Par NICOS POULANTZAS*
Le fascisme et les autres formes de l'État bourgeois sont toutes des formes de l'État capitaliste.
Les études sur le fascisme ont longtemps été presque totalement absentes de France ; il serait trop long d'énumérer les raisons de ce fait. Cet état de choses semble changer après un certain temps, en raison de la crise ouverte dans les métropoles impérialistes et de l'émergence de nouvelles formes d'État fort, ainsi que de l'accumulation des conditions pour d'éventuels processus de fascisation.
Mais le discours sur le fascisme, en tant qu'il traite d'une crise politique, est certainement l'un de ceux qui montrent le plus clairement les positions politico-idéologiques de ses auteurs : il ne permet pas d'échappatoires. Combien de libéraux et d'humanistes respectables ont baissé leur masque devant le fascisme ! Mais l'enjeu est sérieux : le danger du fascisme en Europe est actuel. C'est pourquoi une extrême vigilance doit être exercée à l'égard de certaines études actuelles sur le fascisme, qui risquent, sous plusieurs de leurs aspects, d'avoir des effets mystificateurs et démobilisateurs.
C'est dans cet esprit que je parlerai des travaux récents de JP Faye : Langues totalitaires, une œuvre qui témoigne d'un travail immense et d'une érudition considérable, l'œuvre d'un homme « de gauche », une œuvre non marchande. Je laisserai à d'autres le soin de parler de la "méthode" et de la "théorie narrative" de Faye. Je me limiterai à voir comment la lutte des classes est placée tout au long de votre texte.
En effet, la thèse principale de Faye : "l'histoire" désigne à la fois un processus ou une action réelle et le récit de cette action (le "pouvoir de raconter des idées" a des effets sur le processus réel et l'action historique – dans des circonstances extrêmes il faut dire les « mots » : « prenons la Bastille », pour la prendre effectivement), semble, à première vue, à un marxiste, assez banal. Cet auteur a besoin de prendre grand air pour réénoncer que « les idées qui s'emparent des masses deviennent des forces matérielles », ou d'insister sur l'efficacité de l'idéologie elle-même.
Et ce n'est pas tout. L'essentiel de la question, même si l'originalité de Faye n'y est pas la seule, c'est que l'histoire est une question de mots, que les idées sont ce qui fait l'histoire, que l'histoire est le discours, lieu d'origine, qui marque le rythme du processus narratif. . Dès le début, Faye (rendons-lui justice), ne cache pas son jeu : nous sommes déjà précisés à la page 43 de son Introduction - Théorie du récit, où l'on apprend que « le simple pouvoir du reportage peut avoir certains effets » et que « l'un des premiers de ces effets est la lutte des classes ». La lutte des classes comme l'un des premiers effets du récit, pas mal !
À quoi cela mène-t-il ? Dans un texte de plus de 900 pages, il n'y a aucune allusion aux classes et à la lutte des classes, sauf dans quelques pages de l'introduction, où l'explication du fascisme par « les subventions du grand capital » est réfutée comme simpliste. . Faye nous prévient : c'est là que mènerait une explication du fascisme en termes de classe - comme si, pour faire une analyse de classe du fascisme, ou une analyse de la lutte des classes dans la crise politique qui l'a conduit, il suffisait de se centrer sur les subventions du grand capital.
Mais, pourrait-on penser, dans un texte où sont analysées les différentes composantes des discours fascistes, et où sont exposées les syntaxes formelles de ces discours, on ne saurait se limiter à la présence, dans l'ordre d'exposition, des détails des véritable lutte des classes. Je n'entre pas dans cette discussion car vous n'y êtes pas encore. En effet, le propos de Faye n'est pas d'entreprendre une analyse de ces discours pour eux-mêmes, contribuant ainsi à l'analyse d'un champ spécifique : il s'agit uniquement et simplement de faire une histoire du fascisme à partir des paroles prononcées, et d'illustrer sa thèse selon laquelle les mots font l'histoire. Ce qui donne des résultats surprenants : tout au long du texte, on est face à une histoire factuelle du nazisme la plus vulgaire possible. La description factuelle nous est constamment présentée : rien ne lui manque, ni la description détaillée du putsch en Bavière, ni les péripéties quotidiennes des différents acteurs. Description organisée, si l'on peut dire, autour des mots qui énoncent ces acteurs : les mots créent l'événement.
