Racisme, ethnicité et luttes de classe dans le débat marxiste

Gerald Wilde, Le mariage du ciel et de l'enfer, 1971-2
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Par DANILO ENRICO MARTUSCELLI & JAIR BATISTA DA SILVA*

Présentation du livre qui vient de sortir

La question de l'oppression a acquis une grande centralité, visibilité et diversité au regard des luttes et conflits de la vie sociale contemporaine, qui ont pris des contenus et des formes variés, et mobilisé des militants et des mouvements diversifiés. Historiquement, les communistes n'ont pas évité le débat sur les questions raciales, ethniques et coloniales, et ont mené d'importantes luttes politiques et théoriques, promouvant, en outre, des discussions pertinentes au sein de la Troisième Internationale Communiste et une série de publications politiques et théoriques sur ces questions. .

Le Congrès des peuples de l'Est, convoqué par l'Internationale communiste et tenu à Bakou (Azerbaïdjan) en 1920, fut un moment décisif, guidant le mouvement communiste international vers la tâche centrale de mener la lutte anticoloniale et anti-impérialiste en les parties les plus différentes du monde. . Les résolutions de ce Congrès pointaient comme horizon politique : la « fin de la division de l'humanité en peuples oppresseurs et peuples opprimés » et la « complète égalité de tous les peuples et races, quelles que soient la langue qu'ils parlent, la couleur de leur peau et la religion qu'ils professent ».[I] Ce n'est pas par hasard que ces débats ont également émergé la synthèse agrégée proposée par Zinoviev à la devise finale bien connue du Manifeste communiste, lorsqu'il a exhorté, sous les applaudissements des communistes présents au Congrès, le mot d'ordre : « Prolétaires de tous les pays et peuples opprimés du monde entier, unissez-vous ».

Dans la situation actuelle, nous comprenons que le militantisme et les intellectuels marxistes ne doivent pas négliger ces luttes contre l'oppression et ses expressions effectives dans la réalité sociale. Ces agents sont en mesure d'offrir des contributions importantes à ce débat, compte tenu de leurs particularités, de leurs historicités et de leurs processus. Dans le capitalisme, l'établissement de l'égalité juridique peut être considéré comme une avancée et une conquête pour la population opprimée et exploitée par rapport à la loi inégalitaire présente dans les sociétés précapitalistes. Il s'agit pourtant d'une égalité formelle, d'une « illusion pratique », qui coexiste et s'ancre dans une profonde inégalité socio-économique. De ce fait et de la position historiquement anti-égalitaire des classes dirigeantes, même le plus fondamental des droits, les droits civiques, ne peut être pleinement assuré par l'État bourgeois - ce qui ne fait que renforcer l'importance du débat sur les oppressions dans leur rapport aux enjeux de l'exploitation de classe et la nécessité de la guider dans une perspective communiste.

Il est possible d'affirmer que l'expérience sociale des populations et des peuples opprimés s'est conjuguée, dans une totalité complexe, à divers mécanismes qui contribuent à intensifier l'oppression, l'exploitation, la violence et les inégalités, engendrant, de manière contradictoire, pour les individus et les collectivités, de nouvelles et d'anciennes des formes de lutte, des plans et des actions de résistance et des identités qui permettent de combattre et de faire face à des formes d'oppression.

Il n'en va pas autrement de la problématique ethnico-raciale, elle s'articule avec des questions de classe, de genre, de génération, de sexualité, de religiosité, de nationalité, de développement économique et social, configurant un large processus d'exclusion et des mécanismes – parfois subtils, parfois pervers – de inégalités, discriminations et préjugés qu'un marxisme sensible aux contradictions du temps présent et de l'expérience historique doit prendre en compte et combattre, s'il veut être une force politique et intellectuelle avec sa voix et sa couleur dans le débat public d'aujourd'hui.

Le racisme, en tant que pratique sociale, pénètre les institutions, se reproduit dans les valeurs et les idées, se combine et se complexifie dans l'ensemble des relations sociales, économiques et politiques, se manifestant dans les inégalités raciales, dans les différentes formes de pouvoir entre groupes racialement distincts, sur le plan esthétique, culturel et environnemental. Et le racisme, en tant que phénomène historique, se réactualise, se fait et se refait, se nourrit, se combine et se complexifie dans les contradictions de chaque époque et dans le rapport de force de chaque société. Le racisme, comme moyen de naturaliser les différences et les inégalités, a également usé et abusé de la culture, de la nation, de la tradition, pour établir des hiérarchies fondées sur la race. C'est le racisme d'hier, mais encore et surtout le racisme d'aujourd'hui, son aspect contemporain, qu'il appartient au marxisme de problématiser et d'affronter aujourd'hui.

