Par ÉTIENNE BALIBAR*
Preface du livre récemment publié par Immanuel Wallerstein et ÉÉtienne Balibar.
Les essais que nous avons rassemblés dans ce livre et présentés ensemble au lecteur sont le résultat de notre travail individuel à différentes périodes, et chacun de nous porte sa propre responsabilité. Cependant, les circonstances en ont fait des éléments d'un dialogue qui s'est intensifié ces dernières années et, actuellement, nous aimerions le faire résonner.
Voici notre contribution à la clarification d'une question cruciale : quelle est la spécificité du racisme contemporain ? Dans quelle mesure est-il lié à la division de classe du capitalisme et aux contradictions de l'État-nation ? Et, inversement, dans quelle mesure le phénomène du racisme conduit-il à repenser l'articulation entre nationalisme et lutte des classes ?
Par cette question, c'est aussi notre contribution à une réflexion plus large, entamée il y a plus d'une décennie dans le cadre du « marxisme occidental », dont nous espérons qu'elle sortira suffisamment renouvelée pour suivre son temps. Ce n'est sans doute pas un hasard si cette discussion se présente comme internationale, mêle réflexion philosophique et synthèse historique et cherche à mener une réflexion conceptuelle associée à l'analyse de problèmes politiques plus qu'urgents aujourd'hui, notamment en France. C'est du moins la conviction que nous souhaitons partager.
Permettez-moi ici quelques considérations personnelles. Lorsque j'ai rencontré Immanuel Wallerstein pour la première fois en 1981, je connaissais déjà le premier volume de son œuvre. Le système mondial moderne (University of California Press), publié en 1974, mais je n'avais pas encore lu le second.
J'ignorais donc qu'il me créditait d'une présentation « théoriquement consciente » de la thèse marxiste « traditionnelle » sur la périodisation des modes de production qui identifie l'ère manufacturière à une période de transition et le début du régime capitaliste proprement dit à l'ère industrielle. Révolution, contrairement à ceux qui, pour marquer les débuts de la modernité, proposent de « couper » le temps de l'histoire, soit vers 1500 (avec l'expansion européenne, la création du marché mondial), soit vers 1650 (avec les premières révolutions « bourgeoises » » et la révolution scientifique).
a fortiori, je ne savais pas que je trouverais moi-même dans son analyse de l'hégémonie hollandaise au XVIIe siècle un point d'appui pour situer le rôle de Spinoza (avec ses caractéristiques révolutionnaires non seulement au regard du passé « médiéval », mais aussi des tendances contemporaines) dans la contestation curieusement atypique des partis politiques et religieux de l'époque (avec leur mélange de nationalisme et de cosmopolitisme, de démocratisme et de « peur des masses »).
A son tour, ce que Wallerstein ignorait, c'est que, depuis le début des années 1970, après les discussions suscitées par notre lecture « structuraliste » de La capitale et, justement, pour échapper aux apories classiques de la « périodisation », j'avais reconnu la nécessité de situer l'analyse des luttes de classes et de leurs effets sur le développement du capitalisme dans le cadre de la formations sociales, pas seulement dans les limites du mode de production, considéré comme un environnement idéal ou un système qui ne varie pas (ce qui est une conception mécaniste de la structure).
Il fallait donc, d'une part, dans la configuration des rapports de production, attribuer un rôle déterminant à tous les aspects historiques de la lutte des classes (y compris ceux que Marx avait désignés par le concept ambigu de superstructure). D'autre part, il s'agissait de placer au cœur même de la théorie la question de espaço de reproduction du rapport capital-travail (ou salarié), reconnaissant tout le sens de l'affirmation constante de Marx selon laquelle le capitalisme implique la mondialisation de l'accumulation et la prolétarisation de la force de travail, mais transposant l'abstraction du « marché mondial » indifférencié.
De même, l'émergence des luttes spécifiques des travailleurs immigrés en France dans les années 1970 et la difficulté de leur traduction politique, ainsi que la thèse d'Althusseur selon laquelle toute formation sociale repose sur la combinaison de différents modes de production, m'ont convaincu dont le division ouvrière ce n'est pas un phénomène secondaire ou résiduel, mais une caractéristique structurelle (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne varie pas) des sociétés capitalistes actuelles, qui détermine toutes les perspectives de transformation révolutionnaire et même d'organisation quotidienne du mouvement social.
