Par MICHAEL LÖWY
Considérations à l’occasion du centenaire de son « Premier Manifeste »
Le surréalisme n’est pas, et n’a jamais été, une école littéraire ou un courant artistique « d’avant-garde » (comme le cubisme ou le fauvisme), mais une vision du monde, un mode de vie et une tentative éminemment subversive de réenchanter le monde. C’est aussi une aspiration utopique et révolutionnaire à « changer la vie » (Rimbaud) – une aventure à la fois poétique et politique, magique et insoumise, qui débute à Paris en 1924 et se poursuit encore aujourd’hui.
Depuis ses origines, le surréalisme est un mouvement international. Cependant, dans les pages qui suivent, nous nous concentrerons sur le groupe surréaliste parisien, autour d'André Breton au début, mais qui poursuivit son activité après la mort de l'auteur des œuvres. Manifestes du surréalisme.
L'aspiration révolutionnaire est à l'origine même du surréalisme. LE Premier Manifeste du Surréalisme (1924) d'André Breton est un document radicalement libertaire. Et l’un des premiers textes collectifs du groupe s’intitule «La révolution maintenant et toujours» (1925). Cette même année, la volonté de rompre avec la civilisation bourgeoise occidentale amène Breton à se rapprocher des idées de la Révolution d'Octobre, comme le montre sa revue de Lénine, de Léon Trotsky. Même s’il adhère au Parti communiste français en 1927, il maintient, comme il l’explique dans le pamphlet : «Au Grand Jour», son « droit à la critique ».
C'était le Deuxième manifeste du surréalisme (1930) qui tire toutes les conséquences de cet acte, affirmant « notre adhésion totale, sans réserves, au principe du matérialisme historique ». En même temps qu'il affirme la distinction, l'opposition même, entre « matérialisme primaire » et « matérialisme moderne » revendiquée par Friedrich Engels, André Breton insiste sur le fait que « le surréalisme se considère indissolublement lié, du fait des affinités que j'ai évoquées, à l'approche de la pensée marxiste et uniquement à cette approche ». Parallèlement, les surréalistes manifestent un grand intérêt pour l’œuvre de Sigmund Freud, l’interprétation des rêves et l’inconscient comme source d’expression poétique « automatique ». Les échanges de lettres entre André Breton et Freud témoignent de cet intérêt.
Il est évident que son marxisme ne coïncide pas avec la vulgate officielle du Komintern. Peut-être pourrait-on le définir comme un « marxisme gothique », c’est-à-dire un matérialisme historique sensible au merveilleux, au moment sombre de la révolte, à l’illumination qui déchire, comme l’éclair, le ciel de l’action révolutionnaire. Autrement dit : une lecture de la théorie marxiste inspirée de Rimbaud, de Lautréamont et du roman noir Anglais (Lewis, Maturin) – sans perdre un instant de vue la nécessité impérative de lutter contre l’ordre bourgeois. Il peut paraître paradoxal de réunir, à la manière des vases communicants, O Capitale et Château d'Otrante, L'origine de la famille e Une saison en enfer, l'État et la révolution e Melmoth. Mais c'est grâce à cette approche singulière que se constitue le marxisme d'André Breton, dans sa troublante originalité.
En tout cas, il appartient, comme celui de José Carlos Mariátegui, Walter Benjamin, Ernst Bloch et Herbert Marcuse, au courant souterrain qui traverse le XXe siècle sous les immenses barrages construits par l'orthodoxie : le marxisme romantique. Je fais ici référence à une pensée fascinée par certaines formes culturelles du passé précapitaliste et qui rejette la rationalité froide et abstraite de la civilisation industrielle moderne, même si elle transforme cette nostalgie en force dans la lutte pour la transformation révolutionnaire de le présent.
Si tous les marxistes romantiques se rebellent contre le désenchantement capitaliste du monde – résultat logique et nécessaire de la quantification, de la marchandisation et de la réification des rapports sociaux –, c’est chez André Breton et le surréalisme que se manifeste la tentative romantique/révolutionnaire de réenchanter le monde à travers le monde. l'imagination atteint son expression la plus radieuse.
