Par BOAVENTURA DE SOUSA SANTOS*
En cette période de luttes défensives, il est important de défendre la démocratie libérale représentative pour neutraliser les fascistes et radicaliser la démocratisation de la société et de la politique à partir de là.
1 – Il n'y a pas de citoyens dépolitisés ; il y a des citoyens qui ne se laissent pas politiser par les formes dominantes de politisation, qu'il s'agisse de partis ou de mouvements organisés de la société civile.
Les citoyens n'en ont pas marre de la politique, mais de cette politique ; l'écrasante majorité des citoyens ne se mobilisent pas politiquement ou ne descendent pas dans la rue pour manifester, mais sont pleins de colère chez eux et sympathisent avec ceux qui manifestent ; en général, ils ne sont pas en mesure d'adhérer à des partis ou de participer à des mouvements ou n'ont aucun intérêt à le faire, mais lorsqu'ils descendent dans la rue, ils ne font que surprendre les élites politiques qui ont perdu le contact avec « la base ».
2 – Il n'y a pas de démocratie sans partis, mais il y a des partis sans démocratie.
L'une des antinomies de la démocratie libérale à notre époque est qu'elle repose de plus en plus sur les partis comme forme exclusive d'agence politique, alors que les partis sont de moins en moins démocratiques en interne. Comme la démocratie libérale, la forme parti-traditionnelle a épuisé son temps historique. Les systèmes politiques démocratiques du futur doivent combiner la démocratie représentative avec la démocratie participative à tous les niveaux de gouvernance. La participation citoyenne doit être multiforme et multicanale. Les partis eux-mêmes doivent être constitués en interne par des mécanismes de démocratie participative.
3 – Être à gauche est un point d'arrivée et non un point de départ et donc, c'est prouvé dans les faits.
La gauche doit retourner à ses origines, aux groupes sociaux exclus, qu'elle a oubliés depuis longtemps. La gauche a cessé de parler ou de savoir parler avec les périphéries, avec les plus exclus. Qui parle aujourd'hui aux périphéries et aux plus exclus sont les églises pentecôtistes évangéliques ou les agitateurs fascistes. Aujourd'hui, le militantisme de gauche semble se limiter à participer à une réunion du parti pour faire (presque toujours à l'écoute de ceux qui le font) une analyse de la conjoncture. Les partis de gauche, tels qu'ils existent aujourd'hui, ne sont pas capables de parler aux voix silencieuses des périphéries dans des termes qu'ils comprennent. Pour changer cela, il faut réinventer la gauche, ou plutôt les gauches.
4 – Il n'y a pas de démocratie, il y a la démocratisation.
La responsabilité de la gauche réside dans le fait qu'elle seule sert véritablement la démocratie. Elle ne la limite pas à l'espace-temps de la citoyenneté (démocratie libérale). Au contraire, elle se bat pour elle dans l'espace de la famille, de la communauté, de la production, des relations sociales, de l'école, des relations avec la nature et des relations internationales. Chaque espace-temps convoque un type spécifique de démocratie. Ce n'est qu'en démocratisant tous les espaces-temps qu'il est possible de démocratiser l'espace-temps de la citoyenneté et de la démocratie libérale représentative.
5 – Le parti-mouvement est le parti qui contient en lui son contraire.
Pour être un pilier fondamental de la démocratie représentative, le parti-mouvement doit se construire à travers des processus non représentatifs, plutôt participatifs et délibératifs. C'est le passage de la forme traditionnelle du parti à la forme parti-mouvement. Elle consiste à appliquer à la vie interne des partis la même idée de complémentarité entre démocratie participative/délibérative et démocratie représentative qui doit guider la gestion du système politique en général. La participation/délibération concerne tous les domaines du parti-mouvement, de l'organisation interne à la définition du programme politique, du choix des candidats aux élections à l'approbation des lignes d'action dans la situation actuelle.
6 – Être membre de la classe politique est toujours transitoire.
Une telle qualité ne doit pas permettre de gagner plus que le salaire moyen du pays ; les élus des parlements n'inventent pas des thèmes ou des positions, ils véhiculent ceux qui sont issus des discussions dans les structures de base ; la politique des partis doit avoir des visages, mais elle n'est pas faite de visages ; idéalement, il devrait y avoir des mandats collectifs permettant une rotation régulière des représentants au cours d'une même législature ; la transparence et la responsabilité doivent être totales ; le parti est un service rendu par les citoyens aux citoyens et doit donc être financé par ces derniers et non par des entreprises intéressées à capturer l'État et à vider la démocratie.
7 – Le parti-mouvement est un contre-courant contre deux intégrismes.
Les partis conventionnels souffrent d'un fondamentalisme anti-mouvement social. Ils considèrent qu'ils ont le monopole de la représentation politique et que ce monopole est légitime, précisément parce que les mouvements sociaux ne sont pas représentatifs. À leur tour, de nombreux mouvements souffrent d'un fondamentalisme anti-parti. Ils considèrent que toute collaboration ou articulation avec les partis compromet leur autonomie et leur diversité et débouche toujours sur une tentative de cooptation.
