Ordre/désordre en temps de pandémie

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Par RENATO ORTIZ*

La solution offerte par les rituels d'inversion était réconfortante, assurant symboliquement la permanence des choses ; avec la pandémie, l'instabilité l'emporte sur la sécurité

La pandémie de coronavirus met l'ordre social entre parenthèses et, en quelque sorte, nous interpelle dans notre condition intellectuelle. Que signifie l'ordre, quel est le sens de sa rupture ? Les anthropologues connaissent les rituels de liminalité et d'inversion, qui existent dans différentes cultures et se manifestent à différents moments de la vie en société. Un exemple : la cérémonie zouloue qui précède la plantation. A cette occasion, la déesse qui a enseigné aux humains l'art de planter et de récolter est vénérée. Seules les femmes participent au rituel, qui, en altérant leur conduite habituelle, violent une série de tabous coutumiers : elles conduisent le bétail (activité exclusivement masculine), portent les boucliers des guerriers, marchent parfois nues et chantent des chants impudents. Les hommes restent dans les huttes, et si par hasard ils sortent, ils en sont attaqués. Autre exemple : l'intronisation d'un nouveau roi en Côte d'Ivoire. Un roi-captif, choisi parmi les serviteurs, exerce temporairement les fonctions royales de domination sur les hommes libres. Les captifs portent de somptueux slips de bain, festoient, boivent en abondance, défient les normes sacrées et ridiculisent les nobles de la cour. Cependant, peu de temps après les funérailles du roi, le "pouvoir rebelle" s'effondre ; les pagnes de soie sont déchirés et le roi captif est exécuté. Les exemples pourraient être multipliés, mais ils transcendent leur particularité : les rituels d'inversion sont des mécanismes symboliques de renforcement de l'ordre social. Après un moment de liminalité, de « chaos », où les choses du quotidien sont bousculées, tout revient à la normale, le statu quo est préférable au désordre, il s'impose. Quelque chose d'analogue se produit dans les sociétés modernes, les mécanismes d'inversion d'ordre ne se limitent pas aux cultures indigènes (comme si le passé était une dimension tournante). Un exemple : les films catastrophes. Le récit y est organisé en trois étapes : dans la première, l'ordre quotidien des choses est présenté, dans la seconde, sa destruction, dans la troisième, le retour à la vie normale. L'élément qui déclenche la destruction peut varier, un être monstrueux (King Kong), une catastrophe environnementale (avalanche, tremblement de terre, raz de marée, etc.), une épidémie (Ebola). D'une certaine manière c'est arbitraire, il est important de trouver des données probantes capables d'orienter l'histoire à raconter. Les récits de catastrophe sont assez classiques, suivent un schéma d'exposition simple et fonctionnent comme un rituel d'inversion dans lequel l'ordre des choses est temporairement interrompu. Le spectateur, dans le confort d'un fauteuil de cinéma, contemple à distance l'éboulement, il ne l'atteint pas, il est rituellement contrôlé par la structure du récit.

La pandémie implique directement une rupture dans la vie quotidienne. Or, si dans les rituels d'inversion ce n'est que symbolique, c'est désormais la réalité dans sa matérialité qui est mise en échec. Il ne s'agit pas de remettre en cause la notion d'ordre par opposition à celle de désordre, c'est son « essence » qui s'effondre. Tout rituel implique de l'ordre, c'est pourquoi il existe des spécialistes qui le gèrent correctement (sorciers, magiciens, prêtres), tout et chacun connaît sa place. Le roi-captif, dans l'exemple précédent, ou les femmes insoumises, dans le cas zoulou, jouent un rôle déterminé par un scénario qui les transcende et les guide. Leurs actions sont prévisibles, elles appartiennent à une mémoire collective qui organise les gestes et les intentions. Le rituel contrôle la « rébellion » en l'abritant dans sa symbolique disparate. La situation pandémique est différente, en elle le désordre n'est pas régulé. La rationalité des sociétés modernes entre en crise du fait de l'imprévisibilité des événements. L'idée de gestion (contrôle rationnel des actions) s'affaiblit : les industries, le commerce, les hôpitaux, les transports, les flux de marchandises, tout, un instant, devient « irrationnel », c'est-à-dire aléatoire, fortuit. Il n'y a pas de remède au mal. Les diagnostics scientifiques n'effleurent que leur superficialité, les "prédictions", basées sur des essais mathématiques et des expériences épidémiologiques, concernent d'éventuels scénarios de contamination, mais la menace demeure : elle n'a pas été éliminée, il faut la contenir sans pour autant avoir une issue définitive pour ça. La solution offerte par les rituels d'inversion était réconfortante, assurant symboliquement la permanence des choses ; avec la pandémie, l'instabilité l'emporte sur la sécurité. Elle est encore globale, non restreinte à une zone ou une région du monde, la planète est le terreau de sa désolation. Il n'y a aucun moyen d'échapper au risque, il est inexorable. En ce sens, la fermeture des frontières nationales n'est pas un plongeon en soi, une sorte d'affirmation du local par opposition au global, au contraire, elles sont fermées du fait de la mondialisation du virus. Il n'y a rien de « nationalisme » dans cette option de bouclage, c'est un artifice réactif, un garde-fou, c'est une dépendance et non une autonomie par rapport aux menaces.

