Par RENATO LESSA*
C'est une catastrophe marquée par un double paroxysme – pandémie et pandémonium. Nous excellons dans ces deux dimensions
"Le nom du destroyer est Destroyer, c'est le nom du destroyer" (Arnaldo Antunes, Le visage du destructeur).
Ce que nous désignons comme « bolsonarisme » est un phénomène sans concept. L'obsession de lui en attribuer un – fascisme, populisme, autoritarisme, nécropolitique, peu importe – vient du trouble que l'on ressent face à des objets informes, dotés d'une concentration inhabituelle de négativité, expressions d'un « absolutisme du réel » insoutenable. La propension humaine à la fabrication conceptuelle est, en fait, une ressource d'autoprotection qui favorise un sentiment de familiarité face à l'inédit. Sensation qui résulte du fait d'avoir un nom pour chaque chose, aussi effrayante soit-elle.
Une question archaïque, déjà inscrite dans le dialogue platonicien Phédon et repris à l'époque contemporaine par le philosophe allemand Hans Blumenberg (1920-1996), lorsqu'il traitait des thèmes de la « non-conceptualité », des régimes métaphoriques et de « l'absolutisme du réel » lui-même.[I] Par ailleurs, la logique d'autoprotection, par attribution conceptuelle, suit le modèle de la satisfaction d'une attente : le concept, appliqué à la chose, induit la prévisibilité. Nous sommes remplis du sentiment de « savoir ce que c'est » : la valeur psychologique du concept dépasse parfois sa portée cognitive supposée. Dans la relation entre accomplissement et attente, il appartient à ce dernier de configurer le premier.
En tout cas, mû par le sentiment de l'inutilité du concept, je réfléchis à la possibilité – et à l'impératif – d'une phénoménologie de la destruction, appuyée sur l'intuition suivante : le « bolsonarisme » n'a pas d'histoire intellectuelle et pas même de l'histoire politique qui l'élucide. Elle doit, à mon avis, être montrée au moyen d'une histoire naturelle, ou d'une histoire de ses effets destructeurs. L'objet – ou le nom – en question n'est pas ici décrit comme un « concept » : il s'agit plutôt de l'étiquette apposée sur le tiroir pour indiquer que nous y abritons une collection d'enregistrements de choses extrêmes et abjectes. Un type de collection qui, dans des conditions normales, révélerait son collectionneur comme un sujet faisant l'objet d'un soin particulier. C'est à cela que servent les noms : les concepts non précédés et commandés par des intuitions ne sont rien d'autre que des délires positivistes ; les intuitions sans nom pour les choses sont comme des plans de ville génériques, dépourvus de feuilles de route.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'y prêter trop d'attention et de suivre la maxime de la grande anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) : « mettre la crasse au centre ».[Ii] Quelque chose qui, comme il l'a prévenu, affectera nos modes habituels de cognition, généralement concentrés dans la recherche d'une élucidation des choses, à travers la détection des causes et une détermination conceptuelle précise. Dans le dialogue platonique Phédon, Socrate « voyait » dans le concept du Soleil ce qu'il ne pouvait voir dans la chose elle-même, sous peine de se brûler les rétines. Je crains que, pour ajuster l'œil, nous devions brûler le nôtre.
Faire du pays un exemple
Dans l'état actuel des choses, l'intérêt cognitif pour le Brésil, de la part de la communauté scientifique internationale, semble être directement proportionnel au succès de la projection du pays en tant que paria planétaire. Un intérêt, certes, porté par l'abjection et l'étonnement généralisés, compte tenu du facteur de risque sanitaire mondial en cause : le terme « Brésil », en re-signification désastreuse, sert d'invitation à la prophylaxie. culpabiliser? Mérite exclusif d'un consulat qui, bien qu'opposé à l'idée même de mondialisation, a mondialisé le Brésil comme un paria. Une projection issue du processus le plus extrême de « défiguration de la démocratie »[Iii] en cours sur la planète. Un processus dont les signes sont détectables à une échelle tout aussi mondiale, mais qui affecte plus radicalement les fléaux brésiliens. Noble exploit de collusion réalisé par l'ami-de-la-mort », expression qui sert de véritable substrat à la marque fantasmée « Chef d'Etat ».
Après tout, c'est une catastrophe marquée par un double paroxysme – pandémie et pandémonium. Nous nous sommes dépassés dans ces deux dimensions, chose digne de grands hôtes d'infortunes. Ce n'est pour personne. Le pays, avec plus de quatre-vingt-dix variations virales, est devenu un laboratoire privilégié de recherche sur la pandémie. Il se qualifie également comme une excellente opportunité pour des études de cas sur les processus de déconstruction civilisatrice. En tout cas, il s'agit d'être à l'avant-garde et d'avoir beaucoup à apprendre au monde : nous suivons la devise du pays remarquable, sur la pente des négatifs infinis. Si nous continuons ainsi, nous devons craindre l'avenir dans lequel nous serions, selon Stefan Zweig, « le pays ». Partout dans le monde, cependant, des fragments de sympathie généralisée persistent.
Dans une tonalité plus petite et personnelle, c'est ce que j'ai pu voir dans le geste du Monsieur Mayer, ancien pharmacien parisien de l'avenue de Saxe, non loin de l'Institut Pasteur. En me vaccinant avec la première dose du vaccin anti-covid 19, il m'a dit : "c'est pour l'amitié franco-brésilienne”. Inoculé, je suis sorti touché par le discret et dénué de solennité, et j'ai pensé : M. Mayer doit être de la souche des Français qui se sont bien comportés pendant l'occupation allemande (1940-1944). Sans héroïsme armé, mais en observant tant bien que mal une règle aussi élémentaire qu'obsolète : halluciner l'ensemble de l'humanité en chaque individu ; traitez chacun comme une fin, jamais comme un moyen.
M. Mayer ne sait rien de cet inoculat, sinon la distinction de la déclinaison polie « M. Lesa ». La minute éphémère et l'exiguïté de la cabine – en plus du liquide et de l'aiguille – ont suffi à un curieux mélange d'impersonnalité et de solidarité pour composer l'instant. M. Mayer fait partie de la myriade d'opérateurs solidaires en action à travers le monde. Comme ceux du Brésil qui s'obstinent à combattre la maladie et les émanations sulfureuses de l'ami de la mort, ainsi qu'à soigner l'immense contingent de victimes.
dimension tacite
La non-solennité des actes accomplis par les opérateurs solidaires entraîne une question intrigante : l'absence de la déclinaison imposée de ce qui serait le fondement de l'acte solidaire fait qu'il prend la forme d'un geste automatique et irréfléchi. Le contraire serait quelque peu absurde et ridicule : supposer que tout acte ou geste ordinaire doive être précédé d'un exorde étendu et bruyant, comme justification et condition d'intelligibilité. En d'autres termes, la blague de M. Mayer, dont il vient d'être question, -- "c'est pour l'amitié franco-brésilienne» – vaut ce qu'il vaut : juste une formule de politesse, qui implique l'implication particulière de quelque chose de non déclaré, doté d'un caractère général et d'une incidence moins spécifique : vacciner tout le monde, peu importe qui. C'était, je crois, la petite métaphysique silencieuse qui soutenait l'acte de solidarité du pharmacien kantien - sans le savoir – depuis l'avenue de Saxe.