Le marxisme d'André Breton se distinguait également de la tendance rationaliste/scientifique, cartésienne/positiviste, fortement marquée par le matérialisme français du XVIIIe siècle – qui dominait la doctrine officielle du communisme français – par son insistance sur l'héritage dialectique hégélien du marxisme. Dans sa conférence de Prague (mars 1935) sur « la situation surréaliste de l'objet », il insiste sur l'importance décisive du philosophe allemand pour le surréalisme : « Dans son esthétique, Hegel a abordé tous les problèmes qui peuvent actuellement être considérés comme les plus difficiles en poésie et en art, et a résolu la plupart d'entre eux avec une lucidité sans précédent. (…). Je dis que, aujourd'hui encore, c'est Hegel qu'il faut interroger sur les réussites ou les erreurs de l'activité surréaliste dans les arts ».[I]
Quelques mois plus tard, dans son célèbre discours au Congrès des écrivains pour la défense de la culture (juin 1935), il revient à l'attaque et ne craint pas de proclamer, contrairement à un certain chauvinisme antiallemand : « Il s'agit avant tout de C'est dans la philosophie germanophone que nous avons découvert le seul antidote efficace contre le rationalisme positiviste qui continue de faire des ravages ici. Cet antidote n’est autre que le matérialisme dialectique comme théorie générale de la connaissance. »[Ii]
Cette adhésion au communisme et au marxisme n'empêche pas, au cœur de la démarche surréaliste, une position irréductiblement libertaire. Rappelez-vous simplement la profession de foi du Premier Manifeste du Surréalisme (1924) : « Le mot liberté est le seul qui m'exalte encore ». Walter Benjamin, dans son article de 1929 sur le surréalisme, invitait les surréalistes à articuler « la composante anarchiste » de l’action révolutionnaire avec la « préparation méthodique et disciplinée » de cette dernière – c’est-à-dire le communisme…[Iii]
La suite de l'histoire est connue : de plus en plus proches des positions de Trotsky et de l'Opposition de gauche, la majorité des surréalistes (à l'exception de Louis Aragon !) rompent définitivement avec le stalinisme en 1935. Ce n'est pas une rupture avec le marxisme. , qui continue d'inspirer ses analyses, mais avec l'opportunisme de Staline et de ses acolytes, qui « tend malheureusement à annihiler les deux composantes essentielles de l'esprit révolutionnaire » : le rejet spontané des conditions de vie offertes aux êtres humains et la nécessité impérative de changez-les.[Iv]
En 1938, André Breton rend visite à Trotsky au Mexique. Ensemble, ils ont écrit l'un des documents les plus importants de la culture révolutionnaire du XXe siècle : l'appel « Pour un art révolutionnaire indépendant », qui contient le passage célèbre suivant : « pour réalisercréation culturelle, la révolution doit, dès le début, établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contraintemouvement, pas la moindre trace de commandement ! …Les marxistes peuvent marcher ici main dans la main avec les anarchistes…”. Comme nous le savons, ce passage a été écrit par Trotsky lui-même, mais nous pouvons aussi supposer qu'il est le produit de ses longues conversations sur les rives du lac Patzcuaro.[V].
Dans les années d'après-guerre, la sympathie d'André Breton pour l'anarchisme se manifestera plus clairement. Dans Arcane 17 (1947), il se souvient de l'émotion qu'il ressentit lorsque, enfant, il découvrit dans un cimetière une tombe avec cette simple inscription : « Ni Dieu ni Maître ». Il exprime à ce propos une réflexion générale : « au-dessus de l’art, de la poésie, qu’on le veuille ou non, flotte aussi un drapeau qui est alternativement rouge et noir » – deux couleurs entre lesquelles il refuse de choisir.
D'octobre 1951 à janvier 1953, les surréalistes collaboreront régulièrement au journal Le Libertaire, organe de la Fédération Anarchiste Française, avec articles et notes. A cette époque, son principal correspondant à la Fédération était le communiste libertaire Georges Fontenis. A cette occasion, André Breton écrira le texte enflammé intitulé «La tour claire» (1952), qui rappelle les origines libertaires du surréalisme : « Là où le surréalisme se reconnaissait pour la première fois, bien avant de se définir, et où il n'était encore qu'une libre association d'individus qui rejetaient spontanément et en bloc les contraintes aspects sociaux et moraux de son époque, était dans le sombre miroir de l’anarchisme ».