Enfin, sans doute, j'avais retenu de la critique maoïste du « socialisme réel » et de l'histoire de la « révolution culturelle » (telle que je la comprenais) non pas la diabolisation du révisionnisme et la nostalgie du stalinisme, mais l'indication que le « socialisme mode de production », consiste en réalité en une combinaison instable de capitalisme d'État et de tendances prolétariennes vers le communisme. Dans leur propre dispersion, toutes ces différentes rectifications tendaient à substituer une problématique du « capitalisme historique » à l'antithèse formelle de la structure et de l'histoire et à identifier comme question centrale de cette problématique la variation des rapports de production articulés entre eux dans la longue durée. passage des sociétés non marchandes aux sociétés « d'économie généralisée ».
Contrairement à d'autres, je n'étais pas trop sensible à économisme ce qui a souvent été critiqué dans les analyses de Wallerstein. En fait, il faut comprendre le sens de ce terme. Dans la tradition de l'orthodoxie marxiste, l'économisme se présente comme un déterminisme du développement des forces productives : à sa manière, le modèle d'économie-monde de Wallerstein était un bon substitut à celui d'une dialectique de l'accumulation capitaliste et de ses contradictions.
En posant la question des conditions historiques dans lesquelles il est possible d'établir le cycle des phases d'expansion et de récession, Wallerstein n'était pas loin de ce qui me semble être la thèse authentique de Marx, l'expression de son revoir de l'économisme : le primat des rapports sociaux de production sur les forces productives, pour que les contradictions du capitalisme ne soient pas des contradictions entre rapports de production et forces productives (par exemple, contradictions entre le caractère « privé » de l'un et le caractère « social » de l'autre, selon la formulation propagée par Engels), mais – entre autres – contradictions aucune développement des forces productives elles-mêmes, « contradictions du progrès ».
A son tour, la soi-disant critique de l'économisme se fait, la plupart du temps, au nom d'une revendication d'autonomie du politique et de l'Etat, que ce soit par rapport à la sphère de l'économie mercantile, ou par rapport à la classe lutte elle-même, la qui réintroduit pratiquement la dualisme libéral (société civile/État, économie/politique) contre lequel Marx a argumenté de manière décisive. Or, le modèle explicatif de Wallerstein, tel que je le comprends, permet de penser que la structure de l'ensemble du système est celle d'une économie généralisée et, en même temps, permet de penser que les processus de formation des États, des politiques d'hégémonie et des alliances de classe forment le tissu de cette économie.
Dès lors, savoir pourquoi les formations sociales capitalistes prennent la forme de nations, ou mieux, savoir ce qui différencie les nations individualisées autour d'un appareil d'État « fort » et les nations dépendantes, dont l'unité trouve une opposition directe à l'intérieur et à l'extérieur, et comment cette différence se transforme avec l'histoire du capitalisme a cessé d'être un point aveugle pour devenir une question décisive.
En fait, c'est là qu'interviennent mes questions et mes objections. J'en mentionnerai brièvement trois, laissant au lecteur le soin de décider s'ils se rapportent ou non à une conception « traditionnelle » du matérialisme historique.
En premier lieu, je suis resté convaincu qu'en dernière analyse, l'hégémonie des classes dirigeantes repose sur leur capacité à organiser le procès de travail et, au-delà, sur la reproduction même de la force de travail au sens large qui englobe, à la fois temps, à la fois, la subsistance des ouvriers et leur formation « culturelle ». En d'autres termes, ce qui est en jeu, c'est la subsomption réel, que Marx considérait, dans La capitale, révélateur de la constitution même du mode de production capitaliste, c'est-à-dire du point de non-retour du processus d'accumulation illimitée et de « valorisation de la valeur ».
A bien y réfléchir, l'idée de cette subsomption "réelle" (que Marx oppose à la subsomption simplement "formelle") va bien au-delà de l'idée d'une intégration des travailleurs dans le monde du contrat, du revenu monétaire, du droit. politique et officielle : elle implique une transformation de l'individualité humaine, qui va de la formation de la force de travail à la constitution d'une « idéologie dominante » susceptible d'être adoptée par les dominés eux-mêmes. Wallerstein ne serait sans doute pas en désaccord avec cette idée, puisqu'il insiste sur la manière dont toutes les classes sociales, tous les groupes statutaires qui se forment dans le cadre de l'économie-monde capitaliste sont soumis aux effets de la « marchandisation » et du « système étatique ». ”. ”.