Ce qui semble sous-tendre des gestes simples et communs et des actions de solidarité et d'attention est quelque chose lié à ce que le philosophe-chimiste hongrois Michael Polanyi (1891-1976) appelait « la connaissance tacite ».[Iv] Polanyi, certes, a parlé de quelque chose d'inhérent à chaque être humain, à propos de la pratique du « savoir personnel » : chacun sait plus qu'il n'est capable de dire et est détenteur et praticien d'un savoir qui soutient une capacité déterminée à agir. . Quelque chose, donc, qui n'apparaît pas dans les mots, mais surgit dans l'action elle-même, une faculté fondée non pas sur le savoir dire, mais sur le savoir faire.
L'intuition de Polanyi, bien que se concentrant spécifiquement sur le processus de connaissance, peut être étendue à d'autres aspects de l'expérience humaine. De même qu'il existe des « connaissances tacites », il est possible d'imaginer la présence de dimensions tacites dans lesquelles se fixent les sentiments moraux et les croyances de réciprocité. Bien sûr, il ne s'agit pas de les supposer naturelles et innées, puisqu'elles aboutissent à des accumulations culturelles figées – on ne sait comment – dans le temps, tant à l'échelle individuelle qu'intersubjective et partagée. Je parle d'un complexe invisible d'attentes comportementales et de croyances de réciprocité et d'appartenance qui, bien que présentes, ne nécessitent pas d'énonciation explicite lorsqu'elles produisent leurs effets.
Il est également clair qu'une telle sphère sous-jacente et tacite n'est pas le foyer exclusif des croyances et des sentiments d'empathie. L'empathie ne se mesure pas selon des marqueurs d'exclusion d'absence ou de présence, mais en observant sa portée et son incidence : quand et où elle est, avec quelles implications, à qui elle s'adresse, à qui elle est refusée. La sphère tacite à laquelle je me réfère est présente de façon plus diffuse, dans la variété de nos jugements et de nos actions douées d'implications pratiques et morales. Il remplit la fonction de marqueur primaire de ce qui nous paraît acceptable ou non. Sa cohérence est évidente dans la fixation de limites raisonnables et attendues : c'est ce que l'on peut voir dans des phrases aussi simples que quotidiennes, telles que "cela a franchi la ligne" ou "il n'est pas possible que cela se soit produit".
Il semble raisonnable de supposer que de telles condamnations découlent du sentiment que quelque chose de déjà établi et tacitement établi a été attaqué par une sorte d'action ou d'acte déclaratoire. La généralisation d'un langage politique dans lequel tout peut se dire, associé à des exhortations eschatologiques et éliminationnistes, suppose la raréfaction – voire la défiguration – d'une dimension tacite.
La déclaration d'un représentant légitime du nouveau groupe d'occupation du Palácio da Alvorada, en janvier 2019, donne bien le ton : « nous ne connaissons pas de limites ». On a là la claire vocalisation du désir de percer une dimension tacite, dont la consistance minimale tient au principe même de l'existence des limites. Ce fut peut-être l'acte déclaratif le plus radical proféré par les éléments de l'ordre nouveau, puisqu'il énonce le principe transcendantal – ou la métaphysique – des actes singuliers de destruction qui suivirent dans l'ordre du temps. Ne pas avoir de limite, c'est se prendre pour une limite ; c'est l'établir dans chaque action, la surpasser dans la suivante. Situationnisme pur : dans un tel paradis libertaire, chaque acte fixe sa propre limite, à dépasser ensuite. L'effet final possible est la reconfiguration radicale de la dimension tacite à partir de la naturalisation de l'anti-règle selon laquelle « il n'y a pas de limites ».
mot pourri
« Le vieux vautour est sage et lisse ses plumes. La pourriture lui plaît et ses discours ont le don de rendre les âmes plus petites ». (Sophia de Mello Andersen, Livre Sextop. 1962)
Rien de nouveau. La destruction se fait par la parole et l'action. Le mode de destruction réside dans la possibilité d'un passage direct à l'acte : pas de médiation entre le mot brutal du préambule et sa conséquence la plus pure. Par ailleurs, l'usage du langage de la menace et de l'offense semble suivre le modèle de la peste, selon une logique d'infestation analogue à l'expansion virale incontrôlée en cours. L'analogie aide à comprendre les raisons, disons, plus profondes de la perception de la pandémie comme un fait naturel – « rien à faire » ; "et?".[V] Il y a, à tout le moins, une analogie formelle entre les voies de la peste langagière et les voies de la contamination virale. Sous cet angle, l'horreur amie de la mort du vaccin et la défense de la « liberté » prennent tout leur sens.
Le philosophe et psychologue écossais Alexander Bain (1818-1903) a défini dans son livre le plus important – Les émotions et la volonté, 1859 – la croyance comme « habitude d'action ». Dotées d'un contenu propre, les croyances se nourrissent de leur capacité pratique à établir des habitudes et des modèles d'action. Une fixation qui ne dispense nullement de l'usage du langage, qui à la fois décrit et prescrit des manières d'agir. Dans l'acte même de nommer les choses, le mot sert de préambule aux passages à l'acte et aux futurs possibles. Le langage, en même temps qu'il se meut dans l'hallucination commune de vivre dans les limites – la dimension tacite –, peut donner passage et abri au mot pourri, à la formule qui, lorsqu'elle est prononcée, détruit l'environnement même sur lequel elle affecte.
La parole pourrie détruit d'abord les limites tacites. En tant que modèle d'action, il prototype l'habitude de détruire les habitudes. Inversement, le modèle de destruction suit la puissance et l'écriture de la parole pourrie, et c'est par la parole que la chose vient. Le sujet du mot pourri, plus que le bourreau de la grammaire, est l'ennemi de la sémantique et du mode de vie qui lui est associé. Il y a des mots qui tombent dans le vide, dissous par l'inertie de ce qui est déjà en place et établi. Le trait distinctif du mot pourri est qu'entre lui-même et sa conséquence pratique il n'y a pas de médiation. Même si ça n'a pas de sens, ça fait des dégâts. Même répudié, cela a déjà été dit. Son émetteur est d'ailleurs un sujet doté d'une constance remarquable : il est capable de faire tout ce qu'il dit, sans aucune arrière-pensée mentale.
Même s'il n'est pas en mesure d'effectuer le passage complet à l'acte, du fait de l'action d'empêchements extérieurs, l'émetteur de la parole pourrie croyez que vous pouvez le faire et cela signifie la liberté. Cela suffit à le rendre très dangereux, en tant qu'opérateur d'un imaginaire éliminationniste. Il est obsédé par le désir de tuer le langage ; faites-le; supprimer tout contenu métaphorique ou figuratif du mot « mort ». L'émetteur de la parole pourrie est avant tout un sujet doté d'airs prophétiques : il anticipe à tout instant le scénario dystopique d'un mode de vie orné de déchets et de corps sans vie.
