Par SAMO TOMŠIC*
Conjuguer marxisme et psychanalyse consiste à reconnaître que la critique de l'économie politique passe toujours par une critique de l'économie libidinale et inversement.
La fragile alliance entre marxisme et psychanalyse
Au cours de la dernière décennie, les développements du capitalisme provoqués par la crise ont suscité un regain d'intérêt pour les intersections théoriques et politiques entre le marxisme et la psychanalyse. La valeur politique de la psychanalyse reste liée au fait que Freud a significativement resignifié le problème de l'aliénation avec sa théorie de l'inconscient. En outre, il a élaboré une conception complexe dénaturalisée de la sexualité et a fourni des informations complètes sur l'entrelacement du pouvoir et du plaisir.
Le fil conducteur de plusieurs tentatives historiques et contemporaines d'allier marxisme et psychanalyse consiste donc dans la reconnaissance que la critique de l'économie politique requiert toujours une critique de l'économie libidinale et inversement. Cependant, l'interaction entre le marxisme et la psychanalyse a toujours été marquée par la méfiance mutuelle, la critique et la distanciation. Bien sûr, travailler dans son alliance n'implique pas que la méthode thérapeutique de Freud, ses cadres conceptuels et ses objectifs cliniques soient entièrement en phase avec les perspectives de la politique émancipatrice.
Pourtant, il y a des leçons importantes à tirer de la notion d'inconscient et d'autres concepts freudiens fondamentaux qui remettent en question ou critiquent les conceptions modernes de la subjectivité en termes de conscience, d'autonomie, d'intentionnalité et de liberté. Une autre perspective politique découle de l'accent mis par Freud sur la genèse sociale de la « maladie mentale », son exposition de l'impact traumatique des impératifs structurels et des processus sociaux. Dans ses écrits sur la culture, Freud reconnaissait ouvertement dans l'exploitation, la guerre et la crise trois caractéristiques essentielles du capitalisme, dont une étiologie traumatique de la névrose doit tenir compte.
Encore une fois, cette seule reconnaissance ne fait pas de Freud un penseur de l'émancipation, mais son nom et son œuvre sont le lieu d'un conflit philosophique, épistémologique et politique, terrain que la gauche devrait s'efforcer de revendiquer plutôt que de s'en débarrasser. penseur. Le paradigme freudien de l'appropriation émancipatrice reste l'œuvre de Juliet Mitchell (2000). Une discussion plus large de la place de la psychanalyse dans l'histoire du féminisme peut être trouvée dans Campbell (2016 : 233-52).
La méthode analytique de Freud a été suspectée d'être une thérapie de classe et ses théories un reflet de l'idéologie bourgeoise (selon cette critique clichée, le complexe d'Œdipe décrit à plusieurs reprises la pathologie de la famille bourgeoise, le rôle central du père exprime les tendances des patriarches de Freud, etc. .).
Le rejet occasionnel du marxisme par Freud, ainsi que son insistance sur le fait que la psychanalyse ne promeut ni ne constitue une vision du monde politique, semblent être piégés dans des clichés et des superficialités. Sa polémique visait à contrer la politisation de la psychanalyse qui s'est produite dans les travaux des premiers freudo-marxistes, tels que Wilhelm Reich, Otto Fenichel et Otto Gross. Ces auteurs, on le sait, ont opté pour une alliance entre la psychanalyse et le matérialisme dialectique.[I]
Au-delà de la question des visions du monde politiques, le freudo-marxisme a contourné une ambiguïté importante dans la manière dont Freud concevait le lien entre les forces libidinales (pulsions) et les structures sociales (culture). Pour Freud, la pulsion était, en dernière analyse, un phénomène limitant, ni « psychologique » (culturel) ni « physiologique » (naturel). Cela impliquait que la pulsion était distincte de l'instinct,[Ii] une force naturelle présumée, à laquelle la culture imposerait des vicissitudes contraignantes (triebschicksale) – destinations, dans lesquelles la pulsion ne pouvait obtenir qu'une satisfaction médiate, partielle ou substitutive. Dans leur conviction que les forces libidinales humaines doivent être libérées, les premiers freudo-marxistes ont restreint l'éventail plus large des vues de Freud.