Mais on peut se demander si, pour décrire les conflits et les évolutions qui en résultent, il suffit d'analyser, comme il l'a fait, les acteurs historiques, leurs intérêts et leurs stratégies d'alliances ou d'affrontements. L'identité même des acteurs dépend du processus de formation et de maintien de l'hégémonie. Ainsi, la bourgeoisie moderne s'est formée pour devenir une classe qui a encadré le prolétariat, après avoir été une classe qui a encadré la paysannerie : il lui fallait acquérir des capacités politiques et une « conscience d'elle-même » qui anticipe l'expression de ses propres résistances et qui se transforment avec la nature de ces résistances.
Par conséquent, la universalisme de l'idéologie dominante s'enracine à un niveau bien plus profond que l'expansion mondiale du capital et même que la nécessité de trouver, pour chacun, les « cadres » de cette expansion de règles communes d'action : elle s'enracine du fait de la nécessité de construire , malgré leur antagonisme, un « monde » idéologique commun aux exploiteurs et aux exploités. L'égalitarisme (démocratique ou non) de la politique moderne est un bon exemple de ce processus.
Cela signifie, en même temps, que toute domination de classe doit être formulée dans le langage de l'universel et que, dans l'histoire, il existe de multiples universalités qui sont incompatibles les unes avec les autres. Chacune – et c'est aussi le cas des idéologies dominantes du temps présent – est façonnée par les tensions spécifiques d'une forme d'exploitation donnée, et il n'est pas tout à fait garanti qu'une hégémonie puisse englober à la fois tous les rapports d'exploitation. domination que l'on trouve dans le cadre de l'économie-monde capitaliste. Pour être clair, je doute qu'il y ait une « bourgeoisie mondiale ».
Ou, pour être plus précis, je reconnais pleinement que l'extension du processus d'accumulation à l'échelle mondiale passe par la constitution d'une « classe mondiale de capitalistes », dont la loi est la concurrence continuelle (et, paradoxe pour paradoxe, je vois la nécessité de inclure dans cette classe capitaliste à la fois les dirigeants de la « libre entreprise » et les dirigeants du protectionnisme d'État « socialiste »), mais je ne crois pas que cette classe capitaliste soit en même temps une bourgeoisie mondiale au sens d'une classe organisée en institutions, la seule historiquement concrète.
J'imagine que Wallerstein répondrait immédiatement à cette question : mais y a-t-il en fait une institution commune à la bourgeoisie mondiale qui tende à lui donner une existence concrète, indépendamment de ses conflits internes (même lorsqu'ils prennent la forme violente de conflits militaires) et , surtout, indépendamment des conditions très différentes de son hégémonie sur les populations dominées ! Cet établissement est le système d'états, dont la stabilité est devenue bien évidente depuis qu'après révolutions et contre-révolutions, colonisations et décolonisations, la forme de l'État national s'est formellement étendue à l'ensemble de l'humanité.
J'ai longtemps soutenu que toute bourgeoisie est une « bourgeoisie d'État », même là où le capitalisme n'est pas organisé comme un capitalisme d'État planifié, et je pense que nous serons d'accord sur ce point. L'une des questions les plus pertinentes parmi celles formulées par Wallerstein, à mon avis, est de se demander pourquoi l'économie-monde n'a pas pu se transformer (malgré plusieurs tentatives du XVIe au XXe siècle) en une empire-monde, politiquement unifié, parce que, en lui, l'institution politique a acquis la forme d'un « système interétatique ».
Il n'est pas possible de répondre à cette question a priori; l’histoire de l’économie-monde est à reconstruire exactement, et surtout celle des conflits d’intérêts, des phénomènes de « monopole » et du développement inégal de la force qui n’a cessé de se manifester en son « centre » – en effet, aujourd'hui de moins en moins localisés dans une seule aire géographique – mais aussi celle du résistances inégales sa « périphérie ».