On peut supposer que la relation entre la dimension tacite, à laquelle j'ai fait allusion, et l'émission de la parole pourrie n'en est pas une d'extériorité. Ce qui la distinguerait, dans ce cas, serait le caractère emphatique et brutal de l'émission, mais pas le contenu, noyau de sens déjà abrité par des schémas de subjectivité et des formes d'expression habituelles. Un scénario quelque peu tragique, de dissolution de la logique même d'une dimension tacite, qui porte en elle un marqueur de limites et une signalisation, bien qu'imprécise, de schémas de prévisibilité, alors que le mot pourri repose sur le postulat du non-limite.
En même temps, il n'est pas déraisonnable d'imaginer qu'une telle dimension tacite recèle une vaste zone d'indifférence. Au lieu de la perception de l'infestation, l'hypothèse de l'indifférence en tant que principe tacite est basée sur l'incrédulité dans la capacité performative du mot pourri, comme quelque chose qui ne devrait pas être pris au sérieux. Dans un certain sens, l'indifférent croit à la consistance de la dimension tacite, à tel point qu'il considère la contamination comme improbable, ou suppose qu'en temps voulu, l'inertie et l'amnésie de la vie telle qu'elle est finirait par neutraliser l'effet pourri. Les deux hypothèses ont du sens et, en fait, ne s'excluent pas mutuellement. Il n'est pas interdit d'imaginer la dimension tacite comme un espace irrégulier et hétérogène, doté de contenus et d'attitudes différents face au tacite. En d'autres termes, le mot pourri peut soit être accueilli comme un nom approprié pour ce qui est déjà familier – et donc pourri –, soit être reçu avec indifférence et dilué dans de nombreuses formes d'apaisement.
En effet, comprendre les raisons et les formes de l'ajustement et de l'indifférence, face au mot pourri, nécessite une préhistoire et une ethnographie de la dimension tacite : comment s'est-elle remplie, quelle variété d'attitudes peut-elle abriter ? En notation directe, il s'agirait de réfléchir à la question tortueuse : comment en sommes-nous arrivés là ?
La complexité de la dimension tacite révèle cependant la possibilité d'une attitude différente. C'est ce qui révèle la perception de la diffusion de la parole pourrie comme quelque chose qui, en plus de l'indignation politique, produit un sentiment de perplexité, à la fois existentielle et cognitive. Dans ce cas, au lieu de demander "comment sommes-nous arrivés ici ?", la question qui en résulte est "qu'est-ce que c'est dans lequel nous sommes arrivés ici ?". En d'autres termes, il nous manquerait l'intelligibilité de ce ici auquel nous arrivons : qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est ici ?
Du sentiment de perplexité
Le sentiment de confusion ne conduit pas nécessairement à la paralysie politique. Au contraire, il est tout à fait logique de chercher dans l'action citoyenne et politique et dans le partage de l'étonnement des ressources pour faire face à des événements extrêmes et inédits. Le fait fondamental qui a suscité la perplexité est l'occupation du gouvernement, par le biais d'élections, par un extrémiste, à la fin d'une vaste campagne au cours de laquelle il a invariablement et explicitement répandu la corruption dans tout le pays : des valeurs et des expressions en plein désarroi avec eu égard à l'accumulation civilisatrice que nous pensions avoir accomplie, à partir des années 1980. La volonté d'éliminer l'opposant et le divers était présentée sans réserve, à côté de l'éloge réticent des tortionnaires de la dictature militaire de 1964. Le paroxysme s'est produit dans ce qui est devenu pourrait s'appeler le Prononcé de Ponta da Praia, dans lequel, quelques jours avant les élections, le chef de l'extrême droite brésilienne a annoncé l'exil, l'emprisonnement et la mort de ses opposants de gauche, sans aucune réaction de la part de l'électorat les autorités.[Vi]
Il ne s'agit pas de reconstituer une histoire tristement connue et vécue. Le plus important ici est de souligner et d'explorer la dimension de la perplexité cognitive : de quoi s'agit-il ? qu'est-ce que c'est; comment dire qu'est-ce que c'est ? Le philosophe français Jean-François Lyotard, dans son livre Le Différend, de 1984, compare la Shoah à un tremblement de terre qui détruit non seulement des vies, des bâtiments ou des objets, mais les instruments mêmes de détection et de mesure des tremblements de terre.[Vii] Il ne s'agit pas de suggérer une comparaison possible entre l'ampleur du malheur imposé au Brésil par l'actuel occupant du gouvernement de la République et celui qui était présent dans le contexte de la Shoah. J'indique seulement la physionomie probable d'un sentiment d'impuissance cognitive, qui n'empêche ni n'élimine la certitude nécessaire de la répulsion politique et civilisatrice, face à des configurations inédites.
Notre tremblement de terre a pris la forme d'un processus accéléré de défiguration de la démocratie. L'excellente image est celle de la philosophe politique Nadia Urbinatti, dans un livre lumineux, sous le même titre. La démocratie n'étant pas un « modèle » statique, mais une figuration mobile, ses principaux éléments internes – les formes de la souveraineté populaire, les mécanismes juridiques et institutionnels de contrôle du pouvoir politique et l'univers de l'opinion – ont des mouvements et des temps propres, affectés par en même temps par des dynamiques sociales plus larges. L'idée de défiguration indique la possibilité d'une détérioration progressive de ces éléments : la réduction de l'aspect de souveraineté populaire à une dimension purement majoritaire, la pulsion de neutralisation des facteurs contrôlant l'exercice du pouvoir et l'infestation orchestrée de la sphère de l'opinion , facilitée par l'occupation exercée par les « médias sociaux » dans le domaine de la (dés)information et de la diffusion des valeurs.
La direction de la défiguration – qu'elle soit une étape pour quelque chose à venir ou une forme politique qui lui est propre, nourrie de sa propre exceptionnalité – ne présente pas de contours clairs : tout porte à croire qu'elle se nourrit de son propre processus, ce qui rend son « esprit » – au sens donné par Montesquieu au terme – est occupé par une volonté de détruire ce qui a déjà été configuré. Bref, le fait de la destruction, outre le désastre implicite qu'il entraîne, est dérangeant en tant qu'objet de connaissance. Comment y faire face?