Trente ans et bien des déceptions plus tard, il se proclame une fois de plus partisan de l'anarchisme – non pas celui qu'il voulait transformer en caricature, mais « ce que notre camarade Fontenis décrit comme le socialisme lui-même, c'est-à-dire cette revendication moderne de la dignité de l'homme ». homme (votre liberté ainsi que votre bien-être)'…”. Malgré la scission de 1953, André Breton ne rompt pas les liens avec les libertaires, continuant de collaborer à certaines de leurs initiatives.[Vi]
Cependant, cet intérêt pour le socialisme libertaire n’a pas conduit les surréalistes à nier leur sympathie pour la Révolution d’Octobre et les idées de Léon Trotsky. Dans un discours du 19 novembre 1957, André Breton insiste et souscrit : « Contre vents et marées, je suis de ceux qui retrouvent encore, dans le souvenir de la Révolution d'Octobre, une bonne partie de cet élan inconditionnel qui m'y a conduit. quand j’étais jeune et qui impliquait un abandon total de soi-même.
Saluant le regard de Trotsky, tel qu'il apparaît en uniforme de l'Armée rouge sur une photographie ancienne de 1917, il proclame : « Un tel regard et la lumière qui en émane, rien ne peut l'éteindre, tout comme Thermidor ne pouvait altérer les traits de Saint-Just. ». Enfin, en 1962, dans un hommage à Natalia Sedova, qui venait de mourir, il appelait au jour où « non seulement justice serait rendue à Trotsky, mais où pleine force et portée seraient données aux idées pour lesquelles il a donné sa vie ». ».[Vii]
Le surréalisme est peut-être ce point de fuite idéal, ce lieu suprême de pensée où se rencontrent la trajectoire libertaire et celle du marxisme révolutionnaire. Mais il ne faut pas oublier que le surréalisme contient ce qu’Ernst Bloch appelait « un surplus utopique », un surplus de lumière noire qui échappe aux limites de tout mouvement social ou politique, aussi révolutionnaire soit-il. Cette lumière émane du noyau irréductible de la nuit de l'esprit surréaliste, de sa recherche obstinée de l'or du temps, de sa plongée désespérée dans les abysses du rêve et du merveilleux.
En 1969, des personnalités éminentes du surréalisme parisien, comme Jean Schuster, Gérard Legrand et José Pierre, décident qu'en raison du décès d'André Breton en 1966, il serait préférable de dissoudre le Groupe surréaliste. Le 4 octobre 1969, Schuster publie dans le quotidien Le Monde un texte intitulé La quatrième chanson, qui annonçait solennellement la fin du mouvement surréaliste en tant qu'activité collective organisée : « nous renonçons à la parole pour sauver l'idée ».
Cependant, cette conclusion a été rejetée par de nombreux autres surréalistes. Vincent Bounoure prend l'initiative de répondre à Schuster et ses amis, en octobre 1969, dans un texte intitulé «Rien ou quoi», qui proposait la suite de l'aventure surréaliste. Plusieurs surréalistes de Paris et de Prague le rejoignent et à partir de 1970 les activités collectives reprennent.[Viii]
Malheureusement, la plupart des études académiques et conventionnelles sur le surréalisme supposent que le groupe s'est « dissous » en 1969. Il est très étrange que cette attitude persiste malgré la présence très visible du mouvement surréaliste à Paris après 1970. Pour la plupart. Selon les historiens de l'art, le surréalisme n'était qu'un une des innombrables « avant-gardes artistiques », comme le cubisme ou le futurisme, qui ont eu une vie très courte.
Vincent Bounoure (1928-1996) fut celui qui inspira la nouvelle période d'activité surréaliste et resta une figure inspirante jusqu'à son dernier jour. Poète doué et brillant essayiste, il était, comme sa compagne Micheline, fasciné par l'art océanique de Nouvelle-Guinée, sur lequel il écrivit plusieurs essais.
Une autre figure marquante du groupe après 1969 est Michel Zimbacca (1924-2021), poète, peintre, cinéaste et personnage captivant. Son documentaire sur les « arts sauvages », L'invention du monde (1952), est considéré comme l'un des rares films véritablement surréalistes ; Benjamin Péret a écrit le texte mytho-poétique qui commente les images. Le groupe surréaliste se réunissait souvent dans l'appartement qu'il partageait avec sa compagne Anny Bonnin. Bounoure et Zimbacca constituent le lien vivant entre le mouvement surréaliste d'après 1969 et le groupe fondé par André Breton en 1924.
Dans les années 1970-1976, les surréalistes parisiens qui ne baissent pas les bras se réunissent – en contact étroit avec leurs amis pragois – autour d'une modeste revue, le Bulletin Liaison Surréaliste (BLS). La bulletin contient un débat sur « surréalisme et révolution » avec Herbert Marcuse. Parmi bien d’autres pépites, un article de l’anthropologue Renaud en soutien aux Indiens des États-Unis rassemblés à Standing Rock, en juillet 1974.