Cependant, cette réponse même (si elle est appropriée) m'incite à reformuler mon objection. A la fin du premier tome de Le système mondial moderne, Wallerstein propose un critère d'identification des « systèmes sociaux » relativement autonomes : le critère de autonomie interne de son évolution (ou de sa dynamique). Il en tire une conclusion radicale : la plupart des unités historiques auxquelles s'applique habituellement l'étiquette de systèmes sociaux (des « tribus » aux États-nations) ne sont pas un système social ; ce sont simplement des unités dépendantes ; les seuls systèmes au sens propre du terme considérés par l'histoire sont les communautés d'autosubsistance d'une part et les « mondes » (empires-monde et économies-monde) d'autre part.
Reformulée selon la terminologie marxiste, cette thèse nous amènerait à penser que la seule l'origine sociale au sens propre de l'expression, dans le monde d'aujourd'hui, c'est l'économie-monde elle-même, car c'est la plus grande unité dans laquelle les processus historiques deviennent interdépendants. En d'autres termes, l'économie-monde ne serait pas seulement une unité économique et un système d'États, mais aussi une unité sociale. Dès lors, la dialectique même de son évolution serait une dialectique de défis ou, du moins, caractérisés par la primauté des pressions mondiales sur les rapports de force Emplacements.
Il ne fait aucun doute que cette représentation a le mérite de rendre compte de manière synthétique des phénomènes de mondialisation du politique et de l'idéologie auxquels nous assistons depuis des décennies et qui nous semblent être le résultat d'un processus cumulatif séculaire. Elle en trouve une illustration particulièrement saisissante en temps de crise. Elle fournit, comme nous le verrons tout au long de cette collection, un puissant instrument d'interprétation de la nationalisme eo rgouffre omniprésents dans le monde moderne, en évitant de les confondre avec d'autres phénomènes de « xénophobie » ou « d'intolérance » du passé : le nationalisme comme réaction à la domination des États centraux, le racisme comme institutionnalisation de hiérarchies faisant partie de la division mondiale du travail .
Mais je me demande si, de cette façon, la thèse de Wallerstein ne donne pas à la multiplicité des conflits sociaux (et, en particulier, des luttes de classe) une uniformité et une globalité formelles ou, du moins, unilatérales. Selon moi, ce qui caractérise ces conflits n'est pas seulement la transnationalisation, mais le rôle décisif qu'y jouent, plus que jamais, des rapports sociaux localisés, ou des formes locales de conflits sociaux (économiques, religieux, politico-culturels), dont la « somme » n'est pas immédiatement totalisable.
En d'autres termes, si, au lieu de prendre comme critère l'extrême limite externe à l'intérieur de laquelle s'opère la régulation d'un système, je considère la spécificité des mouvements sociaux et des conflits qui s'y établissent (ou, si l'on préfère, la spécificité forme sous laquelle se reflètent les contradictions globales), je me demande si la unités sociales du monde contemporain ne doivent pas être différenciés de leur unité économique. Bref, pourquoi coïncideraient-ils ? En même temps, je suggère que le mouvement de l'ensemble de l'économie-monde est plus résultat mouvement aléatoire de vos unités sociales que votre cause. Mais je reconnais qu'il est difficile d'identifier les unités sociales en question, car elles ne coïncident tout simplement pas avec les unités nationales et peuvent, en partie, se chevaucher (pourquoi une unité sociale serait-elle fermée et a fortiori « autarcie » ?).
Cela m'amène à une troisième question. La force du modèle de Wallerstein, généralisant et, parallèlement, concrétisant les indications de Marx sur la « loi de population » inhérente à l'accumulation indéfinie du capital, est de montrer que celle-ci n'a pas manqué d'imposer (de force et de droit) une redistribution des populations dans les catégories socioprofessionnelles de leur « division du travail », la composant avec leurs résistances, ou la brisant, voire usant de leurs stratégies de subsistance et jouant les intérêts des uns contre ceux des autres.
La base des formations sociales capitalistes est une division du travail (au sens large du terme, incluant les différentes « fonctions » nécessaires à la production du capital), ou plutôt, la base des transformations sociales est la transformation de la division du travail . Mais fonder l'intégralité de ce qu'Althusser appelait récemment « l'effet de société » sur la division du travail revient-il à sauter des étapes ? Autrement dit, peut-on considérer (comme le faisait Marx dans certains textes « philosophiques ») que les sociétés ou formations sociales sont maintenues « vivantes » et constituent des unités relativement durables par le simple fait d'organiser la production et les échanges dans des rapports historiques déterminés ?