Un seul exemple : le chapitre sur l'impact du nazisme sur les campagnes . On y trouve une description très détaillée des diverses aventures du mouvement paysan pendant le processus de fascisation, des diverses aventures d'acteurs et de milieux nazis dans les campagnes, voyageant joyeusement du Schleswig-Holstein à la Prusse orientale et à la Bavière. Mais à aucun moment Faye ne semble touché par l'idée qu'il y a des classes sociales à la campagne, et une lutte intense entre elles, que ces classes et cette lutte prennent des formes complètement différentes en Prusse Orientale d'une part, et dans le parties de l'Allemagne qui avaient initié, et en partie réalisé, des réformes agraires pendant le processus de la révolution démocratique bourgeoise, et que l'impact du nazisme prend ensuite différentes formes.
Mais laissons de côté la prétention de l'auteur à expliquer le fascisme par les mots, pour voir les effets qui découlent de l'absence de lutte des classes dans sa propre analyse des discours fascistes. Je dirais simplement qu'à cause de cette absence, il ne saisit pas la complexité idéologique du fascisme. En effet, les discours fascistes ne s'énoncent pas dans un champ clos d'« idéologie générale », mais plutôt dans l'articulation des diverses idéologies et sous-ensembles idéologiques se référant aux classes en lutte. Oublier ici la lutte des classes, c'est se priver des moyens de situer ces diverses idéologies et être conduit à une simple description en juxtaposant les discours en question.
Un exemple : l'un des phénomènes idéologiques les plus importants du fascisme, et qui explique dans une certaine mesure son impact populaire, consiste dans la reprise, par les discours fascistes, de certains slogans ou thèmes « socialisants ». Cela est dû à la crise idéologique généralisée des formations sociales au cours du processus de fascisation, à la nature de classe complexe du fascisme et à son fonctionnement politique précis dans cette conjoncture.
Cet aspect de l'affaire n'a certainement pas échappé à Faye. Mais alors, comment procède l'auteur ? Nous avons trouvé dans son texte une juxtaposition extraordinairement confuse, acéphale, de différents discours, des nationaux-conservateurs aux nationaux-bolcheviks et à l'aile gauche des frères Strasser, consistant en le fil conducteur dans la valorisation des homologies ou des identités dans la socialisation ». mots » servantes.
Cette procédure ne peut être maintenue pour la simple raison que ces différents mots ont des connotations tout à fait différentes dans ces discours, selon les idéologies de classe qui les soutiennent. Le problème détermine une question théorique très importante, à savoir celle des conditions de « l'influence » de certaines idéologies sur d'autres dans le cadre de la lutte idéologique des classes. Sous sa forme la plus simple, le problème apparaît, on le sait, comme celui des effets de l'idéologie dominante sur l'idéologie ouvrière. Dans le cas particulier du fascisme, c'est en même temps l'inverse : les effets sur d'autres idéologies ou sous-ensembles idéologiques des composantes propres à l'idéologie de la classe ouvrière. Or, force est de constater que ces effets prennent des formes différentes selon les champs idéologiques dans lesquels ils agissent : dans le Manifeste, Max nous parlait déjà de socialisme féodal (oui !), de socialisme bourgeois, de socialisme petit-bourgeois, etc. En un mot, cela signifie qu'il est inutile de chercher une « cohérence » de ces discours dans les termes mêmes qu'ils annoncent.