Les temps qui précèdent l'accélération de la déconfiguration abritent, chez les spécialistes de l'étude du politique, un mode de connaissance quelque peu optimiste. Le mantra de la « démocratie consolidée » et du « fonctionnement des institutions », avec quelques îlots de réserve et de scepticisme, a constitué le fond et le bon sens des évaluations spécialisées sur le sujet. Dans le jargon adopté par la science politique conservatrice, le système politique dans son ensemble a longtemps été perçu comme une dynamique d'ajustements et d'inadéquations entre « incitations » et « préférences », à la manière d'un grand parc d'attraction comportementaliste. L'horizon du meilleur des mondes possibles était fixé dans la bonne « conception des institutions », dans la sanctification de «la reddition de comptes», dans la technicité des processus décisionnels et des politiques publiques, dans la sagesse des évaluateurs et dans la consécration des « bonnes pratiques ». Des programmes de recherche sérieux devront – force majeure – privilégier la « dégradation » au lieu de la « consolidation ». En effet, l'un des avantages de la redirection – et non des moindres – est de pouvoir réévaluer les connaissances communes sur ce que peut signifier la « consolidation » d'une démocratie.
Le nom du destructeur
Malgré la perplexité qui nous gagne, il y a l'inévitable élan de nommer l'inouï : l'émergence de la chose exige l'attribution d'un nom. Le nom, ainsi dit, est encore un effet sonore ou graphique de notre propre étonnement. Fait de langage et d'étonnement, le sentiment de méconnaissance du monde sonne comme l'aube de la dystopie.
Donner un nom ou un concept à quelque chose, pour le philosophe allemand Hans Blumenberg, implique une prise de distance. Il s'agit de remplacer un présent immédiat – étrange et, en quelque sorte, indisponible – par le recours à un « absent disponible ». Dans cette tonalité, tant l'acte de nommer que l'élaboration métaphorique peuvent être vus comme provoqués par une insupportabilité de « l'absolutisme du réel ». L'« audace de la conjecture » – en tant qu'acte originel de détachement – devient un élément inhérent à l'effort de compréhension, en fait une manière d'éviter la confrontation directe avec les « moyens physiques ». La voie, toujours selon Blumenberg, relève d'une exigence d'autoconservation du sujet humain, présente dans la logique d'élaboration conceptuelle. Un effet de familiarité découle de cet acte imaginaire d'apaisement des « moyens physiques » : en prononçant le nom et le concept, j'affirme que je sais ce qu'est la chose ; Je le re-présente sous la forme d'un nom et le rend ainsi familier en l'intégrant dans un complexe de significations déjà établi.
Les termes de Blumenberg, en plus d'être redoutables, sont utiles pour éclairer ce sur quoi je cherche à m'attarder ici : « absolutisme du réel », « moyens physiques », « disponibilité absente », « hardiesse de la conjecture ».
L'application du concept d'« autoritarisme » pour encadrer les phénomènes qui constituent le cadre actuel de l'occupation du gouvernement brésilien illustre la projection d'un terme familier sur quelque chose d'inédit. Les problèmes d'adaptation sont cependant évidents. Le terme « autoritarisme » est une idée confuse et indistincte ; diluée et applicable à un ensemble varié de phénomènes, sous l'effet d'une inertie épistémologique. Il semble avoir des avantages de signalisation pour son contenu négatif, bien que cela n'ait pas toujours été le cas. Il suffit de rappeler l'importante production d'essais, au Brésil et ailleurs, dans laquelle les termes « autoritaire » et « autoritarisme » indiquaient des alternatives positives à la démocratie libérale.[Viii]
Au Brésil des années 1970, « l'autoritarisme » était un euphémisme prudent mobilisé pour nommer le fait de la dictature, en mettant l'accent sur l'important livre publié en 1977 par le brésilien Alfred Stepan, intitulé Brésil autoritaire[Ix]. Dans la décennie suivante, le concept survivra à travers une abondante littérature sur les « transitions de l'autoritarisme à la démocratie », englobant de nombreuses « études de cas » sur des pays alors occupés par des dictatures. En fait, le nom autoritarisme, dans une mesure non négligeable, contenait l'un des attributs indiqués par Blumenberg, présent dans la logique conceptuelle, celui de la donation du nom fondée sur une attente.
Autrement dit, « l'autoritarisme », à partir des années 1970, était avant tout le nom de l'absence de démocratie. Sa simple déclinaison emporte avec elle l'imaginaire de l'urgence de reconquérir – ou de construire – la démocratie. Par ailleurs, les phénomènes autoritaires et démocratiques sont vécus comme excluants : l'incidence des premiers sur les seconds prend la forme d'une intervention exogène, selon la criminologie politique et criminelle des coups d'État. Les processus de défiguration de la démocratie sont au contraire endogènes, puisqu'ils sont favorisés par l'émergence électorale de l'extrême droite, à travers les mécanismes réguliers de la démocratie et de l'État de droit.
Une réfutation possible consisterait à dire que rien de tout cela n'empêche l'une des trajectoires possibles du processus de défiguration de la démocratie en cours au Brésil d'être la mise en place d'un « régime autoritaire ». Cela dépendra cependant d'un accord sémantique, doté du postulat suivant : toute configuration politique non démocratique doit avoir dans le mot « autoritarisme » son sceau d'intelligibilité. Bien que dans une tonalité sombre, le concept nous fait supposer que nous savons ce qui nous attend. Le terme a aussi pour effet de diluer la défiguration actuelle en quelque chose qui ressemble à une tradition. Le soi-disant « bolsonarisme » serait en réalité un chapitre – même s'il est le plus scalène de tous – d'une « tradition autoritaire », qui lui assigne sémantiquement la place d'une réitération, et non d'une nouveauté.
L'usage du terme « fascisme » comme « absent disponible » et comme la notion d'« autoritarisme », a une double valeur : exprimer l'abjection et dire, en même temps, de quoi il s'agit. En effet, au cœur de chaque concept se trouve une aversion, et dans le cas du « fascisme », cela est évident. Nous apprenons de Primo Levi que le fascisme est polymorphe et ne se limite pas à son expérience de régime politique. Voyons ce qu'il dit : « A chaque époque son fascisme ; ses signes précurseurs se remarquent partout où la concentration du pouvoir prive les citoyens de la possibilité et de la capacité d'exprimer et de réaliser leur volonté. Ceci est réalisé de nombreuses manières, pas nécessairement par la terreur de l'intimidation policière, mais aussi en niant ou en déformant l'information, en corrompant la justice, en paralysant l'éducation, en divulguant de nombreuses manières subtiles le désir d'un monde dans lequel l'ordre régnerait en maître et la sécurité des privilégiés peu reposaient sur le travail forcé et le silence forcé de la majorité ».[X]
Le passage de Levi est éloquent dans son avertissement de la survie du fascisme à travers la défiguration des aspects inhérents aux sociétés démocratiques : la justice, l'éducation et le monde de l'opinion. Mais soit le fascisme est un régime, soit il est un ensemble polymorphe de pratiques, inscrites dans un régime non fasciste. Dans ce dernier cas, si le terme « fasciste » peut être utilisé comme signe de pratiques spécifiques – déformant l'information, paralysant l'éducation ou corrompant la justice – il ne lui appartiendra pas de désigner l'espace plus large dans lequel les pratiques fascistes sont présentes. Que dire d'autre, c'est "il y a du fascisme".
Mais, la nature du régime qui subit ou tolère ses pratiques reste indéterminée, au regard de la définition polymorphe du fascisme.