Tant que la démocratie représentative sera monopolisée par les partis anti-mouvement et la démocratie participative par les mouvements sociaux, ou les associations anti-parti, aucune articulation entre démocratie représentative et démocratie participative ne sera possible, au détriment des deux. Ces deux fondamentalismes doivent être dépassés.
8 – Le parti-mouvement combine action institutionnelle et action extra-institutionnelle.
Les partis traditionnels privilégient l'action institutionnelle, dans les cadres juridiques et avec la mobilisation des institutions, telles que le parlement, les tribunaux, l'administration publique. Au contraire, les mouvements sociaux, bien qu'ils utilisent aussi l'action institutionnelle, recourent souvent à l'action directe, aux protestations et manifestations dans les rues et sur les places, à la sit-ins, la diffusion des agendas par l'art (artivisme). Dans cette perspective, la complémentarité n'est pas facile et doit être patiemment construite.
On ne peut pas généraliser les conditions de l'action collective : il y a des conditions politiques dans lesquelles les classes au pouvoir sont très répressives, très monolithiques ; il y en a d'autres où ils sont plus ouverts, moins monolithiques, et il y a beaucoup de concurrence entre eux. Plus il y a de concurrence entre les élites, plus les brèches s'ouvrent pour que le mouvement populaire et la démocratie participative entrent à travers elles. L'important est d'identifier les opportunités et de ne pas les gâcher. Ils sont souvent gaspillés pour des raisons de sectarisme, de dogmatisme, de carriérisme.
La pratique des mouvements doit souvent osciller entre le légal et l'illégal. Dans certains contextes, la criminalisation de la protestation sociale réduit la possibilité d'une lutte juridique à la fois institutionnelle et extra-institutionnelle. Dans ces contextes, l'action collective pacifique peut être confrontée aux conséquences de l'anarchie. On sait que les classes dominantes ont toujours usé de la légalité et de l'illégalité selon leurs convenances. Ne pas être une classe dominante, c'est justement devoir compter avec les conséquences de la dialectique entre légalité et illégalité et se protéger au maximum.
9 – La révolution de l'information et les réseaux sociaux ne constituent pas, en eux-mêmes, un instrument inconditionnellement favorable au développement de la démocratie participative.
Au contraire, ils peuvent contribuer à manipuler l'opinion publique à un point tel que le processus démocratique peut en être fatalement défiguré. L'exercice de la démocratie participative nécessite aujourd'hui, plus que jamais, des rencontres en face-à-face et des discussions en face-à-face. La tradition des cellules du parti, des cercles citoyens, des cercles culturels, des communautés ecclésiales de base est à réinventer. Il n'y a pas de démocratie participative sans interaction de proximité.
10 – Le parti-mouvement repose sur la pluralité dépolarisée et sur la reconnaissance de compétences spécifiques.
La pluralité dépolarisée est celle qui permet de distinguer ce qui sépare et ce qui unit les organisations et de favoriser des articulations entre elles à partir de ce qui les unit, sans perdre l'identité de ce qui les sépare. Ce qui les sépare n'est suspendu que pour des raisons pragmatiques.
Le parti-mouvement doit savoir combiner les questions généralistes avec les questions sectorielles. Les partis ont tendance à homogénéiser leurs bases sociales et à se concentrer sur des questions qui englobent tous ou de larges secteurs d'entre eux. Au contraire, les mouvements sociaux ont tendance à se concentrer sur des thèmes plus spécifiques, comme le droit au logement, l'immigration, les violences policières, la diversité culturelle, la différence sexuelle, le territoire, l'économie populaire, etc. Ils travaillent avec des langages et des concepts différents de ceux utilisés par les parties.
Les partis peuvent soutenir un agenda politique avec plus de permanence que les mouvements. Le problème de nombreux mouvements sociaux réside dans la nature de leur irruption sociale et médiatique. A un moment donné, ils ont une activité énorme, ils sont dans la presse tous les jours, et le mois suivant ils sont déjà absents ou ils commencent à refluer avec des gens qui ne vont pas aux réunions ou aux assemblées. La pérennité de la mobilisation est un problème très sérieux car, pour parvenir à une certaine continuité dans la participation politique, il faut une articulation politique plus large impliquant les partis. A leur tour, les partis sont soumis à la transformation de la continuité de la présence publique en condition de survie des cadres bureaucratiques.
11 – Le parti-mouvement se nourrit d'une lutte constante contre l'inertie.
Deux inerties peuvent être générées : d'une part, l'inertie et le reflux des mouvements sociaux qui ne parviennent pas à se multiplier et à densifier la lutte et, d'autre part, les partis qui ne changent pas du tout de politique sont soumis à la stagnation bureaucratique. Surmonter ces inerties est le plus grand défi pour construire le parti-mouvement.