Dans le dernier numéro de BLS, en avril 1976, une déclaration collective est publiée en soutien au jeune cinéaste surréaliste brésilien, Paulo Paranaguá, et à sa compagne, Maria Regina Pilla, arrêtés en Argentine et accusés de « propagande subversive ». Initié par les surréalistes, l'appel a été publié par Maurice Nadeau dans La Quinzaine Littéraire et également signé par des intellectuels français de renom, tels que Deleuze, Mandiargues, Foucault et Leiris.[Ix]
Les surréalistes parisiens entretenaient des relations étroites avec le groupe de Prague, qui vivait de manière semi-clandestine sous le régime stalinien imposé à la Tchécoslovaquie après l'invasion soviétique de 1968. Ils pouvaient se réunir de manière informelle dans des maisons privées, mais leur magazine. analogique était interdite et ils n'étaient pas autorisés à exposer leurs œuvres ou leurs films. En 1976, à l'initiative de Vincent Bounoure, les surréalistes de Paris et de Prague publient en France (Edições Payot) un recueil d'essais, La civilisation surréaliste.[X]
En 1987, les surréalistes publient une réponse au philosophe Jürgen Habermas. L'illustre philosophe rationaliste avait critiqué une prétendue tentative des surréalistes de « forcer une réconciliation entre l'art et la vie ». Dans leur réponse, les surréalistes soulignent que leur objectif n’est pas de « réconcilier » quoi que ce soit, mais de changer la vie en surmontant dialectiquement l’opposition traditionnelle entre rêve et réalité. Habermas considérait que la révolte surréaliste contre l'institutionnalisation de l'art avait échoué ; Dans leur réponse, les surréalistes ont affirmé que la rébellion surréaliste n'est pas seulement contre la condition institutionnelle de l'art, mais contre toutes les institutions dominantes de notre civilisation. Par ailleurs, « tant que quelques penseurs obstinés refuseront de se soumettre à toute la puissance de la raison instrumentale, il sera trop tôt pour parler de l’échec de la révolte surréaliste ».[xi]
Le groupe surréaliste a toujours été très politique, depuis 1924. Après 1969, cela a continué à être vrai, mais cela ne signifiait pas qu'il s'agissait d'adhérer aux organisations politiques existantes. Certains membres participent à des organisations trotskystes (Ligue communiste révolutionnaire, section française de la Quatrième Internationale), d'autres à la Fédération anarchiste ou à la CNT anarcho-syndicaliste. Mais la plupart des surréalistes parisiens n’appartenaient à aucune organisation ; l'esprit commun était anti-autoritaire et révolutionnaire, avec une tendance libertaire dominante. C'est cet esprit qui a inspiré leurs activités communes et leurs déclarations publiées au cours de ces années.
Beaucoup de ces déclarations concernent des mouvements de lutte indigènes, que ce soit au Mexique, aux États-Unis ou ailleurs. Ceci est certainement lié à la tradition anti-autoritaire et anticolonialiste du mouvement et à son rejet de la civilisation occidentale moderne.
Mais cette empathie et ce grand intérêt pour les « arts sauvages » sont aussi l’expression d’un état d’esprit romantique/révolutionnaire/anticapitaliste : les surréalistes croyaient – comme le premier romantique, Jean-Jacques Rousseau, qui vantait la liberté des Caraïbes – que dans ces cultures « sauvages » – les surréalistes n’aimaient pas le mot « primitif » – on pouvait trouver des valeurs humaines et des modes de vie qui étaient, à bien des égards, supérieurs à la civilisation impérialiste occidentale. Les légendes, mythes et objets rituels de ces « sauvages » étaient très appréciés, non seulement par Vincent Bounoure et Michel Zimbacca, mais par l’ensemble du groupe surréaliste.
Dans l'1991 Bulletin surréaliste international no. 1 a été publié à Stockholm, avec la réponse de groupes de Paris, Prague, Stockholm, Chicago, Madrid et Buenos Aires à une enquête sur la tâche actuelle du surréalisme. Le groupe parisien insistait dans son texte sur le fait que « le surréalisme n'est pas un ensemble de recettes esthétiques ou ludiques, mais un principe permanent de refus et de négativité, nourri des sources magiques du désir, de la révolte et de la poésie (…). Ni Dieu ni maître : plus que jamais cette vieille devise révolutionnaire nous semble pertinente. Elle est inscrite en lettres de feu sur les portes qui mènent, au-delà de la civilisation industrielle, à l’action surréaliste, dont l’objectif est le réenchantement (et la réérotisation) du monde.