Si nous optons pour l'idée du fascisme en tant que régime ou en tant que, disons, un "projet", pour ne citer que nos difficultés actuelles, les problèmes ne sont pas moindres. Le fascisme historique a été marqué par l'obsession d'inclure la société dans son ensemble dans l'orbite de l'État.[xi] Sa mise en œuvre s'est faite à travers un modèle d'organisation corporatiste de la société, dont l'élément central était constitué par le travail et les professions, et non plus par le citoyen libéral-démocrate, sujet de droits universels. Le fascisme y a opposé l'idée d'un droit concret, fondé sur la division sociale du travail. L'horizon de l'architecture institutionnelle corporatiste visait à inclure toutes les dynamiques sociales dans les espaces étatiques et à éliminer toute énergie civique et politique associée à l'indétermination libérale et démocratique.
Le tableau auquel le Brésil est aujourd'hui confronté est tout autre : il ne s'agit pas de replacer la société dans l'État, mais de ramener la société à l'état de nature ; de retirer à la société les degrés de « statalité » et de normativité qu'elle contient, pour la rapprocher de plus en plus d'un idéal d'état de nature spontané. Scénario dans lequel les interactions humaines sont régies par des volontés, des instincts, des pulsions et tout ce qui se présente, et dans lequel la médiation artificielle est minime, voire inexistante. Tel est le fond de l'idée de destruction, qui indique quelque chose de plus large que la nature des régimes politiques.
Il y a environ trois ans, quand j'ai commencé à réfléchir – plus – et à écrire – moins – sur la destruction en cours dans le pays, j'ai commencé par refuser de nommer son principal opérateur. Je lui ai donné, en fait, un non-nom : « l'innommable ».[xii] Acte, certes, fictif de le mettre hors du langage ou, du moins, de le fixer à la place réservée par les systèmes linguistiques à ce qui ne peut être dit et accepté dans l'horizon sémantique commun : l'espace pré-linguistique des indiscernables. Mais, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nier la chose dans la perspective du dictionnaire vaut autant qu'un signe éthique ou esthétique et la nausée, mais les « moyens physiques » restent actifs et indifférents au refus de l'abri conceptuel.
Il y a cependant plus que de l'idiosyncrasie et de la folie dans ce refus. En fait, il y a de l'étonnement devant l'énorme difficulté de traiter quelque chose qui se montre exactement tel qu'il est. Le soi-disant « bolsonarismo » n'a rien à cacher, du point de vue de ses éléments constitutifs, bien qu'il le fasse, du point de vue criminel. Il se montre tel qu'il est : face à la mort, il ne la cache pas ; le transforme en témoignage incontournable du cours naturel de la vie. Nos normes habituelles de connaissance, au contraire, supposent toujours une opacité des choses, un principe selon lequel ce qui paraît être n'est jamais ce qu'il est ; l'élément voilé étant ce qui lui donne sens. C'est, en effet, un atavisme gnostique présent dans une attirance pour le voile. La logique conceptuelle consiste, en sens inverse, à révéler ce que le phénomène cache et ce qu'il ne manifeste pas dans sa description de lui-même ou dans son mode d'apparition.
Se montrer tel que l'on est est extrêmement dérangeant. Quelque chose de valorisé dans l'expérience des affections : la spontanéité, la grossesse, la corporéité, abri facile pour des occurrences sans nom qui portent leur propre sens, instantané et situationnel. Dans une autre devise, et dans la perspective ouverte par la philosophe américaine Elaine Scarry[xiii] dans une œuvre mémorable, on apprend combien de non-opacité est présente dans l'expérience de la douleur ; à quel point elle est irréfutable et recèle le sentiment de certitude le plus profond possible.
Le modèle de la douleur constitue la dynamique des événements destructeurs, dont l'effet réel réside directement dans leurs impacts immédiats. Le nom conféré, en tant qu'absent lointain, ne traite pas de la vérité inscrite dans l'acte et dans les effets. De plus, il arrive tardivement : il doit s'agir d'un ajout post-factuel. Quand il arrive, les effets sont déjà là : topographie des ruines, décombres et attentes brisées.
Phénoménologie de la destruction
Lorsque Hans Erich Nossack (1901-1977), en juin 1943, revient dans sa ville – Hambourg – littéralement rayée de la carte par 1800 bombardements britanniques, pendant huit jours consécutifs –, il n'emporte pas avec lui le concept de ce qu'il a vu . Il marchait émerveillé à travers les ruines, au milieu de vestiges organiques informes, effets de ce qu'on pourrait appeler le paroxysme des « moyens physiques » : la destruction d'une ville entière. images enregistrées de sous-groupe: destruction, naufrage, abîme ; un fond minéralisé, constitué de gravats et de restes humains fondus ou calcinés. Quand il a écrit son livre principal, chute de pluie de 1948, enregistrait des choses comme celle-ci : "les rats hardis et gras, qui jouaient dans les rues, mais encore plus dégoûtants étaient les mouches, énormes et d'un vert irisé, des mouches comme jamais vues auparavant".[Xiv]
La description de Nossack a été considérée par WG Sebald comme modélisant une histoire naturelle de la destruction.[xv] Dans une approximation avec les termes de Blumenberg, une telle histoire peut être vue comme le récit le plus direct possible de la prédominance des « moyens physiques ». Il faut reconnaître l'avantage épistémologique de l'observation de la destruction. La sensibilité analytique qui résulte de l'observation et du signalement d'événements extrêmes est un excellent entraînement pour parler de destruction. Elles doivent figurer comme lectures obligatoires dans les cours de « Méthodologie ». Les actes de destruction sont ce qu'ils sont : des actes de destruction. Ses opérateurs font ce qu'ils disent et disent ce qu'ils font : symptôme d'un lien direct entre les « moyens physiques » et l'opération de la parole pourrie. Primo Levi y verrait une certaine logique de l'offense : produire douleur et punition, bien sûr, mais aussi détruire avec le mot précis. Une autre image de Primo Levi permet le passage à un dernier exercice d'observation de la destruction, celui d'« aller au fond ».[Xvi]
Ce que j'entends faire, c'est indiquer l'ouverture des abîmes, par lesquels la destruction fait son œuvre de naufrage. Il ne s'agit pas de donner à la destruction une dimension métaphysique ou sublime. Le terme sert ici de signe – une flèche – pointant vers des circonstances de défiguration du maillage normatif qui, depuis la Constitution de 1988, préfigure un mode de vie. "Destruction" est le nom donné à une telle destruction. Plus que révéler un nom chiffré, capable de révéler son noyau profond ou ses « projets », il vaut la peine d'en montrer les circonstances et les zones d'incidence. Les principaux faits sont légionnaires. Ce que je ferai ensuite n'est pas tant de les enregistrer que de procéder à la présentation non exhaustive de configurations plus générales sur lesquelles les opérateurs de destruction exercent leurs effets. Dans l'ordre, de telles configurations peuvent être présentées comme suit : (i) Langue, (ii) Vie, (iii) Territoire et populations d'origine et (iv) Complexe imaginaire-normatif.