Avec cette idée en tête, nous avons organisé un dossier qui entend se pencher sur les interfaces entre le marxisme et les questions ethniques/raciales. Dans l'invitation initiale faite à des dizaines d'invités, nous avons suggéré une série de questions qui, selon nous, pourraient contribuer à orienter de manière minimale le débat que nous souhaitions susciter.

Nous constatons que nombre de ces invités, qui ont développé des débats et des recherches extrêmement pertinents sur les questions abordées dans ce dossier, ont exprimé des difficultés à envoyer leurs contributions dans les délais que nous avions initialement prévus. Bien qu'ils n'aient pas pu envoyer leurs réflexions à cette collection, nous sommes reconnaissants à tous pour les messages de soutien et d'encouragement pour la publication et l'organisation de ce travail. Les occasions ne manqueront certainement pas d'organiser de nouveaux travaux collectifs avec tous ces collègues.

Les questions initiales que nous avons présentées à nos invités et qui ont guidé l'organisation de ce dossier étaient les suivantes : (1) Quelle est la spécificité de la tradition théorique et politique marxiste dans le débat sur le racisme, l'antiracisme et les relations ethnico-raciales ? ; (2) Du point de vue marxiste, comment articuler théoriquement et politiquement racisme, classe, genre et sexualité ?; (3) Quelle place la problématique raciale doit-elle occuper dans une lutte émancipatrice/révolutionnaire ?; (4) Quelle est la contribution des intellectuels marxistes noirs à la réflexion sur le racisme (à l'intérieur et à l'extérieur du Brésil) ? ; (5) Quelle est la place occupée par la question ethnico-raciale dans la pensée marxiste latino-américaine ?; (6) Quels sont les points de proximité et de contradiction du mouvement marxiste antiraciste avec les autres courants de mouvements antiracistes ?; (7) Quelle est la place occupée par la question ethnico-raciale dans la lutte sociale contemporaine face à l'offensive de l'extrême droite ?

Ce dossier comprend 23 textes écrits par 26 auteurs et est divisé en sept parties. En eux, il sera possible de vérifier qu'en plus du réductionnisme analytique susmentionné, le racisme et ses manifestations quotidiennes ne sont pas mécaniquement subsumés sous la classe sociale ou l'économie. Ceux qui liront le recueil trouveront un effort analytique pour combiner, toujours en tenant compte des contradictions rencontrées dans chaque réalité dans laquelle se tisse la réflexion, race/ethnicité avec diverses expressions d'oppression et d'exploitation, dont la finalité articule à la fois le plus connaissance précise et profonde de la réalité avec l'intention de combattre et de transformer ces différentes formes d'inégalité et d'oppression.

Dans le souci de montrer une partie de la vitalité de la réflexion marxiste et de la pertinence des travaux produits antérieurement, nous avons regroupé et réédité, dans les deux premières parties, des textes pionniers et classiques du débat marxiste sur la question ethnico-raciale et les luttes des indigènes. et les peuples noirs d'Amérique latine et du Brésil. Le premier est composé d'articles de José Carlos Mariátegui, Hugo Pesce et Édison Carneiro, et des présentations et contextualisations de ces textes préparés, respectivement, par Danilla Aguiar et Gustavo Rossi. Le second contient des textes de deux intellectuels et militants brésiliens influents dans le débat sur la question raciale dans le pays : Clóvis Moura et Lélia González.

La troisième partie consiste en une traduction inédite du texte d'August Nimtz et trois articles écrits par Diogo Valença de Azevedo Costa, Márcia da Silva Clemente et Deivison Mendes Faustino, qui traitent respectivement des contributions de Marx et de Fanon au débat sur des sujets comme l'eurocentrisme, le colonialisme et l'antiracisme. Ici, les lecteurs pourront vérifier la diversité des analyses et des approches sur ces questions, notant comment ces questions croisent des discussions produites par des intellectuels, des militants, des mouvements et des partis qui se sont inspirés de la tradition marxiste.

La quatrième partie du dossier contemple les débats historiques menés dans les premières décennies du XXe siècle par le mouvement communiste et par les intellectuels marxistes sur la question noire et les luttes des Noirs, et consiste en une traduction inédite de l'article de Hakim Adi , en plus d'un texte préparé par Iacy Maia Mata et Petrônio Domingues. Dans cette section, il sera possible d'observer comment l'internationalisme noir a gagné en densité analytique et politique à partir du travail créatif et collectif construit par les intellectuels et militants marxistes.

La cinquième partie se concentre sur les analyses marxistes de la question indigène et inclut les débats émergeant du milieu du XXe siècle à nos jours en Amérique latine. Cette section est composée d'articles de Jean Tible, Rodrigo Santaella Gonçalves, Jaime Ortega Reyna et Leandro Galastri. Les textes réunis dans cette partie montrent la complexité des débats et les défis théoriques et politiques posés à la tradition marxiste latino-américaine dans la perspective de vaincre l'oppression, en mettant en jeu la problématique indigène et son potentiel émancipateur.