Comprenez bien ce que je dis : il ne s'agit pas de rééditer le conflit entre matérialisme et idéalisme et de suggérer que l'unité économique des sociétés doit être complétée ou remplacée par une unité symbolique dont nous chercherons la définition, soit en droit, soit en religion, ou dans l'interdiction de l'inceste, etc. Il s'agit surtout de se demander si, par hasard, les marxistes n'ont pas été victimes d'une gigantesque illusion sur le sens de leurs propres analyses, largement héritée de l'idéologie économique libérale (et de son anthropologie implicite).
la division du travail capitaliste elle n'a rien à voir avec une complémentarité des tâches, des individus et des groupes sociaux : elle conduit davantage, comme le réaffirme avec force Wallerstein lui-même, à la polarisation des formations sociales en classes antagonistes, dont les intérêts sont de moins en moins « communs ». Comment fonder l'unité (même conflictuelle) d'une société sur une telle division ?
Peut-être devrions-nous alors renverser notre interprétation de la thèse marxiste. Au lieu de représenter la division capitaliste du travail comme ce qui fonde, ou institue, les sociétés humaines en « collectivités » relativement stables, il faudrait la penser comme ce qui détruit? Ou plutôt, comment détruirait, donnant à ses inégalités internes la forme d'antagonismes inconciliables, se d'autres pratiques sociales, également matérielles, mais irréductibles au comportement des homo economicus, par exemple les pratiques de communication linguistique et de sexualité, ou de technique et de savoir, n'ont pas imposé de limites à l'impérialisme du rapport de production et ne l'ont pas transformé intérieurement ?
L'histoire des formations sociales ne serait donc pas tant celle du passage des communautés non marchandes à la société marchande ou des échanges généralisés (dont l'échange de la force de travail humaine) – représentation libérale et sociologique qui a préservé le marxisme –, mais plutôt l'histoire des formations sociales. réactions de l'ensemble des rapports sociaux « non économiques » qui font le lien entre une collectivité historique d'individus et la perturbation de ce qui les menace, c'est-à-dire l'expansion de la forme valeur. Ce sont ces réactions qui donnent à l'histoire sociale un air irréductible à la simple « logique » de la reproduction élargie du capital ou encore à un « jeu stratégique » d'acteurs défini par la division du travail et le système étatique.
Ils sont aussi à la base des productions idéologiques et institutionnelles, intrinsèquement ambiguës, qui sont la vraie matière du politique (par exemple, l'idéologie des droits de l'homme, mais aussi le racisme, le nationalisme, le sexisme et ses antithèses révolutionnaires). Enfin, ce sont eux qui rendent compte des effets ambivalents des luttes de classes, puisque, cherchant à opérer le « déni de négation », c'est-à-dire détruire le mécanisme qui détruit tendanciellement les conditions de l'existence sociale, visent aussi, utopiquement, à restaurer une unité perdue et, ainsi, proposer de « récupérer » par différentes forces de domination.
Plus que d'engager une discussion à ce niveau d'abstraction, il nous a semblé de prime abord qu'il valait mieux réinvestir les instruments théoriques à notre disposition dans l'analyse d'une question cruciale suggérée par l'instant même, à travers un travail collaboratif, dont la difficulté est telle qu'elle contribue à faire avancer la discussion. Ce projet s'est concrétisé par des séminaires que nous avons organisés pendant trois ans (1985, 1986, 1987) à la Maison des Sciences de l'Homme à Paris.
Il se consacre successivement aux thèmes « Racisme et ethnicité », « Nation et nationalisme », « Classes ». Les textes présentés ci-dessous ne reproduisent pas littéralement nos interventions, mais reviennent sur le sujet et le complètent sous plusieurs aspects. Certains ont été exposés dans d'autres présentations ou publications marquées. Nous les avons réorganisés afin de mettre en évidence les points de confrontation et de convergence. Sa succession n'entend pas être une cohérence ou une complétude absolue, mais, avant tout, ouvrir la question, explorer quelques pistes d'investigation. Il est trop tôt pour conclure. Cependant, nous espérons que le lecteur y trouvera matière à réflexion et à critique.
