la presse, d'autre part. L'écriture musicale accroît le langage polyphonique et éloigne la musique de l'expression directe de la ligne poétique, en multipliant les voix ; la presse finit par garder la parole dans le silence du livre.[Vi] Poète et musicien deviennent alors, en Occident, des fonctions spécialisées qui ne se cumulent plus dans la même personne, contrairement à ce qui se passait au temps de la « science gaie » (expression plus tardive, dès le XIVe siècle en Catalogne, désignant le « connaissance heureuse » de la poésie-musique précisément au moment où cette pratique cessa d'être en vigueur comme elle l'avait fait au XIIe siècle en provençal).

Soutenu par Peter Burke, Henry Burnett nous dit que l'hypothèse de l'origine populaire et musicale de la tragédie grecque n'est pas tombée du ciel, chez Nietzsche, mais serait venue en quelque sorte de la « découverte du peuple » dans l'allemand pré- romantisme, tourné, avec Herder, vers la recherche de volkslieder – recueil de chants populaires dans lequel Herder reconnaissait « l'efficacité morale de la poésie antique », avec sa circulation orale et musicale liée aux fonctions nécessaires de la vie. Dans O naissance de la tragédie, Nietzsche aurait opéré, selon Burnett, une sorte de prolongement rétroactif de cette valorisation de la musique-poésie populaire, appliquant à la Grèce antique quelque chose de cette vague spirituelle qui a déferlé sur la culture allemande entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XNUMXème.

Le sujet finit donc par passer, presque nécessairement, par un processus de transposition temporelle entre ces différents lieux, comme s'ils ne pouvaient se faire reconnaître qu'à travers leurs réverbérations : la lointaine poésie-musique grecque résonne dans la gaie science médiévale, qui résonne dans le recueil de chansons populaires européennes du début de l'ère moderne en voie de disparition, que Nietzsche prospecte dans le mélodrame wagnérien et regrette plus tard, reconnaissant plus tard à l'opéra Carmen de Bizet (sud, ibérique, proprement sensuel, doté d'une "joie africaine", selon lui)[Vii] la force qu'il croyait trouver en Wagner. Si tel est le cas, on pourrait se demander : pourquoi ne pas considérer le phénomène de la chanson brésilienne comme une partie puissante de cette même histoire, de cette chaîne d'apparitions et de disparitions, d'aperçus de la musique-poésie apollonienne-dionysiaque dans l'histoire des siècles ? C'est ce que fait Henry Burnett, sachant au fond que cette preuve est aussi "difficile à nier" qu'elle est "difficile à prouver".

Mais le même livre de Peter Burke, La culture populaire à l'époque moderne, travaillé par Burnett, aux côtés de celui de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et de la Renaissance,[Viii] aiderait à contextualiser, en revanche, cette affirmation. Si Bakhtine et Burke montrent tous deux comment, au XVIIe siècle, les fêtes populaires à l'esprit carnavalesque ont été désactivées en Europe, tant dans les pays de la Réforme que de la Contre-Réforme, dans le Brésil colonial il n'y a pas eu d'interruption de ces traditions populaires - au contraire, il maintient une certaine continuité de cette tradition médiévale désactivée dans la préfiguration de l'Europe moderne. L'annulation forcée ou induite des fêtes de rue à l'esprit carnavalesque, en Europe, n'a pas exactement atteint la colonie portugaise.

Dans le calendrier des festivités de Bahia, par exemple, récemment défiguré par l'agenda du marché, l'empreinte du « printemps des peuples » médiéval y a continué à vivre, constituée de fêtes populaires qui se déroulaient aux mois de décembre, janvier et février, culminant avec le Carnaval, repris à São João et ayant au milieu du Carême le mi-carême (demi-prêt), qui à Bahia est devenu "micareta". Burnett évoque, soit dit en passant, l'intérêt de Nietzsche, dès ses premiers cours de philologie, pour les fêtes de saint Jean et de saint Guido, en plus des Jeu de Fastnacht, "une fête de rue européenne dont le seul parallèle possible est Shrovetide, longtemps perdu dans l'histoire de notre carnaval".

Cet afflux festif et religieux est densément intensifié, incorporé, incarné et quintessentiel, au Brésil, par la présence africaine. En effet, une partie importante des genres musicaux populaires brésiliens sont structurés sur le répertoire de claves rythmes de candomblé, joués dans un contexte rituel par les guibole (instrument métallique, sorte de grand agogô) et par les trois atabaques Rhum, pi e tu. Parmi ce code rythmique complexe constitué par les claves, aussi appelées touches, les Kabyle est le plus remarquable pour sa relation avec le modèle dominant de la samba. Qui a donc une affinité de fond, secrète et originale, avec la musique transe.