Dans la sixième partie, l'accent est mis sur les contributions des intellectuels marxistes et communistes brésiliens de la première moitié du XXe siècle, Clóvis Moura et Florestan Fernandes, aux problèmes liés à la question raciale au Brésil. Cette section rassemble des articles de Gabriel dos Santos Rocha, Daniele Cordeiro Motta, Maria de Fátima Souza da Silveira, Érika Mesquita et Weber Lopes Góes. Les œuvres répertoriées ici montrent quelques clés d'interprétation des communistes brésiliens et également produites par ces deux grands intellectuels marxistes qui montrent certaines de leurs principales préoccupations théoriques et politiques pour surmonter les maux vécus par la classe ouvrière et la population noire brésilienne.

Dans la dernière partie, le dossier intègre des réflexions sur la relation entre capitalisme et antiracisme, comprenant des articles de Wagner Miquéias F. Damasceno, Dennis de Oliveira et Wilson do Nascimento Barbosa. Ici, l'argument général peut se résumer à la relation profonde entre capitalisme et racisme comme moyen d'accentuation de la domination et de l'exploitation.

Certes, une série de débats ne peuvent être abordés dans ce dossier, mais nous pensons que les articles publiés dans ce recueil permettent de constater la fortune critique, les limites et l'héritage du marxisme et du mouvement communiste international quant à l'analyse des rapports entre le racisme, l'ethnicité et les luttes de classe.

Le lecteur retrouvera, explicitement ou implicitement, à travers les différents articles qui composent le dossier, la critique de l'antiracisme libéral et culturaliste qui cherche à circonscrire la question raciale à l'univers de la citoyenneté, de la consommation et de l'identité culturelle. Ils croiseront également des réflexions permettant de problématiser une lecture déterministe de la question raciale, notamment celle qui la réduit à un phénomène secondaire ou simple épiphénomène de l'économie et des luttes de classes.

Dans la tradition marxiste, pour sortir de ce double réductionnisme, deux prémisses s'imposent : considérer l'historicité de la problématique abordée, dans notre cas, la question raciale et son rapport avec d'autres formes d'oppression ; et d'élaborer une analyse concrète de la situation concrète ("l'âme de la vie du marxisme", comme dirait Lénine), c'est-à-dire d'essayer d'observer comment cette problématique se combine, s'articule et se différencie dans l'expérience sociale des populations opprimées.

Nous ne saurions conclure cette présentation sans mentionner que l'organisation de ce dossier a reposé sur la collaboration de quelques collègues à qui nous devons tous nos remerciements. Nous remercions Alexandre Pimenta et Muniz Ferreira, qui nous ont fourni la traduction des textes initialement publiés en anglais par Hakim Adi et August Nimtz, et Luiz Brandão et Leandro Galastri pour la révision technique de ces traductions. Nous exprimons également notre gratitude à Alexandre Pimenta pour la création de la couverture de ce livre. Nous remercions Renata Gonçalves d'avoir suggéré les noms d'intellectuels et de militants qui ont été invités à envoyer des textes pour le dossier ; à Mariana Ramos de Morais pour l'envoi du texte numérisé d'Édison Carneiro publié dans ce dossier ; à Fernando Alves da Silva pour la conception du livre et pour la transcription des articles de Clóvis Moura et Lélia González ; et les éditeurs de Marxism21 pour tout le soutien apporté à l'organisation de ce livre.

Enfin, avec cette publication, nous entendons non seulement rejoindre les efforts existants pour réfléchir sur le racisme et ses formes d'oppression connexes, mais aussi contribuer, dans une perspective marxiste, à penser, discuter et faire face aux formes contemporaines de racisme.

Ces luttes et bien d'autres continuent !

*Danilo Enrico Martuscelli est professeur à l'Université fédérale d'Uberlândia (UFU) et éditeur du blog marxisme21 et auteur, entre autres livres, de Crises politiques et capitalisme néolibéral au Brésil (CRV, 2015) [https://amzn.to/4cNX6r6]

* Jair Batista da Silva est professeur au Département de sociologie de l'Université fédérale de Bahia (UFBA). Auteur, entre autres livres, de Racisme et syndicalisme (Annablume).

Référence


Danilo Enrico Martuscelli & Jair Batista da Silva (eds). Racisme, ethnicité et luttes de classe dans le débat marxiste. São Paulo, marxismo21, 2021, e-book disponible sur https://marxismo21.org/racismo-etnia-e-luta-de-classes-no-debate-marxista/

Note


[I] Sur le Congrès de Bakou, voir : John Riddell, Vijay Prashad et Nazeef Mollah (eds.). Libérez les colonies ! Communisme et liberté coloniale (1917-1924). New Delhi, Left Words Books, 2019.

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