Dans la première section – « Le racisme universel » – notre intention était d'esquisser une problématique alternative à l'idéologie du « progrès » imposée par le libéralisme et largement reprise (nous verrons plus loin dans quelles conditions) par la philosophie marxiste de l'histoire. Nous avons constaté que, sous des formes traditionnelles ou renouvelées (mais dont l'affiliation peut être identifiée), Le racisme ne régresse pas, mais progresse, dans le monde contemporain. Ce phénomène comporte des inégalités, des phases critiques, et il faut veiller à ne pas confondre ses manifestations ; elle ne peut finalement s'expliquer que par des causes structurelles.
Comme il s'agit ici – à travers les théories savantes, le racisme institutionnel ou populaire – de la catégorisation de l'humanité en espèces artificiellement isolées, un clivage violemment conflictuel s'impose au sein même des rapports sociaux. Il ne s'agit donc pas d'un simple « préjugé ». De plus, il faut non seulement qu'il y ait des transformations historiques aussi décisives que la décolonisation, mais aussi que cette scission se reproduise dans le contexte mondial qui a créé le capitalisme. Il ne s'agit donc pas de survie ou d'archaïsme. Mais n'est-ce pas contradictoire avec la logique de l'économie généralisée et du droit individualiste ? Certainement pas.
Nous pensons tous les deux que l'universalisme de l'idéologie bourgeoise (donc aussi son humanisme) n'est pas incompatible avec le système de hiérarchies et d'exclusions qui prend surtout la forme du racisme et du sexisme. De la même manière que le racisme et le sexisme acquièrent la forme d'un système.
Cependant, dans l'analyse détaillée, nous divergeons sur plusieurs points. Wallerstein renvoie l'universalisme à la forme même du marché (à l'universalité du processus d'accumulation), le racisme au clivage de la main-d'œuvre entre centre et périphérie, et le sexisme à l'opposition entre « travail » masculin et « non-travail » féminin en France. tâches ménagères ou dans la structure domestique (ou), qu'il considère comme une institution fondamentale du capitalisme historique.
Pour ma part, je pense que l'articulation spécifique du racisme est avec le nationalisme et je crois pouvoir démontrer que l'universalité est paradoxalement présente dans le racisme lui-même. Dans ce cas, la dimension temporelle devient déterminante : il s'agit de savoir comment la mémoire des exclusions passées se transfère à celles du présent, ou plus, comment l'internationalisation des mouvements de population et l'évolution du rôle politique des États-nations conduire à un « néo-racisme » et même à un « post-racisme ».
Dans une deuxième section – « La nation historique » – nous essayons de renouveler la discussion des catégories « peuple » et « nation ». Nos méthodes sont bien différentes : je procède de manière diachronique, à la recherche d'une trajectoire de la forme nation ; Wallerstein, synchroniquement, à la recherche de la place fonctionnelle que la superstructure nationale occupe, parmi d'autres institutions politiques, dans l'économie-monde. Pour cette raison, nous avons également articulé la lutte des classes et la formation nationale d'une manière différente. De manière extrêmement schématique, on pourrait dire que ma position consiste à inscrire les luttes de classes historiques dans la forme nationale (bien qu'elles en représentent l'antithèse), tandis que celle de Wallerstein inscrit la nation, avec d'autres formes, dans le champ des luttes de classes ( bien qu'ils ne deviennent des classes "pour eux" que dans des circonstances exceptionnelles - une question sur laquelle nous reviendrons plus tard).
C'est sans doute ici que la signification du concept de « formation sociale » joue un rôle important. Wallerstein propose de distinguer trois grands modes historiques de construction du « peuple » : le raceune nationune ethnie, qui conduisent à des structures différentes de l'économie-monde ; insiste sur la rupture historique entre l'État « bourgeois » (l'État-nation) et les formes antérieures de l'État (d'ailleurs, le terme même d'« État » est pour lui impropre).
Pour ma part, essayant de caractériser le passage de l'État « pré-national » à l'État « national », j'attache une grande importance à une autre de ses idées (non reprise ici) : celle de pluralité des formes politiques dans la phase de constitution de l'économie-monde. Je présente le problème de la constitution du peuple (ce que j'appelle l'ethnicité fictive) comme un problème d'hégémonie interne et j'essaie d'analyser le rôle que les institutions qui incarnent respectivement la communauté linguistique et la communauté raciale jouent dans sa production.