Il y a donc un courant underground collectif, musical, oral, dansant, auquel s'ajoute le substrat religieux, le dionysianisme carnavalesque, avec ses puissants tambours percussifs, qu'ils soient de Rio de Janeiro, de Bahia, de Pernambouc ou du Pará, et les manifestations de subjectivité lyrique qui se dressent ce courant collectif sans s'en déconnecter, zigzaguant de l'élémentaire au complexe, du savant au populaire, du musical au littéraire, et dont l'exposant qualitatif monte à l'infini.

Em Miroir musical du monde, Henry Burnett pourrait se faciliter la vie s'il marquait plus directement les points du territoire où la relation fondamentale qu'il propose semble flagrante. Elle aurait pu mettre en lumière et développer le dionysianisme militant de orgie de comédie tragique au Teatro Oficina Uzina Uzona avec Zé Celso Martinez Correia (à qui il dédie d'ailleurs son excellente Lire O naissance de la tragédie par Nietzsche).[Ix] De manière assez symptomatique, à cet égard, il convient de rappeler la déclaration de Zé Celso selon laquelle le prix Nobel de littérature devrait être attribué à Mick Jaegger et non à Bob Dylan, car lui – Zé Celso – ne croit qu'en un poète de la chanson qui fait danser les gens ( ! ). Henry pouvait reconnaître la combinaison de la tragédie et du carnaval dans Elza Soares. Je pourrais penser à ce qui précède l'africanité da Carmen, suggérée au passage par Nietzsche et consignée dans l'excellent Lire l'affaire wagner par Nietzsche, également écrit par Burnett,[X] comme une indication du sort du dionysianisme dans les Amériques.

Son honnêteté intellectuelle lui fait cependant savoir que ce passage ne saurait être pris en ligne droite sans camoufler les énormes problèmes qui se posent lorsqu'on examine la musique qui opère dans le grand public et qui sont liés à l'histoire tumultueuse de la musique moderne à l'époque. Ouest. Elle met ainsi au premier plan un grand nombre de problématiques touchant la chanson, ses sommités et ses mécontentements, la musique populaire et de concert, dans un texte où Nietzsche et Adorno, Caetano Veloso et Roberto Schwarz, Mário de Andrade et Gilberto Mendes, sans définir clairement les présupposés, parfois antagonistes, qui ébranlent l'un et l'autre. C'est ce manque de précision clarifiante qui provoque, tout au long du livre, à mon sens, une sorte d'encombrement critique-théorique, perturbant le transit, certes féroce, des informations associatives.

Parmi tous les problèmes que soulève le livre, il me semble que le nœud crucial est la compréhension de Mário de Andrade. Il s'agit d'un artiste-penseur si décisif pour le thème abordé ici, que je pense que je ne devrais pas terminer cette conversation sans débloquer un point qui serait, à mon avis, énormément en faveur du flux central du livre. Henry observe à juste titre que le programme de Mário pour la musique savante brésilienne consiste à rechercher la musique populaire rurale, anonyme et collective, afin de l'intégrer à l'art littéraire et de lui donner un aspect national. La musique populaire à laquelle Mário s'attache dans son projet n'est pas une musique commerciale de masse, qui selon lui a été mal caractérisée par la pression néfaste de l'urbanisme, du marché et de l'influence étrangère, mais la musique folklorique - samba rurale, bumba-meu-bois, reisados , pastoris et congadas, catimbós, cocos, cururus, modas-de-viola et cateretês. C'est cela qu'il convient de transfuser dans la musique de concert des compositeurs nationaux, en insistant bien, dans le Essai sur la musique brésilienne, que quiconque ne suivrait pas cette ligne de conduite artistique serait un "caillou dans une botte" à jeter correctement.[xi]

C'est pourquoi Mário de Andrade, qui a parlé de presque tout en matière de musique brésilienne, n'a pas écrit une seule étude sur la samba urbaine, dont nous sommes aujourd'hui plus que conscients de l'importance, ni fait une mention pertinente, encore moins une répétition au plus fort, à Noel Rosa ou Dorival Caymmi, génies du chant de ses contemporains, qui faisaient partie d'un système de chant déjà formé, à la fin des années 1930. Henry Burnett observe à juste titre que Mário ne se rendait pas compte que ce serait principalement dans chanson urbaine, et non dans l'alliance du compositeur érudit avec le folklore, que se concrétiserait la conception d'une musique brésilienne capable d'être reconnue à un haut niveau esthétique à nos yeux et à ceux du monde. Ce serait là aussi que les avatars du « chant originel », apollinien-dionysiaque, trouveraient leur exutoire à la fois superficiel et profond, comme le voulait le Nietzsche de la « science gaie ».[xii] Mais cette prise de conscience ne gagnera en clarté qu'après la bossa nova.