Langue
L'un des textes les plus remarquables sur l'expérience du Troisième Reich a été écrit par Victor Klemperer, un juif converti au protestantisme et professeur de littérature romane à l'Université de Dresde. Une conversion de peu de valeur, puisque resté en Allemagne après 1933, il subit toutes sortes de persécutions et d'interdictions. Elle finit par échapper à l'extermination grâce au bombardement dévastateur de Dresde, qui eut lieu en février 1945, qui désorganisa le système de transport vers les camps de la mort. Klemperer a laissé un précieux journal et un chef-d'œuvre, auquel il a donné un titre en latin : Langue Tertii Imperii, mieux connu sous le nom de LTI ou Langue du Troisième Reich, selon l'édition brésilienne.[xvii] Là, son auteur a assidûment recueilli, durant les 12 années de vie sous le nazisme, les impacts du discours pourri nazi sur la langue allemande, qui a inventé sa propre variante de la langue, pratiquée par les partisans et par ceux qui y ont été contraints.
Klemperer était préoccupé par les nouveaux termes, les euphémismes et les distorsions de sens. Je pense qu'il est d'une grande importance de collecter des enregistrements de discours pourris, séparés par les opérateurs de la destruction en cours au Brésil aujourd'hui. Cependant, il s'agit moins ici d'innovation de vocabulaire que de consécration du langage comme porteur immédiat de ses effets de violence. C'est ce que j'ai essayé de désigner par l'expression mot pourri : un acte de parole qui, lorsqu'il est prononcé, dégrade l'espace sémantique.
J'avoue que j'hésite à donner des exemples directs, mais bon : rappelez-vous ce que l'un des plus éminents opérateurs de destruction, un député fédéral et fils de l'actuel occupant de la présidence de la république, a dit en faisant référence à ses collègues députés comme "porteuses de vagins". Il s'agit en fait d'une métonymie pourrie, dont l'émission contient de forts éléments d'infestation : déshumanisation, misogynie, sexisme, brutalité sans précédent. Ce terrible exemple me suffit pour éclaircir la portée du mot pourri. Comme chaque mot ou expression est toujours précédé d'intuitions génériques, on peut imaginer le spectre de la putréfaction qu'elles abritent.
De manière plus abstraite, la parole pourrie est une modalité d'expression qui porte en elle son effet immédiat, que ce soit comme préambule à une action violente, comme avertissement préalable d'une action délétère ou comme pouvoir d'infester le champ symbolique. Il n'a certainement pas inventé ses termes et nombre de ses formules. Obligatoire pour reconnaître qu'ils sont parmi nous. Ce qui est nouveau en la matière, c'est l'occupation opérée par ce langage d'espaces d'émission dotés d'une grande capacité de diffusion. Le chef du consulat n'a certainement pas inventé le sujet violent qui utilise les mots comme prélude à un coup physique et douloureux. Ce qui dérangeait, c'était la systématisation de l'usage du mot pourri et son intronisation dans les discours de la République. Ils comptent comme des déclarations sur « l'état de la nation ». J'espère que tous ces actes de langage sont collectés par des chercheurs assidus. Le jour où nous publierons, dans une édition critique, annotée et commentée, l'œuvre complète de Destroyer, ça va être un sacré coup de foudre.
Il ne faut pas confondre le mot pourri avec le mensonge. Ceci, plus qu'humain, est inhérent à la politique. En fin de compte, il est vulnérable à la réfutation factuelle. Cela n'arrive pas avec le mot pourri qui, en ce sens, est invulnérable au démasquage. Cela tient au fait que les opérateurs capables de juger et d'apprécier le mot pourri sont, eux-mêmes et de plus en plus, délimités par la sémantique de la pourriture. Il y a donc un halo de pourriture transcendantale qui accueille et justifie des propositions spécifiques pourries. Ainsi se constitue un répertoire explicite et implicite, selon lequel le mot pourri infecte à la fois le langage courant et dessine les contours de la faculté de jugement.
Longévité
La centralité du thème de la vie, dans l'horizon de la philosophie politique moderne, a été définitivement affirmée par Thomas Hobbes, au XVIIe siècle. C'est à lui que l'on doit le constat que l'État est un animal artificiel, institué par l'ingéniosité humaine, doté de la justification fondamentale de la protection de la vie. Loin d'être quelque chose de vague et de générique, une telle protection découle de l'horreur de la possibilité d'une mort précoce et violente, un prix à gagner par les praticiens et les partisans d'une vie absolument libre, dépourvue de facteurs de confinement, tant externes qu'internes aux sujets humains. . Considéré comme absolutiste – ce qui l'était pour des raisons de circonstance –, pour Hobbes, l'adhésion à un pacte commun pour la protection de la vie doit être absolue.
Ce qu'il convient de retenir de ce rapide résumé, c'est l'idée que le thème de la vie dépasse la dimension biologique et s'inscrit au fondement même de la légitimité du pouvoir politique. En d'autres termes, la vie devient une figure de droit public, et pas seulement quelque chose de restreint à la nature, à la providence et à chaque corps biologique. L'argument hobbesien, figé dans la prosodie de la philosophie politique, peut être pris comme la métaphysique politique d'un double processus, erratique et involontairement configuré dans l'expérience du monde moderne : le long processus civilisateur, tel que le décrit Norbert Elias – avec ses multiples mécanismes de médiation et de réduction de la létalité violente dans les rapports sociaux – et l'expérience de l'État-providence, dont le caractère impérieux a été finement défini par Karl Polanyi.[xviii] Dans une formule plus précise : le thème de la vie est associé au contrôle de la violence – ou à la prédominance des « moyens physiques », dans les paroles de Blumenberg – et à la minimisation de la souffrance, de l'impuissance et de l'insolidarité.
Je pense qu'il n'est pas difficile d'imaginer à quel point la perspective de réduire la létalité violente est affectée par l'éloge ouvert des armements et des mesures administratives pour faire passer la loi. La destruction induite par le mot pourri s'appuie de plus en plus sur son arrière-garde armée, à la puissance de feu expansive, associée à la consolidation et à l'expansion d'un pouvoir milicien, l'une des arrière-gardes soutenant le processus plus général de dégradation de la démocratie. De même, la dimension de l'État providence devient plus vulnérable que jamais. Son poids inertiel, bien sûr, rend les effondrements soudains difficiles, mais le processus de défiguration est à l'ordre du jour.
La portée de l'attaque contre la perspective de la vie comme valeur et marqueur fondamental de la légitimité de l'État trouve son cadre premier dans la « gestion » de la pandémie. Voici un terrain privilégié pour observer la destruction du commun. La pandémie nous donne l'image et la réalité de la présence d'un espace commun. Un domaine, certes, marqué par la négativité, comme dans les « communautés de détresse », selon l'expression judicieuse de l'anthropologue britannique Victor Turner[xix]. Albert Camus, dans son livre classique La peste, à partir de 1947, a écrit sur la peste qui a ravagé la ville d'Oran, dans ce qui était alors l'Algérie française.[xx] A travers l'action de son personnage principal, le Dr. Rieux, le malheur commun négatif donne sa traduction comme opportunité de solidarité. Le commun négatif de la maladie et le commun positif du soin entretiennent des relations de complémentarité.