En raison de ces différences, Wallerstein semble avoir une meilleure compréhension de l'ethnicisation des minorités, alors que je suis plus sensible à majorités; peut-être est-il trop « américain » et moi trop « français »… Cependant, la vérité est que, pour nous deux, il semble également essentiel de penser la nation et le peuple comme des constructions historiques, grâce auxquelles les institutions et les antagonismes courant peut être conçu dans le passé donner aux « communautés » une stabilité relative dont dépend le sens de « l'identité » individuelle.
Avec la troisième section – « Classes : polarisation et surdétermination » – nous nous interrogeons sur les transformations radicales à opérer dans les schémas de l'orthodoxie marxiste (c'est-à-dire, pour faire court, dans l'évolutionnisme du « mode de production » dans sa différentes formes), variantes) pour que le capitalisme puisse être réellement analysé comme un système (ou une structure) historique, selon les indications les plus originales de Marx.
Il serait fastidieux de résumer nos propositions au préalable. Le lecteur malicieux se fera un plaisir de rendre compte des contradictions qui surgissent entre nos « reconstructions » respectives. Ne transgressons pas la règle selon laquelle deux « marxistes », quels qu'ils soient, sont incapables de donner le même sens aux mêmes concepts… Ne nous précipitons pas pour conclure qu'il s'agit d'un jeu scolastique. Ce qui, à la relecture, me semble plus significatif, c'est le degré d'accord dans les conclusions auxquelles nous sommes parvenus sur la base de prémisses aussi différentes.
Ce qui est en jeu, très clairement, c'est l'articulation des aspects « économique » et « politique » de la lutte des classes. Wallerstein est fidèle à la problématique de la « classe en soi » et de la « classe pour soi » que je rejette, mais l'élabore avec des thèses, pour le moins provocatrices, concernant l'aspect principal de la prolétarisation (qui n'est pas, selon lui, la généralisation du travail salarié).
Selon son argumentation, le salariat se développe, même si de l'intérêt immédiat des capitalistes, sous le double effet des crises d'acquis et des luttes ouvrières contre la surexploitation « périphérique » (celle du travail salarié à temps partiel).
Je ne suis pas d'accord au motif que ce raisonnement suppose que toute exploitation est « extensive » ; autrement dit, qu'il n'y a pas aussi une forme de surexploitation liée à l'intensification du travail salarié soumis aux révolutions technologiques (ce que Marx appelle la « subsomption réelle », la production de « plus-value relative »).
Mais ces divergences analytiques – dont on pourrait penser qu'elles reflètent un point de vue de la périphérie par opposition à un point de vue du centre – sont subordonnées à trois idées communes :
(1) La thèse de Marx sur la polarisation des classes dans le capitalisme n'est pas une erreur désastreuse, mais la point fort de sa théorie. Elle doit cependant être soigneusement différenciée de la représentation idéologique d'une « simplification des rapports de classe » avec le développement du capitalisme, liée au catastrophisme historique.
(2) Il n'y a pas de « type idéal » de classes (prolétariat et bourgeoisie), mais des processus de prolétarisation et d'embourgeoisification ; chacun porte ses propres conflits internes (ce que j'appellerais, à la suite d'Althusser, la « surdétermination » de l'antagonisme) : ainsi, nous expliquons que l'histoire de économie le capitaliste dépend des luttes politiques dans l'espace national et transnational.
(3) La « bourgeoisie » ne se définit pas par la simple accumulation de profit (ou par l'investissement productif) : cette condition est nécessaire, mais pas suffisante. On lira, dans le texte, les arguments de Wallerstein concernant la recherche, par la bourgeoisie, de détenir un monopole et de transformer le profit en « revenu » garanti par l'État selon différentes modalités historiques. C'est une question sur laquelle nous aurons certainement à revenir. L'historicisation (et donc la dialectisation) du concept de classes dans la « sociologie marxiste » ne fait que commencer (ce qui signifie qu'il reste encore beaucoup de travail à faire pour saper l'idéologie qui se concevait comme sociologie marxiste).
Là aussi, nous réagissons à nos traditions nationales : contrairement à un préjugé tenace en France (qui remonte à Engels), j'essaie de montrer que la bourgeoisie capitaliste n'est pas un parasite ; à son tour, Wallerstein, qui vient d'un pays où le mythe de « l'entrepreneur » a été créé, tente de montrer que le bourgeois n'est pas le contraire de l'aristocrate (ni dans le passé, ni actuellement).