Plus important encore, pour Freud, il n'y a pas d'impulsion naturelle non corrompue en dehors de leurs destinées culturelles ; la pulsion est une force qui exige une satisfaction médiatisée. Les forces libidinales humaines ne connaissant pas d'état naturel non corrompu, la tâche clinique de la psychanalyse ne peut consister dans leur libération, mais dans la transformation de la destination problématique de la pulsion. Ici, Freud se démarque fortement du freudo-marxisme.
Le renouvellement freudien-marxiste de l'opposition entre pulsions et culture conduit ses représentants à un malentendu sur la notion de « refoulement » (déplacement). Ce mécanisme mental désigne chez Freud la destination la plus courante de la pulsion, ainsi que sa satisfaction à travers contours et déviations, alors que, chez des penseurs comme Reich, il en est venu à signifier exclusivement « oppression ».[Iii] De plus, dans le contexte freudien, la pulsion représente une force conservatrice censée expliquer la résistance subjective et sociale compulsive contre le changement du mode de jouissance dominant.[Iv] Du point de vue freudien, la jouissance ne peut donc pas être un facteur politique subversif ; plus que tout, c'est une façon essentielle de travailler pour le système.
Contrairement à « l'aile marxiste » de la première communauté psychanalytique, la vision de l'École de Francfort sur les implications politiques de la psychanalyse semble plus attachée à la lettre du freudisme classique et de ses développements spéculatifs, comme la pulsion de mort. Theodor W. Adorno a écrit : « Pour la psychanalyse, rien n'est vrai sauf les exagérations » (Adorno, 2005 : 29). En fait, c'est en élargissant le sens des courts-circuits, des erreurs et des perturbations apparemment mineures et insignifiantes de la pensée consciente que Freud a fini par développer une théorie inédite de la subjectivité humaine et de la condition culturelle de l'être humain.
Herbert Marcuse est sans doute celui qui a poussé le plus loin l'engagement de la théorie critique avec la psychanalyse freudienne. Dans un premier temps, sa tentative de combiner Freud avec le marxisme a été critiquée par Michel Foucault (1976), c'est-à-dire qu'il est tombé dans «l'hypothèse répressive». C'est la conviction précitée que les mécanismes culturels en général et le capitalisme en particulier privent les forces libidinales de satisfaction directe.
Un examen plus approfondi des vues de Marcuse sur les relations entre la libido et les structures sociales montre cependant que sa position est plus ambiguë. Au centre de sa critique se trouve le lien entre plaisir et exploitation, qu'il examine à travers le passage de l'ancien régime de répression à la spécificité de la répression dans le capitalisme industriel avancé et sa société de consommation « unidimensionnelle ». L'économie libidinale au sein du système s'organise désormais autour du mécanisme de la « désublimation répressive » (Marcuse, 1991 : 56-83).[V]
Du point de vue psychanalytique, le capitalisme apparaît en effet comme une culture de la jouissance imposée. Et les développements de Marcuse pointent déjà le lien entre la jouissance compulsive et l'extraction de plus-value ou encore la conversion de la jouissance en plus-value. Ce dernier représenterait alors la jouissance systémique quantifiée propre à l'organisation capitaliste de l'économie sociale et libidinale. C'est aussi ici qu'intervient la contribution lacanienne au renouveau du freudo-marxisme.
Si Freud lui-même était au centre des discussions freudo-marxistes, les débats contemporains sur le sens politique de la psychanalyse se focalisent largement sur Lacan. Voilà, son œuvre de maturité mêlait Marx et Freud à travers une lecture épistémologique et philosophique qui pointait l'existence d'une homologie entre les deux acquis théoriques. Voici, un problème structurel est partagé par eux; et elle recoupe la critique de l'économie politique et de la psychanalyse.[Vi]
De même que pour Marx « les individus sont… des personnifications de catégories économiques, porteuses de rapports de classes et d'intérêts particuliers » (Marx, 1990 : 92), pour Lacan, ils sont des personnifications de catégories symboliques et de relations discursives ; leurs corps souffrants sont le terrain, où l'autonomie et la causalité de l'ordre symbolique, y compris l'ordre économique, se manifestent comme perturbation et action compulsive.