Le déni représente, plus qu'une attitude hygiéniquement létale, un déni du commun. Nier la maladie est une manière directe de nier la pertinence d'un domaine marqué par l'interdépendance des sujets et la possibilité d'établir des liens étendus de solidarité et de réciprocité. La liberté deHomo Bolsonarus» représente la négation du commun.[Xxi] La circonstance de la mort, rendue au caractère périssable des corps individuels, signifie que la vie cesse également d'être une question relevant du droit public.
L'ampleur de la létalité est malheureusement mesurable, tout comme l'ampleur des blessés et des traumatisés. La dissolution du commun et la diffusion officielle de l'insolidarisme sont difficiles à mesurer. Ils restent des facteurs silencieux et constants, indispensables au bon travail de défiguration.
Territoire et populations d'origine
Il y a un sens sans équivoque dans le traitement du territoire et de la question environnementale qui implique une redéfinition normative de l'espace brésilien. C'est un déplacement de l'idée de pays – en tant qu'expérience culturelle dense et durable – vers l'image de lieu – une catégorie spatiale qui porte en elle la possibilité d'une appropriation physique. L'idée de pays est une abstraction, celle de lieu un point géographique réellement existant. L'ampleur de la différence entre le pays et le lieu peut être mesurée par le degré d'inclusion de la nature dans un réseau normatif, qui englobe à la fois les dimensions du droit formel et les modes traditionnels de connaissance et de gestion des ressources naturelles. L'idée aseptique de lieu dispense de la longue et lente précipitation des significations dans l'espace au fil du temps, qui définit l'idée toujours confuse et impure de pays.
Le brillant artiste plasticien sud-africain William Kentridge, dans son œuvre fortement marquée par l'observation de la territorialité de son pays pendant l'apartheid, a développé une fine théorie du paysage, qu'il a représenté comme une expérience spatiale et sensorielle dans laquelle se cachent des formes de vie. . Kentridge nous dit : il y a beaucoup de choses dans le paysage : des corps décomposés, incorporés à la terre ; une terre qui est un lieu de combat, de dispute, de ségrégation raciale. Bref, le paysage comme lieu où les souvenirs restent comme des dépôts coagulés ; ensemble d'expériences enracinées, comme mélangées à la terre.[xxii]
La dévastation environnementale va dans le sens inverse de cette théorie du paysage. La prédominance du lieu, sans l'enchantement qu'il imposait aux premiers étrangers, dès le XVIe siècle, exige la possibilité d'un territoire ouvert pour l'utilisation la plus large possible, selon une logique dictée par les usagers eux-mêmes, dans un acte de pure liberté. Expulser le territoire de Law, sans oublier l'effacement des modes traditionnels d'occupation ; rendre la terre à la nature, en entendant par là sa disponibilité absolue à des fins d'exploitation économique. La déforestation rampante est, en ce sens, imparable, car elle compte une myriade d'opérateurs de destruction, encouragés par la promotion de leurs valeurs et intérêts dans le cadre de raisons d'État.
Les peuples originaires sont parmi les principaux ennemis des occupants du gouvernement de la République, symptôme, avant tout, du refus d'admettre une pluralité de modes de vie sur le territoire commun du pays et de l'abri de la croyance ethnocidaire dans l'impératif de son « acculturation ». Entre les envahisseurs des réserves – en tant que sujets de liberté naturelle – et les peuples autochtones – sujets de droit en tant qu'occupants légitimes des réserves, reconnus dans leur spécificité culturelle et, à ce titre, bénéficiaires de la protection de l'État –, l'option retenue ne laisse pas de place au doute. Comme le territoire, les peuples autochtones doivent être expulsés du réseau normatif qui, dans une certaine mesure, contient des mécanismes et des normes de protection et de régulation.
Le traitement du territoire et des populations originaires par les occupants actuels de la République est marqué par une inclination dystopique et atavique : faire de la défense de la liberté le remplacement des conditions originelles de la colonisation : exploration du territoire et proie aux Indiens. La nostalgie de ce qui aurait été une liberté sans restriction de traiter avec la terre, la nature et les êtres humains constitue le noyau archaïque du programme de défiguration. 4. Complexe imaginaire et normatif :
Dans ce dernier item, je rassemble un vaste ensemble de dimensions dotées d'une propriété commune : elles représentent le poids de l'abstraction dans la configuration du pays. En d'autres termes, notre « abstratostera » et réserve de négation de la prédominance des « moyens physiques ». J'y inscris à la fois la dimension des droits constitutionnels, qui définissent un socle normatif pour la figuration du social, et de nouveaux droits expansifs dans le cadre des droits civils. Les caractéristiques de la Charte de 1988, conçue comme une image de ce que le pays doit être et non restreinte à l'établissement de règles d'un jeu défini en amont, restituent la prééminence du Droit public à la conception générale du pays[xxiii]. Plus précisément, la Charte représentait la pleine constitutionnalisation des droits sociaux, politiques et individuels, autour de l'idée d'un « État démocratique de droit ». Malgré le grand nombre d'amendements subis, la Charte contient des barrières importantes pour contenir l'élan de dégradation, même si elle est loin d'être invincible. L'occupation par l'extrême droite de postes importants dans le cadre de la justice et dans le domaine des droits de l'homme indique combien l'arrangement abstrait des droits fondamentaux constitue un adversaire à abattre.
La sphère abstraite comprend également les domaines de la culture et de l'éducation. Outre les preuves déclaratoires, la première d'entre elles a été neutralisée par une immobilisation institutionnelle sans précédent. Dans le second, l'un des principaux projets du portefeuille concerne le «école à la maison», également fondé sur le principe de « liberté », qui signifie dans ce cas le plein contrôle de la famille sur l'éducation des enfants. Les familles, comme les églises, sont définies comme des lieux privilégiés de socialisation, composant ainsi un tableau général de la défiguration du commun.
La portée de l'Œuvre, bien que dure comme un roc, n'est pas entièrement exempte de la présence de facteurs présentés ici comme abstraits. De même qu'il existe une différence entre pays et lieu, on peut imaginer la même logique d'opposition pour les idées de travail et d'emploi. La première, plus que limitée au domaine professionnel, est une catégorie culturelle et civique ; le second appartient à l'espace sémantique de l'économie et du marché.