Pour protester contre les célébrations pompeuses du cinquième centenaire de la « découverte des Amériques » (1992), les surréalistes ont publié le Bulletin Surréaliste International no. 2 en 1992, avec une déclaration commune signée par des groupes surréalistes d'Australie, de Buenos Aires, du Danemark, de Grande-Bretagne, de Madrid, de Paris, des Pays-Bas, de Prague, de São Paulo, de Stockholm et des États-Unis. Inspiré d'un essai écrit par notre amie argentine Silvia Grenier, ce document célèbre l'affinité élective du surréalisme avec les peuples indigènes, contre la civilisation occidentale qui les a opprimés et a tenté de détruire leurs cultures : « dans la lutte contre ce totalitarisme étouffant, le surréalisme est – et il a toujours été – le compagnon et le complice des peuples indigènes ».
O bulletin a été publié en trois langues – anglais, français et espagnol – par les surréalistes de Chicago, qui ont fourni en couverture un collage de Franklin et Penelope Rosemont représentant Colomb dans le rôle du Père Ubu d'Alfred Jarry.[xii]
Le Musée d'Art Moderne de Paris (« Centre Georges Pompidou ») a ouvert au printemps 2002 une grande exposition d'art surréaliste, intitulée « Révolution surréaliste ». L'exposition n'avait en effet aucune signification « révolutionnaire » et tentait de présenter le surréalisme comme une expérience purement « artistique », utilisant de « nouvelles techniques ». A l'entrée du musée, les visiteurs pouvaient se procurer gratuitement un dépliant de quatre pages expliquant que « le mouvement surréaliste voulait participer activement à l'organisation de la société » et qu'il avait eu une grande influence sur elle, notamment en raison de son impact. sur « la publicité et les clips vidéo »…
Mal à l'aise avec cet amalgame conformiste, Guy Girard propose au groupe surréaliste de préparer un tract alternatif, dans le même format de quatre pages, avec des lettres similaires, mais avec un contenu totalement différent : le surréalisme est décrit comme un mouvement révolutionnaire dont l'aspiration à la liberté et à la liberté l'imagination subversive vise à « éliminer la domination capitaliste » ; le dépliant est illustré d'images de femmes artistes – comme Toyen ou Leonora Carrington – pratiquement absentes de l'exposition, et d'une photographie historique de 1927 : « notre collaborateur Benjamin Péret insultant un prêtre »…
Les membres du groupe ont ensuite soigneusement placé une pile de dépliants surréalistes au-dessus du dépliant « officiel » pour que les visiteurs puissent les récupérer. Ce qui est curieux, c'est que les commissaires de l'exposition, mis au défi par le pamphlet surréaliste, ont retiré leur propre pièce futile et l'ont remplacée par une nouvelle, qui tentait de prendre en compte le fait que le surréalisme était un mouvement subversif anti-autoritaire qui dénonçait « la famille ». , l’Église, la Patrie, l’Armée et le Colonialisme »…[xiii].
Les différents pamphlets et déclarations du groupe ont été publiés dans le livre Insoumission Poétique. Tracts, Affiches et déclarations du groupe parisien du mouvement surréaliste 1970 – 2010 (Paris, Le Temps des Cerises, 2010). Guy Girard a édité le livre, compilé le matériel et les illustrations et rédigé une brève introduction à chaque texte ; MD Massoni a rédigé une brève introduction historique. Le livre a été partiellement traduit en russe et en portugais [Pour une insubordination poétique : pamphlets et déclarations du mouvement surréaliste 1970 – 2022. São Paulo, éditions sous-influence, 2022].
Entre 2019 et 2022, trois numéros d'un nouveau magazine parisien ont été lancés : Alchéringa. Le surréalisme aujourd'hui. "Alchéringa» est un mot issu d'une langue aborigène australienne, qui signifie « Le temps des rêves », évoqué par André Breton dans son essai Première principale[Xiv]. Dans l'éditorial du premier numéro, Guy Girard rappelle l'opposition surréaliste à la civilisation capitaliste, à toutes les religions, au pouvoir de l'État, au patriarcat et à « une pensée qui, partagée entre délire irrationnel et rationalité instrumentale superficielle, a toujours combattu ». contre l’imagination créatrice. Et dans un essai du troisième numéro, Sylwia Chrostowska définit le surréalisme comme un « art du rêve » contre la positivité qui nous étouffe, un art qui inclut non seulement les rêves nocturnes mais aussi les rêves utopiques.[xv]
Quelles que soient ses limites et ses difficultés, le mouvement surréaliste parisien a entretenu, au cours des cinquante dernières années, la flamme rouge et noire de la rébellion, le rêve anti-autoritaire de liberté radicale, l'insubordination poétique aux pouvoirs établis et la volonté obstinée de réenchanter le monde.