Sous le masque de l'emploi dans ces discours des mêmes (ou d'autres) mots socialisants, il est facile d'apercevoir des ruptures considérables qui appartiennent aux différents intérêts qui recouvrent les différents discours où ces mots sont utilisés : ces mots de Moeller à O. Strasser prend des significations complètement différentes. A cet égard, il est utile de citer le fascisme italien de Palmiro Togliatti. Dans ce texte de 1935 (où, donc, Togliatti avait déjà adhéré au « tournant » révisionniste qui conduirait au Front national), l'auteur note : « En Italie et en Allemagne, on voit apparaître de nouveaux concepts dans l'idéologie fasciste. En Italie on parle de dépasser le capitalisme en lui donnant des éléments d'organisation. Ici l'élément social-démocrate réapparaît. Mais le communisme est aussi plagié. L'idéologie fasciste contient un certain nombre d'éléments hétérogènes. Elle sert à unir dans un même tout des courants différents dans la lutte pour la dictature sur les masses laborieuses et à créer, à cet effet, un vaste mouvement pour unir ces éléments. Je vous mets en garde contre la tendance à considérer l'idéologie fasciste comme quelque chose de solidement constitué, fini, homogénéisé. .
C'est donc dans la lutte des classes que se situent les différences, mais c'est aussi là que se situent les raisons de l'émergence, au sein de tous ces discours, de thèmes communs. Faye, échouant sur le premier point, échoue également sur le second : on peut dire, sans aucune exagération, que, pour l'auteur, l'ordre de cette émergence, et ses causes, conduisent finalement aux relations « interindividuelles » (de natures diverses ) de ses auteurs. D'où l'obsession de l'auteur pour des questions du plus haut intérêt du genre : qui a dit le premier mot, qui sait qui, qui a rencontré qui, qui était cousin de qui - ce qui a donné lieu à une enquête fastidieuse, que l'on pourrait qualifier de commérage du marraines des mots. L'ombre dégradée qui apparaît derrière toutes ces analyses de Faye (d'ailleurs, elle ne cache pas ) est celle de Karl Mannheim, celui qui, on le sait, a parlé de la freischwebende Intelligentz; « intellectuels » – au sens large – que dans les « cercles », « cénacles », « salles », « groupes », etc. échanger des mots les uns avec les autres, produisant l'histoire à cette occasion.
Or, ces « narrateurs » sont les fonctionnaires des idéologies de classe : et le problème se pose à nouveau, au niveau d'un simple prolongement de la chaîne de transmission, à savoir celui des pourvoyeurs de fonds à ces intellectuels, ou celui de leurs intermédiaires. relations individuelles avec les membres des classes dont ils représentent les intérêts.
Revenons à la question de l'aspect « socialisant » et parfois « anti-impérialiste » – le thème des « nations prolétariennes » – de certains discours fascistes. Se pose ensuite le problème des actions de ces discours et de ceux des authentiques représentants du prolétariat de l'époque, principalement du Parti communiste allemand et de l'Internationale communiste. On voit bien qu'ici les termes fonctionnent assez différemment selon les représentants des différentes idéologies. C'est précisément sur ce terrain que l'on peut poser la question de ces « relations ».
Cela dit, il n'est pas douteux que certaines erreurs de l'Internationale n'aient pas contribué à éclairer les masses allemandes sur les différences réelles entre les mêmes termes utilisés : je me réfère notamment au fameux épisode de Schlageter dans le cadre du national-bolchevisme, et qui avait pour protagoniste K Radek. Quelle interprétation se dégage du texte de Faye d'un épisode qui semble tomber amoureux de lui ? La réponse, bien naturelle, est tracée en filigrane dans son texte, et l'on est plus édifié en lisant son interview, sur son travail, dans Le Monde, où l'intervieweur, avec une candeur délicieuse, ne manque pas de poser la question. Cette interprétation, je vous la donne en abats : dans le cadre d'un champ clos d'intellectuels, qui échangent des mots entre eux, les « extrêmes » se touchent. Cet argument de la bourgeoisie est bien connu et refait surface aujourd'hui : la gauche radicale et les fascistes se rejoignent enfin ; fascisme rouge, etc.
Faye n'ira certainement pas aussi loin. Même s'il a senti tardivement le danger, après la parution en français du livre de H. Arendt, il s'est expressément défendu. Il n'est pas étonnant que, compte tenu de sa perspective générale, qu'il ne fait pas sans préciser ses analyses de l'épisode Radek, il donne facilement lieu, dans la situation actuelle, à une interprétation similaire.