Pour différentes raisons, je suis tout à fait d'accord pour penser que, dans le capitalisme actuel, scolarité généralisée est non seulement devenue « reproductive », mais aussi producteur, des différences de classe. Cependant, moins « optimiste » que lui, je ne crois pas que le mécanisme « méritocratique » soit politiquement plus fragile que les mécanismes historiques, antérieurs d'acquisition d'un statuts social privilégié.
Cela tient, à mon avis, au fait que la scolarisation – du moins dans les pays « développés » – se constitue comme un mode de sélection des cadres dirigeants et, en même temps, comme un dispositif idéologique approprié pour naturaliser « techniquement » et « scientifiquement ». « les divisions sociales, surtout la division du travail manuel et intellectuel, ou celle du travail d'exécution et du travail du D'USINE, dans ses formes successives. Or, cette naturalisation, qui, on le verra, est étroitement liée au racisme, a la même efficacité que les autres légitimations historiques du privilège.
Ce qui nous amène directement au dernier point : « Déplacements de conflits sociaux ? ». L'objectif de cette quatrième section est de revenir sur la question initialement posée (celle du racisme ou, plus largement, de « lastatuts» et identité « communautaire »), croisant les caractérisations antérieures ou préparant des conclusions pratiques – même si nous en sommes encore loin. Il s'agit aussi d'évaluer la distance par rapport à certains thèmes classiques de la sociologie et de l'histoire. Naturellement, les différences d'approche et les divergences plus ou moins importantes apparues auparavant persistent : il ne serait donc pas question de conclure.
Si je voulais exagérer, je dirais que cette fois Wallerstein est beaucoup moins « optimiste » que moi, puisqu'il voit la conscience « de groupe » prévaloir nécessairement sur la conscience de « classe », ou du moins constituer la forme nécessaire de son accomplissement historique. Il est vrai que, dans limiter (« asymptotique »), les deux termes se rejoignent, selon lui, dans la transnationalisation des inégalités et des conflits.
Pour ma part, je ne crois pas que le racisme soit l'expression de la structure de classe, mais plutôt une forme typique de aliénation politique inhérentes aux luttes de classe dans le champ du nationalisme, qui se manifestent à travers des formes particulièrement ambivalentes (racisation du prolétariat, ouvriérisme, consensus « interclassiste » dans la crise actuelle). Il est vrai que mon raisonnement s'appuie fondamentalement sur l'exemple de la situation et de l'histoire françaises, dans lesquelles se pose aujourd'hui de manière incertaine la question du renouvellement des pratiques et des idéologies internationalistes.
Il est vrai aussi que, dans la pratique, les « nations prolétariennes » du Tiers Monde, ou plus précisément ses masses appauvries, et les « nouveaux prolétaires » d'Europe occidentale et d'ailleurs – dans leur diversité – ont le même adversaire : le racisme institutionnel et ses prolongements ou ses anticipations politiques de masse. Et le même obstacle à surmonter : la confusion du particularisme ethnique ou de l'universalisme politico-religieux avec les idéologies en soi libérateur.
C'est probablement l'essentiel, ce qui reste à réfléchir et à approfondir non seulement dans les milieux universitaires, mais avec d'autres parties intéressées. Cependant, même adversaire ne signifie pas les mêmes intérêts immédiats, ni la même forme de conscience, ni a fortiori la totalisation des luttes. En fait, ce n'est qu'une tendance à laquelle s'opposent des obstacles structurels. Pour qu'elle s'impose, il faut des conjonctures et des pratiques politiques favorables.
C'est pourquoi, tout au long de ce livre, j'ai soutenu que la (re)constitution sur des bases nouvelles (et, peut-être, avec des mots nouveaux) d'une idéologie de classe, susceptible de s'opposer au nationalisme rampant d'aujourd'hui et de demain, avait pour but la condition – qui, en fait, détermine son contenu – un antiracisme efficace.
*ETÉtienne Balibar est professeur à l'université Paris X-Nanterre. Auteur parmi d'autres livres de La philosophie de Marx (Georges Zahar).
Référence
Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein. Race, nation, classe : les identités ambiguës. Traduction : Wanda Caldeira Brant. São Paulo, Boitempo, 2021, 304 pages.