Il ne s'agit donc pas d'accuser anachroniquement Mário de Andrade de cette omission, mais de reconnaître qu'une forme mentale dominante y opérait dans le modernisme musical brésilien, qui recherchait dans les formes les plus pures et les plus intactes de la musique rurale, à la manière de Herder, le substrat d'une composition savante engagée à trouver l'essence nationale. Gilberto Mendes observe que, si la musique folk était offerte au musicien érudit nationaliste comme un répertoire passif, plus enclin à être pris comme objet de manipulation compositionnelle, le jazz et les autres musiques urbaines ont agi de manière insoumise sur le langage musical moderne, sans restreindre s'attribuent le rôle de pourvoyeurs de thèmes et de motivations.

C'est ainsi que le tango, la rumba, la samba, en plus du jazz et sans oublier l'événement hautement créatif de la bossa nova, ont été reconnus par Mendes, écrivant en 1975, comme des participants actifs au processus fondateur de la musique du XXe siècle, contrairement au classique. la musique, même la musique d'avant-garde.[xiii] Ce paradigme critique avait été établi quelques années plus tôt par le équilibre de la bossa, d'Augusto de Campos, dont la première édition date de 1968.[Xiv]

Mário de Andrade postulait donc une alliance spécifique entre la musique rurale, anonyme et collective (musique intéressée, selon lui, parce qu'elle était liée aux besoins pratiques de la vie communautaire, les récoltes, les fêtes, les rites) et la musique savante (destinée au plaisir et contemplation esthétique désintéressée, au sens kantien, bien que Mário ne mentionne pas le philosophe). Alliance à réaliser par l'action de médiateurs culturels – chercheurs et compositeurs engagés à transformer ensemble les matrices thématiques et les techniques de la musique populaire en art savant.

On ne s'attardera pas sur le fait qu'il s'agit d'un programme qui a élu la culture préindustrielle comme base primordiale d'un projet moderne, dans un pays en pleine industrialisation, avec toutes les impasses et les échecs pratiques qui en découlent. Le point qu'il est important de souligner, pour les besoins de ce livre, c'est qu'Henry Burnett, lorsqu'il a souligné ce passage du folklore au concert, de la communauté à l'esthétique, de la vie à l'art, de la valeur intéressée à la valeur désintéressée, en Le programme de nationalisation de la culture brésilienne de Mário de Andrade croit littéralement à l'unidirectionnalité de ce processus, comme s'il n'avait pas ses contradictions, ses rebondissements et son pendant fortement dionysiaque chez l'auteur de Macunaima.

J'explique. Est-ce que Mário de Andrade doit être compris comme une personnalité intellectuelle et artistique intrinsèquement dramatique, agonie, au sens même de conflictuel, ambivalent, oscillant entre des contraires non excluants. un de tes personae est en fait celle d'une sorte de Herder, le chercheur de volkslieder, qui s'érigea en un Platon de la République musicale brésilienne, cherchant à organiser la culture dans le sens d'une large conciliation entre les couches orales de la culture populaire et les niveaux lettrés de la culture savante, dans l'empressement, ou dans la mission auto-imposée , pour surmonter l'abîme entre les classes, les répertoires et les langues, par le haut. Il faut noter que ce faisant, il convertirait déjà, à sa manière, l'esthétique désintéressée de l'art concertiste en une musique intéressée par le projet national, comme il le précise dans le Essai.[xv]

Mais il se trouve en plus, et surtout, que ce Platon contient en lui un Nietzsche d'O naissance de la tragédie: le poète-musicien des « Dynamogénies politiques » (en Musique, douce musique), de « Musicothérapie » (en Rencontre avec la médecine), les mantras indigènes de Macunaíma retournant à la querencia, la torpeur amazonienne dans le "Rite du Petit Frère", les glossolalies, les mots sonores et dénués de sens, les mélodies hypnotiques du catimbozeiro et le chant dansant dans la bouche de l'Inca comme une feuille de coke (dans Musique de sorcellerie au Brésil), tout ce qui fait revivre l'art à travers le mot-musique. A propos de bumba-meu-boi, dit-il dans Danses dramatiques brésiliennes C'est une tradition d'origine dionysiaque, basée sur un culte végétal dans lequel le dieu meurt avec la nature en hiver et renaît avec elle au printemps, culte qui serait devenu, au Brésil, un culte animalier lié au bétail. Ainsi, sans accuser la lecture de Nietzsche dans sa bibliothèque ou dans ses archives, on peut dire que Mário a identifié dans le cadre de ces pratiques festives brésiliennes un principe que l'on peut reconnaître comme en phase avec les résonances nietzschéennes indirectes et avec la naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique.

Comme Mário de Andrade est une figure obligée, incontournable dans la discussion des destins de la musique brésilienne au sens large – comme le carrefour de tous les chemins, ce qu'il est – il me semble qu'en rappelant, ici, sa dimension apollinienne-dionysienne, de son lien entre l'art et la vie, nous ferait envisager une issue pour le scénario de ce livre, là où il semble y avoir un obstacle.