A partir d'expériences concrètes, on constate que les partis, lorsqu'ils ont vocation au pouvoir, gèrent généralement bien la question des déséquilibres au sein de l'espace public. Mais parce qu'ils se disputent le pouvoir, ils ne veulent pas le transformer, ils veulent le prendre. Les mouvements sociaux, au contraire, savent que les formes d'oppression viennent à la fois de l'État et d'acteurs économiques et sociaux très puissants. Dans certaines situations, la distinction entre l'oppression publique et privée n'est pas trop importante. Les syndicats, par exemple, ont une expérience notable dans la lutte contre les acteurs privés : patrons et entreprises. Tant les mouvements sociaux que les syndicats sont aujourd'hui marqués par une expérience très négative : les partis de gauche n'ont jamais autant rompu leurs promesses électorales lors de leur arrivée au pouvoir que ces derniers temps. Cette non-conformité entraîne une délégitimation des partis de plus en plus importante dans de plus en plus de pays. Cette perte de contrôle sur l'agenda politique ne peut être récupérée que par les mouvements sociaux tels qu'ils s'articulent dans les nouveaux partis-mouvements.
12 – L'éducation politique populaire est la clé de la pérennité du parti-mouvement.
Les différences entre partis et mouvements sont insurmontables. Pour cela, il faut promouvoir l'inter-savoir à travers de nouvelles formes d'éducation politique populaire : cercles de conversation, écologies du savoir, ateliers à l'Université Populaire des Mouvements Sociaux ; discussion sur les pratiques possibles d'articulation entre partis et mouvements : budgets participatifs, plébiscites ou consultations populaires, conseils de gestion des politiques sociales ou publiques. Jusqu'à présent, les expériences se situent principalement à l'échelle locale. La complémentarité doit être développée au niveau national et mondial.
13 - Le parti-mouvement dépasse l'articulation entre parti et mouvement social.
Après plus de quarante ans de capitalisme néolibéral, de colonialisme et de patriarcat toujours renouvelés, de concentration scandaleuse des richesses et de destruction de la nature, les classes populaires, les travailleurs, lorsqu'ils explosent ou éclatent d'indignation, tendent à le faire en dehors des partis et de la société mouvements. Certains et d'autres ont tendance à être surpris et à aller au bout de la mobilisation. En plus des fêtes et des mouvements, il faut compter sur des mouvements spontanés, avec des présences collectives sur les places publiques. Le parti-mouvement doit être attentif à ces irruptions et être solidaire avec elles sans chercher à les diriger ou à les coopter.
14 – Nous vivons une période de luttes défensives. C'est au parti-mouvement de les arrêter, sans perdre de vue les luttes offensives.
L'idéologie selon laquelle il n'y a pas d'alternative au capitalisme - qui, en fait, est une triade : capitalisme, colonialisme (racisme) et patriarcat (sexisme) - s'est avérée intériorisée par une grande partie de la pensée de gauche. Le néolibéralisme a réussi à combiner la fin supposée pacifique de l'histoire avec l'idée d'une crise permanente (par exemple, la crise financière). Pour cette raison, nous vivons aujourd'hui sous le domaine du court terme. Leurs revendications doivent être satisfaites car quiconque a faim ou est victime de violence domestique ne peut pas attendre le socialisme pour manger ou être libéré.
Mais on ne peut pas perdre de vue le débat civilisateur qui pose la question des luttes à moyen terme et offensives. La pandémie, tout en transformant le court terme en une urgence maximale, a créé l'occasion de penser qu'il existe des alternatives de vie et que si nous ne voulons pas entrer dans une période de pandémie intermittente, nous devons tenir compte des avertissements que la nature nous donne. Si nous ne changeons pas nos façons de produire, de consommer et de vivre, nous nous dirigerons vers un enfer pandémique.
15 – Seul le parti-mouvement peut défendre la démocratie libérale comme point de départ et non comme point final.
A l'heure où les fascistes se rapprochent du pouvoir, où ils ne sont plus au pouvoir, l'un des combats défensifs les plus importants est de défendre la démocratie. La démocratie libérale est de faible intensité parce qu'elle est peu. Elle accepte d'être une île relativement démocratique dans un archipel de despotismes sociaux, économiques et culturels. Aujourd'hui, la démocratie libérale est bonne comme point de départ, mais pas comme point d'arrivée. Le point d'arrivée est une articulation profonde entre la démocratie libérale représentative et la démocratie participative et délibérative. En ce moment de luttes défensives, il est important de défendre la démocratie libérale, représentative pour neutraliser les fascistes et radicaliser la démocratisation de la société et de la politique. Seul le parti-mouvement peut mener cette lutte.
*Boaventura de Sousa Santos est professeur titulaire à la faculté d'économie de l'université de Coimbra. Auteur, entre autres livres, de La fin de l'empire cognitif (Authentique).