Par ailleurs, l'ensemble des discours fascistes pose aussi un problème capital, qui ne concerne pas seulement le phénomène fasciste, et qui est actuellement de la plus haute importance : le problème du sous-ensemble idéologique petit-bourgeois de « l'idéologie petite-bourgeoise », et donc le problème de la petite bourgeoisie en tant que classe et son fonctionnement dans des situations concrètes. Peut-on parler d'idéologie petite-bourgeoise dans le même sens que l'on parle d'idéologie bourgeoise ou ouvrière ? Quels sont ses composants spécifiques ? Pourquoi, et dans quelle mesure, le sous-ensemble idéologique petit-bourgeois fonctionne-t-il comme un maillon nécessaire, et comme une caisse de résonance, des effets de l'idéologie bourgeoise sur la classe ouvrière, et des effets de l'idéologie ouvrière sur l'idéologie bourgeoise ? Quelles sont les transformations que ce sous-ensemble fait subir à ces idéologies dans cette chaîne de relations ? Ce sont quelques-uns des groupes de problèmes que Faye n'a pas soulevés.
Or, ces absences lumineuses ont, comme il fallait s'y attendre, des effets sur Faye qui vont encore plus loin. En fait, l'ignorance délibérée de son idéologie de classe l'empêche, d'une part, de découvrir les mots et les termes significatifs des discours fascistes, et d'autre part, de situer exactement les relations et les différences entre l'idéologie fasciste et l'idéologie bourgeoise « classique ». idéologie démocratique-parlementaire. Toutes les voies de l'analyse du discours lui restant fermées, l'auteur est contraint aux styles impressionnistes. En effet, la grande découverte de Faye dans ce domaine, qu'il annonce avec un triomphalisme propre à ceux qui forcent les portes, consiste à articuler tout son exposé autour des mots « Total State ». Ce n'est pas nouveau, et la récente édition en français du livre d'Hannah Arendt (1951) sur le totalitarisme, nous le rappelle opportunément. Je signale au passage que Faye, dans une lettre au Monde du 17 novembre, qualifie le livre d'Arendt de « grand livre », ce qui ne l'a pourtant pas fait citer une seule fois dans son ouvrage. Mais venons-en à l'essentiel : pourquoi choisir le terme d'état total comme point d'articulation décisif ? Est-ce parce que ce serait le terme commun et le plus fréquemment employé pour les différents discours fascistes ? Mais ce n'est pas le seul ! Et puis?
La réponse qui s'esquisse tout au long du texte de Faye est la suivante : le terme d'État total est ici privilégié, voire isolé de son contexte, car il semble désigner la différence entre les discours fascistes et les autres discours politiques bourgeois « classiques », qu'il s'agisse de la différence « réelle » dans le fonctionnement du système politique ou la forme de l'État fasciste et des autres régimes politiques « démocratiques » bourgeois : quiconque n'est pas tout à fait hors du champ des études sur le fascisme y reconnaîtra le thème par excellence de la politique bourgeoise. analyse, par H Arendt, C. Friedrich et R. Aron. Ce qui est postulé ici, c'est une opposition radicale voulue, entre les discours et régimes fascistes et les discours et régimes « démocratiques », précisément articulée autour de la question de l'État total. Quelle forme prend cet argument chez Faye dans le domaine qui l'intéresse, celui des idées ? Il nous donne lui-même la réponse : « Ici (dans le discours de l'État total) les concepts construits par la pensée politique occidentale, de Locke à Rousseau, sont expressément inversés » . On ne peut pas être plus clair.