Je remercie l'auteur pour la généreuse invitation à dialoguer ouvertement, dans ce texte en guise de préface, avec les grandes et stimulantes questions soulevées par son livre, qui sont celles-ci et bien d'autres qui n'ont pas leur place ici. Conversation qui vient d'avant, par divers moyens et veines, et que l'on espère pouvoir continuer, en passant par la transe déchirante et très peu dionysiaque que nous vivons.

* José Miguel Wisnick est professeur à la retraite de littérature brésilienne à la FFLCH-USP. Auteur, entre autres livres, de Son et sens – Une autre histoire de la musique (Compagnie des Lettres).

 

Référence


Henri Burnet. Miroir musical du monde. São Paulo, Editora Phi, 2021, 256 pages.

 

notes


[I] Theodor W. Adorno, « Conférence sur les paroles et la société », dans Walter Benjamin, Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Jürgen Habermas, Textes choisis, Os Pensadores, tome XLVIII, São Paulo, Abril Cultural, 1975, p. 201-214. Voir notamment p. 207-208.

[Ii] Federico Garcia Lorca, « Teoria y juego del duende », in Ouvrages complets, Tome I, Madrid, Aguilar, 1954, p. 1067-1079.

[Iii] Cf. Jean-Pierre Vernant, « La personne en religion », in Mythe et pensée chez les Grecs, traduction de Haiganuch Sarian, São Paulo, European Book Diffusion / USP, 1973, p. 278-279. A l'aspect fortement marqué (dans la religion de Polis), « d'intégration sociale d'un culte civique, dont la fonction est de sanctifier l'ordre, à la fois humain et naturel, et de permettre aux individus de s'adapter, s'oppose un aspect contraire, complémentaire du premier, et dont on peut dire dans des lignes générales qu'il s'exprime dans le dionysianisme », la voix de ceux « qui ne peuvent s'intégrer pleinement dans l'organisation institutionnelle de Polis« pour être exclus de la vie politique : femmes, esclaves, groupes paysans exclus du contrôle de l'État ».

[Iv] Aristote, La politique, 1341. Voir Gilbert Rouget, La musique et la transe, Paris, Gallimard, 1980, p. 304. J'ai traité le sujet dans José Miguel Wisnik, Son et sens – Une autre histoire de la musique, 3e. Édition, São Paulo, Companhia das Letras, 2017, p. 106.

[V] « Comme ça j'entrelace / les mots et compose le son : langue entrelacée dans le baiser ». Vers du poète provençal Bernart Marti, cités par Giogio Agamben dans Estancias – Le mot et le fantôme dans la culture occidentale, Belo Horizonte, Éditeur UFMG, 2007, p. 212.

[Vi] Je suis basé sur Marie Naudin, Évolution parallèle de la poésie et de la musique en France : Rôle fédérateur de la chanson, Paris, AG Nizet, 1968.

[Vii] Voir Friedrich Nietzsche, L'affaire Wagner : un problème pour les musiciens / Nietzsche contre Wagner : dossier d'un psychologue, notes de traduction et postface de Paulo César de Souza, São paulo, Companhia das Letras, 1999, p. 13.

[Viii] Michel Bakhtine, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

[Ix] Henri Burnet, Lire O naissance de la tragédie par Nietzsche, São Paulo, Edições Loyola, 2012 (Collection Lectures philosophiques).

[X] Henri Burnet, Lire l'affaire wagner par Nietzsche, São Paulo, Edições Loyola, 2018 (Collection Lectures philosophiques).

[xi] Mario De Andrade, Essai sur la musique brésilienne, São Paulo, Martins, [1968], p. 18.

[xii] Voir José Miguel Wisnik, « La science gay – Littérature et musique populaire au Brésil », dans Pas de recette – Essais et chansons, São Paulo, Publifolha, 2004, p. 213-239.

[xiii] Gilberto Mendes, "Musique", dans Affonso Ávila (org.), le modernisme, São Paulo, Perspective, 1975, p. 129-130.

[Xiv] Auguste de Campos, équilibre de la bossa, São Paulo, Perspective, 1968.

[xv] « Parce que tout art socialement primitif, comme le nôtre, est un art social, tribal, religieux, commémoratif. C'est de l'art de circonstance. C'est intéressé. Tout art exclusivement artistique et désintéressé n'a pas sa place dans une phase primitive, la phase de construction. Il est intrinsèquement individualiste. Or, dans une phase primitiviste, l'individu qui ne suit pas son rythme est un caillou dans la botte. (…) Le critère actuel de la musique brésilienne ne doit pas être philosophique mais social. Ce doit être un critère de combat ». Mario De Andrade, op. cité..

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