Le travailleur inconscient - La théorie freudienne du travail de l'inconscient
En paraphrasant la notion de « pouvoir-savoir » de Foucault, on peut dire que la psychanalyse, dès le début, tournait autour du lien « pouvoir-jouissance ». Si les premiers commentaires de Freud sur la condition culturelle se situent encore sur fond d'opposition entre nature et culture, il se rend vite compte que relations de pouvoir et liens libidinaux forment un continuum.[Vii] Comme Lacan le remarquait parfois « le seul discours est… le discours de la jouissance » (Lacan, 2006b : 78).
En d'autres termes, la production de jouissance ne peut être éliminée d'aucun système symbolique, acte de parole ou lien social. L'abolition de ce surplus problématique exigerait finalement la dissolution complète du langage. Pour cette raison, la psychanalyse ne peut pas non plus souscrire à des idéaux politiques tels que la « libération de la sexualité » ou « l'abolition de l'aliénation », qui sont souvent associés à des versions popularisées du freudo-marxisme (à juste titre avec Reich, moins avec Marcuse).
Le capitalisme lui-même semble avoir introduit sa propre version d'une telle libération à travers la marchandisation universelle. Ainsi, pour reprendre le cadrage du problème de Marcuse et Lacan, il a créé son propre régime de désublimation répressive et de jouissance imposée. Inutile de dire que cette évolution n'a pas eu de conséquences désaliénantes ou libératrices pour le sujet. Peut-être, d'autre part, a-t-elle démontré qu'il y a incompatibilité entre jouissance et émancipation.
L'étiologie des névroses de Freud rappelle que l'ordre socio-économique joue un rôle important dans la genèse des « maladies mentales ». Dans des écrits comme Au-delà des bases du plaisir (1920) et A. la civilisation et ses mécontentements (1930), Freud insiste ouvertement sur le fait que la prolifération des névroses traumatiques est un dommage collatéral inévitable du capitalisme. D'une part, il y a le lien étiologique évident entre la névrose traumatique et deux aspects cruciaux du capitalisme, la guerre et la crise ; d'autre part, il y a un autre aspect, et celui-ci concerne le problème lié à l'organisation capitaliste du travail et de la jouissance ; elles s'articulent autour de l'insatiable impératif systémique de la production de plus-value et autour de l'injonction du surmoi à la jouissance.[Viii]
Vue sous cet angle, la subjectivité traumatisée ou abîmée représente en réalité un « symptôme social ».[Ix] Bien sûr, il serait faux de voir dans les névroses une création du capitalisme (Freud n'en est pas venu à cette conclusion). Mais le développement économique et technologique semble renforcer plutôt que réduire les traumatismes culturels.
se souvenir du comprendre version grotesque du « Dieu prothétique » que Freud introduit dans sa discussion sur le malaise de la culture moderne.[X] Contrairement à l'homme économique du libéralisme et du néolibéralisme, la psychanalyse accentue la faiblesse du sujet humain, dont les organes artificiels masquent à peine sa nature incomplète et aliénée.
Lacan est allé plus loin dans cette direction critique, rappelant que le point ultime de l'aliénation reste ancré dans le caractère abstrait et pratiquement infini du travail : « il est donc vrai que le travail (du rêve, entre autres) s'affranchit de la pensée calculatrice et même jugement. Il sait ce qu'il doit faire. C'est ainsi qu'on peut le définir : il suppose un « sujet » qui Le travailleur» (Lacan, 2001 : 551). Lacan évoque ici le controversé conservateur allemand Ernst Jünger et son livre de 1932, le travailleur, mais elle vise aussi Marx et son « ouvrier idéal, transformé en fleur de l'économie capitaliste » (Lacan, 1990 : 14).
La psychanalyse est ainsi confrontée au problème du travail abstrait, catégorie économique que Lacan associe explicitement à la description freudienne du travail inconscient dans L'interprétation des rêves (1900). En tant qu'être structurel, c'est-à-dire en tant que personnification d'une abstraction économique, le travailleur ne pense pas, ne juge pas et ne calcule pas : en d'autres termes, le travail abstrait renvoie à la pensée inconsciente. Bien que le « travailleur idéal » n'existe pas, Lacan explique le mode d'existence problématique du prolétaire, corps ouvrier rongé par les abstractions économiques et les impératifs systémiques : « il n'y a qu'un symptôme social, chaque individu est réellement un prolétaire » (Lacan, 2011 : 18).