Nous ne pouvions pas non plus nous tromper si bien. En effet, cette prétendue « inversion » ne peut être entretenue qu'en ignorant grossièrement ce que Faye désigne pudiquement comme la « pensée politique occidentale » et en tombant dans les pièges de l'apologétique bourgeoise, qui ne distingue les deux que pour glorifier la dictature « démocratique » bourgeoise. … et se laver les mains de leurs responsabilités dans la montée du fascisme. On a encore les fameuses affirmations « libéralisme-humanisme contre fascisme », ou encore « démocratie contre totalitarisme ». Il faudrait être aveugle pour ne pas s'apercevoir que les discours de la démocratie libérale et du fascisme se nourrissent, tous deux à la fois, de la même source, c'est-à-dire de l'idéologie politique bourgeoise. Quand la « pensée politique occidentale » a-t-elle été « l'inverse » du discours sous-jacent au fascisme ? Soyons sérieux. Que Faye réunisse Machiavel, Hobbes, les Physiocrates, les fameux « libéraux » anglais – Montesquieu (en l'occurrence Althusser a déjà pointé le ii), B. Constant, qu'il revienne à Affaire Hegel ne nous apprendra rien de nouveau. Le seul cas qui pose problème ici est celui de Rousseau, mais c'est effectivement une autre histoire.
Bien sûr, cela ne signifie pas, d'autre part, que les discours fascistes soient le déploiement linéaire de « germes » contenus dans la pensée et le discours politiques « démocratiques » bourgeois, et qu'il y aurait une continuité directe entre les deux. Je n'entends pas reprendre ici les analyses que j'ai déjà faites ailleurs. : je dirai simplement que, pour situer les différences, il faudrait faire une analyse en termes de lutte des classes des différentes étapes et phases du capitalisme, des articulations différentielles des différents appareils idéologiques et répressifs selon les formes d'État capitaliste, de la crise politique précise qui correspond au fascisme.
En tout cas, l'un des moyens les plus sûrs d'échouer en la matière est de s'accrocher à ce que les auteurs eux-mêmes - les libéraux, les fascistes - croient être leur différence, c'est-à-dire aux rapports opposés assignés aux termes par le récit lui-même. : précisément au bavardage rituel de la démocratie totale-libérale de l'État ; qui n'est rien d'autre qu'une forme de déplacement imaginaire de la différence, voire une occultation des véritables ruptures. Dans la vie courante, le terme d'Etat total ne prend un sens symptomatique que dans ses rapports constitutifs avec les notions d'« ennemi », de « nation », de « famille », de « corporation », etc., etc. qui versifient les discours fascistes sur le terrain de la lutte idéologique des classes. Il est inutile d'insister sur le fait que l'idéologie n'existe pas seulement dans les idées, mais qu'elle se « matérialise » et prend forme dans des rituels et des actes matériels et dans des appareils idéologiques, dont le fonctionnement différentiel dessine la figure des véritables ruptures entre les formes de État capitaliste.
Deux mots pour conclure : ce qu'on obtient, finalement, à la lecture de l'œuvre de Faye, c'est l'impression désolée d'un désordre prodigieux. Toute cette somme de travail, qui fournit des informations appréciables au lecteur, au risque d'aider H. Arendt et les chercheurs du totalitarisme, est honnêtement le supplice d'un intellectuel progressiste, d'un « démocrate sincère ».
De cette façon, je reviens naturellement à Arendt. Non seulement parce que les analyses de son « grand livre » – Faye dixit – révèlent effectivement les mêmes principes que celles de Faye, mais aussi parce que, du fait de ces étranges conjonctures qui germent soudain dans le ciel serein des idées, elles risquent de fonctionner dans le -informatif de la même manière.
Il faut saluer l'apparition en français des écrits d'Arendt des années 1950 sur le totalitarisme. Les lecteurs français doivent nécessairement les connaître. Les Origines du totalitarisme (1951) par H. Arendt (qui est allé à l'école); était l'une des bibles des démocrates anglo-saxons allemands pendant les années de la guerre froide. La ligne politique idéologique principale de ce livre est bien connue : communisme = fascisme, Staline = Hitler, les « anormaux » (communistes-fascistes) se ressemblent, et vive la « démocratie occidentale ».