Le « travail » est une catégorie centrale dans l'expérience du pays à partir des années 1930. Dès lors, le thème n'est plus absent du cadre constitutionnel brésilien : toutes les Constitutions l'accueillent et élargissent le champ des droits sociaux institués durant cette décennie. De même, la question a eu un abri permanent dans le cadre du pouvoir exécutif, depuis la création du ministère du Travail. L'extinction de celui-ci, dans l'actuel consulat, a été précédée d'un travail préparatoire laborieux, mené par le gouvernement Temer, qui a modifié des aspects importants du Tribunal du travail et rendu impossible la pérennité de la majeure partie du maillage syndical brésilien, avec la fin de la taxe syndicale. Au nom de la liberté, le droit d'organiser des syndicats a été sérieusement bafoué. La perspective de défiguration du Droit du travail, bien qu'à l'initiative d'un précédent consulat, a été pleinement assumée par le courant. La liberté naturelle célébrée par les occupants actuels accueille, dans le cadre de la question ouvrière, les diktats de la liberté ultranéolibérale, clause à toute épreuve traditionnelle de ceux qui sont venus au monde pour affaires.
La possible défiguration de la démocratie peut être détectée dans plusieurs espaces non considérés ici. Il y a, en effet, un travail acharné à faire, qui consiste à systématiser toutes les actions qui, dans leurs domaines spécifiques, effectuent le travail de détruire ce qu'il y avait de meilleur dans le pays, en acceptant tout ce qui était et est pire. C'est ce qu'il faut faire, pour que nous puissions procéder à l'impérieuse déconstruction de la destruction.
Les défigurations sont mobiles. Très difficile de prévoir sa fixation de manière permanente. Telle qu'elle est, elle se nourrit de sa capacité quotidienne à produire des effets de destruction, tant par les actes que par les paroles. Il n'y a pas besoin d'un concept magique et éclairant de la chose. Ce qui compte, c'est de suivre les signes de destruction et de les montrer aussi implacablement que systématiquement. Peut-être, le concept de la chose est-il le visage du Destructeur, le « lieu de la parole » par excellence de la parole pourrie.
*Renato Lessa est professeur de philosophie politique à la PUC-Rio. Auteur, entre autres livres, de Présidentialisme d'animation et autres essais sur la politique brésilienne (Saint-Jacques & Carême).
Texte basé sur un script de conférence donné à École des hautes études en sciences sociales (Paris, 29/03/2021). Une version condensée en a été publiée dans le magazine Piauí (numéro 178, juillet 2021).
notes
[I] Voir Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris : Vrin, 2006 et Idem, Description de l'être humain, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2010 et Idem, Théorie de la non-conceptualité, Belo Horizonte : Éditeur de l'UFMG, 2013.
[Ii] Voir Mary Douglas, Pureté et danger, São Paulo : Perspective, 2010 (1ère édition 1966).
[Iii] L'expression – « défiguration de la démocratie » – est forgée par la philosophe politique Nadia Urbinatti, dans son livre aussi brillant qu'incontournable La démocratie défigurée : l'opinion, la vérité et le peuple, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2014.
[Iv] Le thème a été développé par Michael Polanyi dans des œuvres exemplaires telles que Connaissances personnelles, Londres : Routledge, 1958 et La dimension tacite, New York : Doubleday, 1966.
[V] Expressions de l'occupant du pouvoir exécutif brésilien, face aux interrogations concernant l'escalade des victimes de la pandémie.
[Vi] L'expression « ponta da praia » était utilisée par les agents de la répression politique, pendant la dictature militaire (1964-1985), pour désigner un établissement militaire, dans le banc de sable de Marambaia, près de la ville de Rio de Janeiro, la base logistique pour la disparition de prisonniers politiques.
[Vii] Voir Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris : Les Éditions du Minuit, 1984.
[Viii] Il convient de mentionner, entre autres, pour le Brésil le livre d'Azevedo Amaral, État autoritaire et réalité nationale, Rio de Janeiro : José Olympio, 1938, l'un des plus importants pour comprendre le tournant autoritaire des années 1930. Pour une excellente analyse, voir Angela de Castro Gomes, « Azevedo Amaral e o o Siècle de corporatisme de Michail Manoilesco dans le Brésil de Vargas", dans :
Sociologie et anthropologie, vol. 2, n° 4, p. 185-209, 2012.
[Ix] Alfred Stepan (dir.), Brésil autoritaire : origines, politiques et avenir, New Haven : Yale University Press, 1977.
[X] Cf. Primo Levi, « Un passé dont nous pensions qu'il ne reviendrait jamais », Dans : Primo Levi, Asymétrie et vie : articles et essais, (Org. Marco Belpoliti), Traduction par Ivone Benedetti, São Paulo : Editora da Unesp, p. 56
[xi] Pour un traitement plus approfondi de cette question, voir Renato Lessa, «Présidentialisme obsédant: autocratie, état de nature, dissolution du social (notes sur l'expérience politico-sociale-culturelle brésilienne en cours) », In : Adauto Novaes (Org.), toujours sous la tempête, São Paulo : Éditions SESC, 2020, pp. 187-209.
[xii] Cf. Renato Lessa, « L'innommable et l'abject », Carta Capital, 3/8/2018.
[xiii] Voir Elaine Scarry, Le corps en douleur : faire et défaire le monde, Oxford : Oxford University Press, 1985 et aussi J.-D. Nasio, La douleur physique : une théorie psychanalytique de la douleur corporelle, Rio de Janeiro : Jorge Zahar, 2008.
[Xiv] Voir Hans Erich Nossack, La fin : Hambourg, 1943, Chicago et Londres : The University of Chicago Press, 2006.
[xv] Voir WG Sebald, Guerre aérienne et littérature, São Paulo : Companhia das Letras, 2011.
[Xvi] Sur l'idée d'« infraction », voir Primo Levi, Les noyés et les survivants, Rio de Janeiro : Paz e Terra, 2004, en particulier le chapitre « La mémoire de l'offense ». A propos de l'expression "aller au fond", la référence est Primo Levi, Est-ce un homme ?, São Paulo : Rocco, 1988, en particulier le chapitre « En arrière-plan ».
[xvii] Voir Victor Klemperer, LTI : La langue du Troisième Reich, Rio de Janeiro : Contraponto, 2009. Pour les journaux, il existe une édition brésilienne abrégée : Victor Klemperer, Os Journal de Victor Klemperer, São Paulo : Companhia das Letras, 1999.
[xviii] Voir respectivement Norbert Elias, Le processus de civilisation, Rio de Janeiro : Jorge Zahar, 1990 (1ère éd. 1939) et Karl Polanyi, La grande métamorphose, Rio de Janeiro : Campus, 2011 (1ère éd. 1944).
[xix] Voir Victor Turner, Les tambours de l'affliction, Londres : Routledge, 1968.
[xx] Voir Albert Camus, La peste, Paris : Gallimard, 1947.
[Xxi] Sur « homo bolsonarus », voir Renato Lessa, « Homo Bolsonarus », serrote 37, 2020.
[xxii] Guillaume Kentridge, «Felix en exil: géographie de la mémoire », dans : William Kentridge, William Kentridge, Londres : Phaidon Press Limited, 2003, p. 122.
[xxiii] . Pour une excellente analyse de l'aspect programmatique de la Charte de 1988, voir Gisèle Citadito, Pluralisme, droit et justice distributive, Rio de Janeiro : Lumen Juris, 1999.