Le prolétaire se réfère au sujet de l'inconscient, ou, pour être plus précis, au sujet de l'inconscient capitaliste, puisque Freud et Lacan ne postulent pas l'existence d'un inconscient transhistorique ou transculturel (contrairement à Carl Gustav Jung). Du point de vue de Lacan, la figure du prolétariat chez Marx et la figure du névrosé chez Freud semblent partager un destin commun. Et ils le font en travaillant de manière compulsive, à la fois physiquement et mentalement, pour satisfaire un système symbolique d'exploitation qui consomme toute leur existence.
Selon Marx, l'organisation capitaliste du travail social autour de la « production pour la production » (Marx, 1990 : 742) et son impératif de valorisation constante confrontent le sujet travailleur à une tâche quasi infinie et à une demande véritablement insatiable. Le conditionnement mutuel de la production pour la production et du travail abstrait – on pourrait dire du travail pour le travail – impose au sujet travailleur une action compulsive des plus problématiques, qui conduit à l'épuisement. Dans son analyse de la production, Marx a en effet rencontré un « parasitisme de l'infini sur le fini » (Milner, 1995 : 67).[xi] Chez Freud, il s'agit d'une problématique homologique, mais pour apprécier la portée de cette homologie, il faut donner tout son poids à la notion de Travailler (travail, labeur).
Ce dernier est en fait un concept sous-estimé chez Freud, éclipsé par des concepts fondamentaux plus évidents tels que l'inconscient, la pulsion ou le plaisir. Cependant, en adoptant la notion de travail, Freud assume une double thèse philosophique, qui résonne bien avec le terme de Marx. D'abord, l'équation de la pensée et du travail : en L'interprétation des rêves et dans d'autres œuvres fondatrices, les opérations intellectuelles telles que condenser et déplacer ou visualiser la matière de la pensée sont qualifiées de travail productif. Le but de ces processus est de produire du plaisir pour le plaisir. Cela implique qu'à un certain niveau, la pensée ne poursuit plus les idéaux intellectuels formulés par la philosophie à travers l'histoire (cognition, production de savoir, dévoilement de la vérité, etc.). Penser implique une activité qui ne sert à rien :
Nos activités mentales poursuivent un but utile ou un gain direct de plaisir. Dans le premier cas, il s'agit de jugements intellectuels, de préparations à l'action ou à la transmission d'informations à d'autres personnes. Dans ce deuxième cas, nous qualifions ces activités de jeu ou de fantaisie. Ce qui est utile n'est en soi – on le sait – qu'un chemin tortueux vers une satisfaction agréable. (Freud, 2001 : 127)[xii]
L'objectif psychanalytique n'est pas de délimiter les activités intellectuelles utiles des fantasmes inutiles, mais de montrer les larges conséquences de leur imbrication ou brouillage, la mobilisation de la pensée - c'est-à-dire du travail mental - et, plus généralement, du discours pour produire plus de plaisir. . Cette production est immanente à tout processus de pensée, ou, comme en est venu à dire Lacan, la pensée é jouissance. Les deux aspects de la pensée que Freud mentionne dans la citation ci-dessus sont aussi inséparables et, en même temps, aussi distincts que la valeur d'usage et la valeur d'échange des marchandises. La principale contribution critique de la psychanalyse à la critique de l'économie politique peut ainsi se réduire à la reconnaissance du lien entre pensée, jouissance et travail, appuyée par la reconnaissance de son caractère compulsif.
Une question plus générale émerge ici : que penser du fait que Freud ait utilisé à plusieurs reprises des métaphores et un vocabulaire économique pour expliquer l'inconscient et la sexualité – alors que les traits de l'économie libidinale deviennent difficiles à distinguer des traits de l'économie capitaliste ? Freud a découvert un problème crucial dans la production du plus-de-jouir, qui est directement lié à ce qu'en allemand on appelle Verausgabung, consommation au sens économique et épuisement au sens psychologique. Plus les activités mentales sont canalisées à travers la demande instinctive de plus de plaisir, plus l'appareil mental du sujet a besoin de soutenir le processus laborieux qui est pensé comme tel.
