Réaliser la philosophie — Marx, Lukács et l'école de Francfort

Image : Matthias Groeneveld
Whatsapp
Facebook
Twitter
Instagram
Telegram

Par ANDREW FEENBERG

La philosophie de la praxis est aujourd’hui significative en tant que tentative la plus développée au sein du marxisme de réfléchir aux conséquences de la rationalisation de la société sous le capitalisme.

Cet article explique la philosophie de la praxis de quatre penseurs marxistes, les premiers Marx et Lukács, ainsi que les philosophes de l'École de Francfort Adorno et Marcuse. La philosophie de la praxis soutient que les problèmes philosophiques fondamentaux sont, en réalité, des problèmes sociaux conçus de manière abstraite. Cet argument a deux implications : d’une part, les problèmes philosophiques sont importants dans la mesure où ils reflètent de réelles contradictions sociales ; d’un autre côté, la philosophie ne peut pas résoudre les problèmes qu’elle identifie puisque seule la révolution sociale peut éliminer leurs causes sociales.

J’appelle cela l’argument « métacritique ». Je soutiens que la métacritique, en ce sens, sous-tend la philosophie de la praxis et peut également éclairer notre réflexion sur la transformation sociale et philosophique. Les diverses projections de telles transformations distinguent les quatre philosophes évoqués dans cet article. Ils diffèrent également dans la voie vers le changement social. Ils ont développé l’argumentation métacritique dans les conditions historiques spécifiques dans lesquelles ils se trouvaient. Les différences dans ces conditions expliquent en grande partie la différence entre les thèses, notamment parce que la philosophie de la praxis est ancrée dans des circonstances historiques – d’où la résolution révolutionnaire plus ou moins plausible des problèmes au moment où elles écrivent.

Introduction – métacritique

En 1844, Marx écrivait que « la philosophie ne peut être réalisée que par l’abolition du prolétariat et le prolétariat ne peut être aboli que par la réalisation de la philosophie » (MARX, 1963, p. 59). Adorno commentera plus tard : « la philosophie, qui semblait auparavant obsolète, reste vivante parce que le moment de la réaliser a été perdu » (ADORNO, 1973, p. 3). Quel est le sens de cet étrange concept de « réalisation » en philosophie ? L’objectif de ce texte est d’esquisser une réponse à cette question, mieux développée dans mon livre intitulé La philosophie de la praxis : Marx, Lukács et l'école de Francfort (La philosophie de la praxis : Marx, Lukács et l'école de Francfort)(2014).

Gramsci utilise l’expression « philosophie de la praxis » pour désigner le marxisme dans son ouvrage. Carnets de prison. Et cela s’applique désormais aux interprétations du marxisme qui suivent son exemple consistant à placer toutes les connaissances dans un contexte culturel, lui-même basé sur une vision du monde spécifique à une classe. Gramsci a appelé cela « l’historicisme absolu », caractérisant ainsi le marxisme hégélien des premiers travaux de Marx, Lukács, Korsch, Bloch et de l’École de Francfort. J’appellerai cette tendance la philosophie de la praxis pour la distinguer des autres interprétations du marxisme.

La philosophie de la praxis soutient que les problèmes philosophiques fondamentaux sont, en réalité, des contradictions sociales conçues de manière abstraite. Ces contradictions apparaissent comme des problèmes pratiques sans solutions, reflétés dans des dilemmes culturels. La philosophie les traite comme des antinomies théoriques, des énigmes insolubles sur lesquelles les penseurs luttent sans parvenir à une solution ou à un consensus convaincant. Elles incluent les antinomies entre valeur et fait, liberté et nécessité, individu et société et, en fin de compte, sujet et objet. La philosophie traditionnelle devient alors une théorie de la culture qui ne se connaît pas comme telle. La philosophie de la praxis est connue sous le nom de théorie culturelle et interprète les antinomies comme des expressions sublimées de contradictions sociales.

Cet argument a deux implications : d’une part, les problèmes philosophiques sont importants dans la mesure où ils reflètent de réelles contradictions sociales ; de l’autre, la philosophie ne peut pas résoudre les problèmes qu’elle identifie car seule la révolution sociale peut en éliminer les causes. Comme le dit Marx dans sa onzième thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont interprété o monde, à bien des égards ; la question est de la transformer (MARX, 1967, p. 402). Mais, comme nous le verrons, le changement prédit par la philosophie de la praxis englobe à la fois la nature et la société, ce qui crée des problèmes nouveaux et intrigants.

La version la plus développée de cet argument est la notion des « antinomies de la pensée bourgeoise » de Lukács. Hegel a déclaré que la tâche fondamentale de la philosophie est de surmonter les antinomies et de réconcilier leurs pôles. Lukács a accepté le point de vue de Hegel, mais a soutenu qu'il ne s'agissait pas d'une tâche spéculative. Les antinomies proviennent des limites de la pratique capitaliste, de son biais individualiste et de son orientation technique. Lukács a qualifié de « réifié » le monde créé par cette pratique. Leurs antinomies ne peuvent donc pas être résolues théoriquement, mais seulement par une nouvelle forme de pratique qui abolit la réification. Son argument clarifie la contribution antérieure de Marx et explique la tentative ultérieure de l'École de Francfort de créer une « théorie critique ».