Je n'insisterai pas sur cette question : il faut garder à l'esprit le contexte politico-historique dans lequel le livre a été écrit. Imaginons que quelqu'un comme Wilhelm Reich lui-même ait pu prendre cette direction, en modifiant son Psychologie de masse du fascisme: assimiler non seulement bolchevisme et fascisme d'un côté, Staline à Hitler de l'autre, mais en même temps échanger et adoucir, en parlant de l'Occident, des mots comme « capitalisme », « bourgeoisie », « prolétariat ». Il suffit de comparer la traduction de la première édition du livre, parue en français dans une édition piratée – une excellente traduction, sans vouloir déplaire aux spécialistes – avec un ajout modifié à la traduction française de Payot – une traduction considéré comme "sérieux", c'est pourquoi nous préférons le premier - pour nous convaincre.
Il faut donc dire un mot des explications que fait H. Arendt sur le nazisme, car c'est là que l'on retrouve les analogies avec l'œuvre de Faye. En bref : H. Arendt fait avec une explication « sociopolitique » du régime nazi ce que Faye fait avec une analyse du discours des fascistes. Rien d'étonnant, si l'on songe à l'absence de lutte des classes chez les deux ; dans l'analyse des principes articulés chez H. Arendt autour de l'opposition radicale démocratie-État totalitaire et, chez Faye, autour de l'opposition radicale « pensée politique occidentale » – discours de l'État total.
Ainsi, dans l'analyse et l'explication par H. Arendt du fascisme par son opposition à la démocratie libérale, on trouve des descriptions aussi édifiantes que celle des oppositions homonymes entre société de classes ou d'intérêts et sociétés de masses atomisées ; entre le règne des « droits de l'homme » et son déclin ; entre un « État libéral » qui laisse le peuple tranquille – l'histoire du laitier de Churchill – et l'État totalitaire qui l'incarne ; entre sociétés à « représentants démocratiques » et sociétés à élites autoritaires ; entre sociétés à « propagande éclairée » et sociétés à endoctrinements systématiques et messages publics ; entre sociétés à institutions « autonomes » entre l'individu et l'État et sociétés à institutions étatiques ; entre des sociétés à concurrence politique « libre et pluraliste » et des sociétés à État monolithique, etc. Il n'y a rien que la psychologie de la « personnalité autoritaire » d'Arendt ne nous ait épargné : le responsable en est, on le sait, Adorno.
Tout cela est d'autant plus remarquable que ce courant de pensée anglo-saxon, qui n'est pas lié au courant "conservateur-réactionnaire" de la "majorité silencieuse", vient précisément et principalement des libéraux - les libéraux - qui en d'autres occasions n'ont cessé de susciter des consciences critiques et malheureuses de la société occidentale. Cependant, il faut souligner qu'il y a eu des analyses, même aux États-Unis, par des radicaux - les les radicaux – sur le nazisme, principalement l'œuvre de Franz Neumann Behemoth, d'une autre portée que celle d'Arendt, mais qui, malgré les efforts de W. Mills, restera presque totalement inconnue.
Quant à H. Arendt, nous ne pouvons que répéter, mutatis mutandis, les remarques que nous avons faites à propos de Faye : le fascisme et les autres formes de l'État bourgeois sont toutes des formes de l'État capitaliste. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de différences importantes entre ces formes, ou qu'il existe une simple continuité linéaire entre elles. Mais localiser avec précision les relations et les différences et les expliquer est ce que H. Arendt échoue. Pourtant, il ne fait aucun doute qu'en analysant le fascisme concret, on trouve chez Arendt des informations et des descriptions assez intéressantes et qui rompent avec l'ineptie de certains de ses disciples : Kornhauser, par exemple ; mais ceci est une autre question.
*Nicos Poulantzas (1936-1979) a été professeur de sociologie à Université de Paris VIII. Auteur, entre autres livres de fascisme et dictature (Martins Fontès).
Traduction: Théo Santiago.
Article initialement publié dans le magazine français Tel Quel, nº 53, avec pour titre « Note à propos du totalitarisme ».
notes
Théorie du récit, p. 24 43.
Théorie du récit,P. 127 et suiv.
Langues totalitaires,P. 317 et suiv.
fascisme italien, P 13.
Théorie du récit, P 70.
Langues totalitaires,P. 79 et suiv.
Théorie du récit, p. 88
fascisme et dictature. Traduction brésilienne : fascisme et dictature (Martins Fontès).