La centralité du travail dans le travail théorique et clinique de Freud attire l'attention sur quelque chose comme l'exploration libidinale, qui se manifeste comme consommation et épuisement de la subjectivité. En d'autres termes, Freud relie directement la production de plus-de-jouir à l'exploitation du travail. Si nous reconnaissons dans le vocabulaire économique de Freud plus qu'une simple rhétorique ou métaphore, il est logique de conclure que son travail propose une théorie du travail de la jouissance. Le freudo-marxisme et Lacan supposent que la prolifération des termes économiques dans l'œuvre de Freud n'est pas une coïncidence et que le vocabulaire économique de Freud doit être interprété à travers Marx.
La thèse selon laquelle le travail et la jouissance inconscients forment les deux faces d'un même processus productif dans la vie mentale va à l'encontre de la conception « homéostatique » du plaisir qui a prévalu dans l'histoire de la philosophie européenne depuis Aristote. À l'éthique à Nicomaque,[xiii]Aristote a assimilé le plaisir à l'état de repos, dans lequel vraisemblablement aucune excitation corporelle ou mentale n'a lieu. Ainsi, il conçoit un état d'homéostasie, vu comme un idéal, auquel les êtres humains doivent aspirer et mener leurs actions.
Aristote décrit le moteur divin immobile comme l'exemple ultime d'un état si agréable qu'il ne ressent aucun besoin ou demande de satisfaction. Le plaisir humain est également susceptible de tendre vers cette homéostasie idéale, lorsque les humains agissent en conséquence. Dans le scénario éthique d'Aristote, le plaisir est compris comme une affection qui accompagne la satisfaction des besoins et signale le renouvellement de l'homéostasie, la diminution de la tension provoquée par la manifestation d'un besoin physiologique ou d'une demande symbolique. La question du plus-de-jouir et le caractère compulsif du travail inconscient n'ont clairement pas leur place dans ce scénario.
Freud s'est concentré sur deux tendances de l'appareil mental, le désir et la pulsion, qui contredisent directement l'hypothèse aristotélicienne de juste mesure et qui expliquent la tension constante dans l'appareil mental, le processus ininterrompu du travail inconscient et l'effort des activités mentales pour la production - non simplement de plaisir, mais de plaisir accru. Le mouvement du désir est soutenu par la métonymie du manque ; chaque objet atteint est une déception et un échec et ne peut pas remplir la tâche de réaliser le désir.
Le mouvement pulsionnel, au contraire, est soutenu par la métaphore du surplus ; ici une fixation d'objet est en jeu, l'objet de satisfaction est trouvé et la pulsion ne s'en lasse pas, exigeant toujours plus, mais d'une manière totalement différente du désir. Pour le désir, tout objet vient avec un manque, qui oriente le désir vers un autre objet, alors que pour la pulsion il n'y a qu'un seul objet en surplus, qui représente la matérialisation ultime de la jouissance. Désir et impulsion démontrent chacun à leur manière l'impossibilité et le statut fictif de l'homéostasie idéale ; et, d'ailleurs, contrairement à la juste mesure aristotélicienne, chacun d'eux esquisse deux scénarios, qui démontrent la démesure du plaisir.
*Samo Tomsic est chercheur au laboratoire interdisciplinaire Bild Wissen Gestaltung de l'Université Humboldt de Berlinn. Auteur, entre autres livres, L'inconscient du capitalisme : Marx et Lacan (Verset).
Traduction: Éleutério Prado.
notes
[I] Le récit le plus récent des (dés)alliances historiques entre la psychanalyse et le marxisme se trouve dans Pavon Cuellar (2017). La critique freudienne du marxisme apparaît dans le dernier chapitre de ses Nouvelles leçons d'introduction à la psychanalyse (Freud, 2001, vol. 22 : 176-182). Voir aussi Dollar (2008 : 15-29).