Les rituels de rébellion ont une qualité : en inversant l'ordre quotidien, ils rendent visibles certains des mécanismes « structurants » des sociétés. Dans les exemples que j'ai utilisés, le rapport de subordination entre masculin/féminin et dominant/dominé est clair, ce qui était latent, caché, acquiert un caractère manifeste. Quelque chose de similaire se produit en situation de pandémie, certains « piliers » de la vie sociale, qui nous semblaient naturels, immanents, sont explicités dans leur négation. Un élément important concerne l'idée de circulation. Les sociologues affirment que cette dimension est propre aux sociétés modernes. Contrairement aux sociétés traditionnelles, agraires, dans lesquelles la circulation des personnes et des biens était restreinte, réduite, avec la modernité il y a un « déracinement » des choses. Ils n'appartiennent plus à un lieu géographique (le village, la région) pour circuler à plus grande échelle. Un exemple : l'avènement de la révolution industrielle et de la modernité au XIXe siècle. A mesure que le poids de la tradition s'affaiblit, la circulation des choses, des objets, des gens s'étend rapidement. C'est le cas des réformes urbaines (Paris du Baron Haussmann ; Rio de Janeiro de Pereira Passos), de l'émergence des transports en commun (trams et bus, d'abord tractés par des chevaux, puis alimentés à l'électricité), des mobilités intra-classes, des migrations la campagne à la ville, l'accroissement des échanges nationaux et internationaux. Les innovations techniques, trains, automobiles, bateaux, télégraphes, et plus tard cinéma, radio et télévision, feront de la circulation une caractéristique permanente de nos vies (notamment dans le contexte de la mondialisation). La pandémie apporte avec elle une sorte de contre-modernité. Premièrement, il y a une restriction des déplacements : fermetures d'aéroports, diminution des échanges, interdictions de voyager, etc. Les flux de personnes et de produits sont modérés à l'échelle mondiale. L'isolement, et non la mobilité, devient une vertu, la seule alternative pour enrayer la propagation de la maladie. Il faut se retirer pour que le désordre existant « là-bas » ne nous atteigne pas. Une autre dimension essentielle doit encore être négligée : l'individu. Il est une sorte d'emblème de la modernité. Avec la révolution industrielle et les révolutions politiques du XIXe siècle, l'individu devient un symbole de liberté. Chacun, selon ses croyances et ses besoins, choisirait sa religion, son idéologie, ses vêtements (un des édits de la Révolution française disait : désormais, tout homme ou toute femme peut s'habiller comme il l'entend). La liberté individuelle, politique ou sociale, ne doit pas être restreinte, elle représenterait l'expression maximale d'un droit et d'une condition garantie à tous (un idéal qui ne se confirme pas dans la pratique). Avec le développement d'une société de consommation, ce trait idiosyncratique se renforce, la devise « Je veux et je le veux maintenant » révèle l'attente d'une conjonction entre les désirs personnels et leur réalisation. La pandémie renverse ce rapport d'autonomie. C'est un « fait social » (je reprends la définition de Durkheim), c'est-à-dire un événement extérieur à l'individu qui s'impose à lui de manière coercitive. Nous ne pouvons pas y échapper. C'est pourquoi un sentiment de frustration, d'anxiété et de peur règne parmi nous. Le sentiment d'impuissance l'emporte sur l'action, recueillis dans l'isolement nous regardons le monde à distance sans y intervenir. confinement).

Les rituels d'inversion appartiennent à des sociétés marquées par un temps cyclique, le présent, c'est-à-dire la tradition, doit être maintenu à tout prix (c'est le rôle des mythes). Le désordre symbolique n'est que le signe de sa permanence. Dans les sociétés modernes, le changement est l'élément décisif. Pourtant, l'épidémie paralyse la marche du temps, ouvre une brèche entre maintenant et plus tard. Une fissure s'instaure face à l'imprévisibilité des choses, comme si le destin nous échappait des mains. Quand ce que nous savions s'effondre, ce qui reste est l'indéfinition. Le courant qui semblait si solide (on disait que la société du spectacle favorisait le présentéisme) s'effondre. Dans une situation de pandémie, l'ordre est mis en attente (il n'est pas annulé) et le temps accéléré de nos vies devient lent, lent. L'attente se vit. Il y a deux manières d'appréhender cet écart entre des temporalités distinctes. La première est de valoriser le retour à une vie « normale », à ce qui existait avant. Les problèmes existants (ils sont innombrables, de l'injustice à l'inégalité) seraient sublimés, minimisés face à la désorganisation actuelle. Cependant, les pronostics pour l'avenir ne sont pas les meilleurs, l'épidémie a des conséquences désastreuses (chômage, augmentation de la pauvreté, faim, destruction d'entreprises, etc.). Le présent désiré révèle le goût amer de sa rédemption, il est incomplet, insatisfaisant. Mais la fissure entre aujourd'hui et demain peut être comprise comme une situation de liminalité dans laquelle l'ordre des choses, une fois rompu, permettrait d'imaginer un autre monde, une manière de vivre différente de celle d'aujourd'hui. La rupture avec la vie quotidienne fonctionnerait ainsi comme un stimulant pour l'imagination utopique, même en sachant qu'il s'agit d'une condition onirique, nous trouverions un tout autre monde. Une fenêtre s'ouvrirait sur l'horizon et la fin de la « fin des utopies » nous libérerait des mailles du présent.

* Renato Ortiz Il est professeur titulaire au Département de sociologie de l'Unicamp. Auteur, entre autres livres, de Universalisme et diversité (Boitempo).

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