*Michae Lowy est directeur de recherche en sociologie à Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur, entre autres livres, de Franz Kafka, rêveur insoumis (Cem Cabeças Éditeur) [https://amzn.to/3VkOlO1]
Traduction: Fernando Lima das Neves.
notes
[I] A. Breton, Position politique du surréalisme, Paris, Dénoel, 1972, pp. 128-129.
[Ii] Voir Maurice Nadeau, Documents surréalistes, Paris, Éditions du Seuil, p. 298.
[Iii] W.Benjamin, «Le surréalisme, réalisation instantanée de l'intelligence européenne", Mythe et violence, Paris, Maurice Nadeau, 1970, pp. 299-301.
[Iv] "Du temps que les surréalistes avaient raison», dans M. Nadeau, Documents Surréalistes, p.309.
[V] La documentation sur cette « rencontre entre le Lion et l'Aigle » a été rassemblée par Arturo Schwarz dans son petit livre Breton/Trotski, Paris, 10/18 1977. On peut aussi utilement lire les textes de Marguerite Bonnet et de Gérard Roche dans Cahiers Léon Trotsky, n. 25 mars 1986 (numéro « Trotsky et les écrivains français »).
[Vi] A. Breton, «Visite de La Claire", La clé des champs, Paris, 10/18, 1967, p. 424. Sur cet épisode, voir les deux pamphlets notables publiés sous le titre «Surréalisme et anarchisme» par l'Atelier de Création Libertaire de Lyon, en 1992 et 1994.
[Vii] Ces deux textes se trouvent dans A. Schwarz, Breton/Trotski, pages 194, 200.
[Viii] Vincent Bounouré, «Rien ou quoi» ? (1969) dans Moments du Surréalisme, Paris, L'Harmattan, 1999.
[Ix] BLS, n. 10 avril 1976, p. 25. Le couple n'a été libéré qu'en janvier 1977. C'est en 1975, lors de la campagne de libération des Brésiliens, que j'ai rencontré Vincent Bounoure pour lui demander de nous aider. Nous sommes devenus amis et il m'a invité au Café dos Surrealistas.
[X] Vincent Bounoure (org.), La Civilisation Surréaliste, Paris, Editions Payot, 1976. J'ai publié une critique de ce livre dans l'hebdomadaire (trotskiste) Rouge en juin 1976 : « ce livre manifeste toute la diversité, la richesse et l'inspiration libertaire du message surréaliste. C’est avant tout une protestation passionnée, une déclaration de « déviation absolue » (une expression de Fourier souvent citée par Breton) de la civilisation capitaliste-industrielle et de sa vision du monde mercantile, rationaliste-positiviste.
[xi] Je suis l'auteur de cette déclaration, signée par les surréalistes de Paris, Prague et Buenos Aires, et publiée dans la revue Praxis Internationale, Londres, janvier 1987, sous le titre «Oiseau Hermétique ».
[xii] "1492-1992. Tant de voyeurs arrêtent de se remplacer par des voyants", dans Insoumission Poétique, Tracts, affiches et déclarations du groupe parisien du mouvement surréaliste 1970-2010, présenté par Guy Girard, Paris, Le Temps des Cerises, 2011, p. 66. J'ai rencontré Silvia Grénier, la principale animatrice du groupe surréaliste de Buenos Aires, lors d'une visite en Argentine vers 1985. Nous sommes devenus amis et j'ai beaucoup apprécié Terre Adentro, un essai contre le colonialisme occidental qu'elle avait écrit. J'ai proposé aux surréalistes internationaux de l'utiliser comme base de notre déclaration et j'en ai rédigé une version plus courte, qui a été adoptée.
[xiii] J'ai publié un article dans le principal journal français : «Le Monde», en avril 1999, qui raconte cette histoire : «La révolution révolutionnaire est soluble au cœur des musées« ?.
[Xiv] A. Breton, «Première principale"(1962), Perspective Cavalière, Paris, Gallimard, 1970, p. 225
[xv] Sylwia Chrostowska, "Ni Commencement, ni Commandement, Juste un Rêve", Alchéringa 3, 2022, p. 2-5.
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