Paternité et désir dans un pays malade

Cathy Wilkes, Papa au repos, 2009
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Par JOÃO PAULO AYUB FONSECA*

Être père dans le Brésil contemporain relève du défi de sauver le désir des enfants en les aidant à supporter autour d'eux une limite presque insupportable.

Il y a quelques jours, j'ai reçu une question un peu curieuse d'un ami qui m'a fait réfléchir : « À quoi ressemble être père pour toi ? Pris par surprise, je ne savais pas vraiment quoi dire... et maintenant je réfléchis à comment je pourrais raconter par l'écrit l'expérience d'être père dans notre pays. D'entrée de jeu, il faut dire qu'une part importante de cette expérience me traverse et prend ma voix. Quelque chose dans le sens des conditions sociales et culturelles impliquées dans le rôle du père se combinent avec le lieu d'où je parle.

Lors de la narration de mon expérience, d'autres expériences qui m'ont constituée sont également présentes : à travers ma parole j'entends les voix de mon père, de mes grands-pères, des pères de mes grands-pères... Comme dans tout auto-rapport, la dénaturalisation du lieu d'où la parole ne sort pas garantissent à eux seuls la neutralité et la maîtrise des déterminants normatifs qui nous constituent. Je dis cela parce que mon expérience subjective d'être père est marquée à plusieurs niveaux, affectif, culturel, historique et social.

Pour moi, être père n'est pas n'importe quelle expérience, mais une expérience si intense qu'elle provoque une discontinuité dans la vie, un avant et un après irréversible. Les expériences de discontinuité, ainsi que la mort et la naissance dans la vie, nous confrontent au défi d'essayer de coudre ensemble, en mots, les fils lâches d'une coupure qui a eu lieu dans un temps imprécis, inexact. A la fois interruption et reprise dans le tissu de la vie, je me retrouve aux prises avec une énigme. Et si je me perds un peu dans de telles digressions, c'est parce que je suis aussi ici avec le mot impénétrable : père.

La paternité admet une temporalité bien singulière. Cela commence par un seul nom, père, et une articulation profondément hésitante – même si beaucoup savent très bien déguiser ce moment –, « Je suis le père ». Un retardataire, qui va de l'avant malgré son retard inévitable. "Ils sont nés (la mère et le bébé) et je suis toujours là pour naître." Il arrive qu'à un moment donné la naissance survienne et alors le mot s'opacité, de nouvelles couches et d'autres manières de dire : « papa », « papai »… Un événement étrange : être dit et fondé par l'autre que l'on prénomme à la naissance. Même s'il le dit de façon très rudimentaire, puisque le dire, avant le mot, n'a que la forme expressive d'un regard attentif et curieux, il nous fait nous souvenir et revivre le grand passage par le seuil de la naissance.

Dès qu'il est arrivé au monde, créant des mondes, nous nous sommes croisés ensemble et avons inauguré l'instant de ma propre mort et renaissance. Je ne serai plus qui j'étais après avoir été père, quelque chose en moi a cessé d'exister. La lettre « p » qui sort de la bouche de l'enfant, adressée au père que je suis, me rappelle un trait impossible à dire, mais que je continue à essayer d'écrire. Au grand arrière-pays de Guimarães Rosa, le jagunço Riobaldo dit : « Un garçon est né. Le monde a recommencé. Comment écrire l'instant d'un commencement ayant été inauguré par elle ?

Dans une perspective psychanalytique, j'essaie d'écrire sur cette temporalité qui nous constitue très lentement, grain par grain de temps, mais aussi sur la nature du désir et de l'obstacle présent au plus profond de l'expérience qui constitue père et fils. Le père, sous la forme et la fonction d'un « non/nom-du-père », selon Jacques Lacan, participe de manière fondamentale à l'articulation entre désir et obstacle (loi) dans la vie psychique de l'enfant. Le père-obstacle, paradoxalement, fonde un champ des possibles pour l'enfant dans la même mesure où il devient quelque chose comme "une pierre au milieu de la route"... un "intrus" qui apparaît au sein de la relation mère-enfant, l'invitant à une autre manière d'être, d'exister, médiatisée par la parole. Il se trouve que – et ici, plus qu'autre chose, je dois essayer de le dire à partir de ma propre expérience de père – la naissance d'un enfant (ré)inaugure l'articulation entre désir et obstacle dans la vie psychique du père aussi. Le monde du père se réinvente au moment précis où il est placé dans le rôle d'obstacle dans la vie du fils.

Le fils enseigne au père la difficile tâche de réapprendre à désirer. Comme le fils, le père se voit lui aussi face à l'ouverture d'un champ de possibles et d'impossibles vitaux. Il n'y a plus ce qu'il y avait avant, et cette rencontre ne cesse de provoquer la traversée imprécise du désir. Dans un jeu de descente et de montée d'escaliers, mon fils m'empêche de lever l'obstacle placé par lui au milieu du chemin : conscient de ma présence-puissance-obstacle, il me demande de ne pas perturber sa quête qui consiste à plaisir de surmonter les obstacles qu'il a lui-même créés pour l'accomplissement du désir de descendre et de monter les escaliers. A ce moment, je me vois consentir et respecter son désir tout en préservant l'obstacle. Autrement dit, je me vois quitter la scène pour sauver son envie de jouer.