[Ii] La traduction anglaise du terme Trieb en allemand contient cette idée fausse. Ainsi, il entretient l'impression que la doctrine freudienne de la pulsion était naturaliste et biologique. Freud lui-même a souvent eu recours à des métaphores biologiques pour fournir une « base scientifique » à sa notion centrale. Pour autant, il n'a jamais abandonné l'idée que la pulsion représente un phénomène frontière entre le physiologique et le psychologique.
[Iii] Pour Freud, le refoulement contient un dédoublement interne, qui le distingue de la simple oppression : « c'est une erreur de ne mettre l'accent que sur la répulsion, qui s'opère à partir de la direction du conscient sur ce qui doit être refoulé ; tout aussi importante est l'attraction qu'exerce le refoulé originel sur tout ce avec quoi il peut établir un lien » (Freud, 2001, vol. 14 : 79). Alors que l'oppression interdit la satisfaction, la répression la constitue par ajournement, déplacement ou médiation. Lacan a poussé cette nuance jusqu'au bout en traduisant le refoulement par « renoncement à la jouissance » (Lacan, 2006c : 17-19, 109-10), un renoncement qui vise à obtenir plus de jouissance. Ainsi, pour Lacan, ce renoncement sous-tend ce qu'il appelle la « morale capitaliste ».
[Iv] La notion controversée de pulsion de mort représente l'expression maximale du caractère conservateur des pulsions. Il convient de rappeler que le phénomène qui a conduit Freud à supposer son existence était la répétition compulsive. Les premiers freudo-marxistes ont rejeté cette notion. Voir, par exemple, Reich (1932 : 303-51) et Fenichel (1985 : 361-71). Pour une présentation plus actuelle de la pulsion de mort, voir Zupancic (2017 : 94-106).
[V] L'idée de désublimation répressive de Marcuse est proche de la réduction lacanienne du surmoi à l'impératif de jouissance (Lacan, 2006a : 648-9 ; 1999 : 3).
[Vi] Un récit systématique de la relation de Lacan avec Marx peut être trouvé dans les travaux de Slavoj Žižek (1989 : 11-53 ; 2017 : 149-223) ainsi que dans ma propre tentative (Tomšic, 2015). Pour une vision lacanienne plus large du lien entre plaisir et capitalisme, voir aussi McGowan (2016).
[Vii] A cet égard, le célèbre essai de Freud "Psychologie de groupe et analyse du moi" (1921) reste représentatif de son examen critique du lien entre économie libidinale et pouvoir social. Le texte a servi de source principale pour l'analyse du fascisme par l'école de Francfort. Voir, par exemple, Adorno (2003 : 408-33). Pour un commentaire cinglant sur la relation entre l'individu et le groupe chez Freud, voir Copjec (2014).
[Viii] Ici apparaît la thèse de Lacan selon laquelle la plus-value et la plus-value sont homologues, ou que dans le capitalisme la jouissance trouve son expression socio-économique dans la plus-value. Ainsi, dit-il : « Mehrwert, c'est la Marxlust, la plus-value de Marx... c'est la plus-value comme cause du désir, dont une économie a fait son principe : celui de la production extensive et donc insatiable du manque de jouissance » (Lacan, 2001 : 435).
[Ix] Selon Lacan, la catégorie de symptôme social a été inventée par Marx ; voilà, il reconnaissait le prolétariat comme un symptôme du capitalisme (Lacan, 2006a : 194).
[X] « L'homme est devenu, pour ainsi dire, une sorte de Dieu prothétique. Quand il revêt tous ses organes auxiliaires, il est vraiment magnifique ; mais ces organes n'ont pas grandi en lui et lui causent encore parfois de nombreux problèmes » (Freud, 2001, vol. 21 : 91-2).
[xi] Pour anticiper les développements ultérieurs, pour conceptualiser ce parasitisme problématique, Marx introduit la notion de pulsion, ce qui rapproche ses développements de l'examen critique freudien des subtilités du plaisir.
[xii] Freud utilise le terme Lustgewinn, qui signifie littéralement gain de plaisir. Dans ce contexte, Lacan peut proposer la traduction « plus-de-jouir » pour tracer successivement l'homologie entre plus-de-jouir et plus-value.
[xiii] Les développements suivants renvoient notamment au livre X du Éthique à Nicomaque (Aristote, 1995 : 1852-67).