Sans obstacles, le "désir absolu" serait un autre nom pour "l'obstacle absolu". Le désir illimité est une fusion ou un inceste et donc la mort du désir. Mon fils m'apprend et me rappelle l'envie de jouer. Étrangement, il m'apprend à sauver mon désir en préservant mes propres obstacles : savoir les surmonter et dévier du chemin, réinventer de nouveaux chemins, ne signifie pas les détruire. Et quand il faut le sauver de son désir enfantin tout-puissant, quand il faut intervenir dans le jeu de l'échelle la plus haute pour éviter de tomber trop loin (intolérable), il m'apprend, sans le savoir, la mesure très subtile dans laquelle la construction imprécise d'un obstacle peut finir par anéantir le désir. L'insupportable, la chute qui peut faire très mal, peut tuer l'envie de continuer à jouer. En ce sens, dit Adam Phillips dans Monogamia: « On ne peut reconnaître un obstacle – ce qui peut signifier construire quelque chose comme un obstacle – que lorsqu'il peut être toléré. Nous ne pouvons comprendre nos fantasmes de continuité que si nous savons ce que nous considérons comme un obstacle ».

Christophe Bollas, en Hystérie, est également très sensible à l'importance de l'obstacle que représente le père dans l'économie du désir des enfants : « Sans aucun doute, l'obstacle-père s'avère vital pour la négociation de l'enfant avec toutes les difficultés futures, et garçons et filles recherchent le conflit avec cette autre figure indésirable, sachant inconsciemment que, ce faisant, ils seront au service de leur propre avenir ». Bollas se réfère ici à l'important processus d'intégration psychique de l'ordre symbolique. En même temps qu'elle impose des limites, cette façon d'ordonner la vie se traduit par l'établissement de nouvelles possibilités de vie. Une manière d'être et de relation qui est aussi un circuit du désir. La rencontre avec celui qui habite ce lieu, le père-obstacle, ne se fait pas de façon pacifique, mais lorsqu'elle se fait dans le cadre d'une relation où le père ne devient pas intolérable, il y a un monde à venir.

A ce moment-là, sachant que l'avenir dépend de ce jeu où le désir doit reconnaître et surmonter les obstacles, je me demande ce qu'il faut apprendre à mon fils qui est né en décembre 2018, le moment précis où le pays venait de plonger dans un énième de leurs dangereuses aventures politiques. La présence écrasante de l'obstacle-absolu ne laisse aucune place au désir. Le concept de traumatisme, central de la psychanalyse contemporaine, doit moins traiter de cette dynamique dans laquelle se construisent des obstacles dans le but de délimiter et de déclencher le désir. Ici, nous sommes face à une force de déstructuration où le désir ne peut jamais apparaître. La question qui m'est posée, "Qu'est-ce que ça fait d'être père pour toi ?", doit nécessairement répondre face à l'état social intolérable dans lequel nous vivons. Car le père doit s'occuper du désir des enfants.

Pour toutes ces raisons, être père dans le Brésil contemporain relève du défi de sauver le désir des enfants en les aidant à supporter autour d'eux une limite quasi insupportable. Nous sommes en pleine pandémie et les décès se multiplient chaque jour. Je me retrouve à chanter avec Milton Nascimento : "Père, éloigne ce silence de moi, père, éloigne ce silence de moi !". Je pense que les corps de ceux qui sont tombés malades et sont morts au Brésil ces derniers mois ne nous permettent pas d'oublier l'horreur que nous avons vécue. Le cri muet dans les rues, les maisons et les hôpitaux est la marque intolérable d'une époque traumatisante.

Le père ne doit jamais oublier que la parole adressée au fils est aussi porteuse de nombreuses cicatrices et plaies ouvertes au cours d'une vie. Aussi bien les obstacles surmontés, transgressés, faits et refaits que ceux qui n'ont pu être reconnus – des traumatismes qui ont laissé des ombres dans l'âme comme des traces de l'intolérable – s'insinuent dans les maladresses du père. Un regard qui parfois se perd à l'horizon, un mot qui met parfois longtemps à sortir, une peur des petites choses. Dans cet état d'esprit, involontairement, il trouve cela étrange et ne comprend pas le jeu de l'enfant. Quand vient le temps de sortir se promener dans la rue, mon fils dit avec une immense joie : "papa me veut, papa me veut". Je comprends qu'il aimerait dire "Papa veut venir avec moi". Mais peut-être pas...

Cet obstacle que la langue m'impose au point de voir une lacune dans la phrase de mon fils, l'obligeant à traverser le labyrinthe de la langue, c'est quelque chose qu'il sait très bien contourner à sa manière. Et puis, malgré mes rires et mes maladresses, il n'arrête pas de dire : "papa me veut, papa me veut". Je me rends compte maintenant que ce vouloir, juste vouloir, sous la forme d'une invitation à lâcher prise et à partir à la recherche de nouveaux désirs et d'obstacles sur le chemin, lui seul peut m'apprendre.

*Joao Paulo Ayub Fonseca est psychanalyste et docteur en sciences sociales de l'Unicamp. Auteur de Introduction à l'analytique du pouvoir de Michel Foucault (intermédiaire).

 

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