Considérez « l’antinomie » entre la valeur et le fait. La philosophie est aux prises avec cette antinomie depuis que la raison scientifique a remplacé la téléologie aristotélicienne. La plupart des philosophes modernes ont tenté de justifier rationnellement les valeurs morales, même si elles n’ont plus leur place dans la nature. Les philosophes de la praxis soutiennent que cette procédure est erronée. Le problème sous-jacent est la compréhension dominante de la rationalité et le concept correspondant de la réalité dans la société capitaliste. La science présente ces catégories philosophiques, mais elles ont une origine sociale, c'est-à-dire dans la structure des relations marchandes et du processus de travail capitaliste.

C’est dans ce contexte qu’apparaissent des valeurs par opposition à une réalité implicitement définie par l’obéissance à des lois économiques indifférentes à l’humanité. Lukács résume ce dilemme : « Précisément dans l'expression classique et pure qu'il a reçue dans la philosophie de Kant, il reste vrai que le « devoir » présuppose un « être » par rapport auquel la catégorie « devoir » reste en principe inapplicable » (LUKÁCS, 1971). , p.160). Jusqu’à présent, l’argument semble relativiste et réductionniste, mais Lukács parvient à la conclusion surprenante qu’une transformation de la réalité sociale peut modifier la forme de la rationalité et ainsi résoudre l’antinomie.

J’appelle cela l’argument « métacritique ». Ici, elle prend les concepts abstraits de valeur et de fait, les fonde sur leur origine sociale et résout ensuite leur contradiction à ce niveau. L’application de cette approche à l’antinomie fondamentale du sujet et de l’objet est fondamentale pour toutes les versions de la philosophie de la praxis. La discussion comporte trois moments :

Il y a d’abord la désublimation sociologique du concept philosophique de sujet : de sa définition idéaliste comme Cogito transcendantal, le sujet est redéfini comme un être humain vivant et travaillant. Ce mouvement découle de la critique originale de Feuerbach sur l'aliénation de la raison : « Ce qui, pour la religion, est dans l'autre monde, est dans ce monde pour la philosophie ». (FEUERBACH, 1966, p. 70) Pour désaliéner la raison philosophique, le véritable sujet doit être découvert derrière le voile théologique.

Deuxièmement, il est nécessaire de reconceptualiser la relation du sujet désublimé au monde objectif selon la structure de la relation cognitive sujet-objet dans la philosophie idéaliste. Cette relation se résume à la notion d’identité de sujet et d’objet qui garantit l’universalité de la raison. Il réapparaît sous de nombreuses formes dans la philosophie de la praxis, de l’interprétation ontologique des besoins de Marx au « sujet-objet identique de l’histoire » de Lukács jusqu’à l’identité atténuée implicite dans la notion de participation mutuelle des êtres humains et de la nature de l’École de Francfort plus tard.

Troisièmement, résoudre les antinomies qui surgissent dans ce contexte en projetant une révolution dans les relations entre les termes désormais désublimés. La révolution apparaît alors comme une méthode philosophique en lieu et place des méthodes spéculatives de la philosophie moderne depuis Descartes.

La métacritique, en ce sens, sous-tend la philosophie de la praxis et peut également éclairer notre réflexion sur la transformation sociale et philosophique. Les diverses projections de telles transformations distinguent les quatre philosophes dont je discute dans cet article. Ils développent l’argumentation métacritique dans les conditions historiques spécifiques dans lesquelles ils se trouvent. Les différences dans ces conditions expliquent en grande partie la différence entre leurs projets, puisque la philosophie de la praxis dépend d’une circonstance historique – la résolution révolutionnaire (plus ou moins plausible) des antinomies lorsqu’ils écrivent à leur sujet.

La philosophie de la praxis chez Marx

Les premiers écrits de Marx proposaient pour la première fois une version cohérente de la philosophie de la praxis. Il a écrit au début du mouvement prolétarien, dans une société arriérée mais avec une culture philosophique sophistiquée, des conditions qui favorisaient une conception largement spéculative de l'avenir. Il a conçu une révolution totale, transformant non seulement la société mais aussi l'expérience et la nature. Il rejetait la science moderne comme étant aliénée et promettait une nouvelle science unissant l’histoire et la nature : « Il y aura », affirmait-il, « une seule science » (MARX, 1963, p. 164). La qualité plutôt fantastique de ces spéculations a cédé la place à une analyse scientifique sobre du capitalisme dans des travaux ultérieurs, dans lesquels l’argument métacritique se limitait à la critique de l’économie politique.

Le premier Marx cherchait à résoudre les antinomies par la révolution. Ses conceptions du sujet comme être naturel, de l’objectivation des facultés humaines par le travail et du dépassement révolutionnaire de l’aliénation capitaliste correspondent aux trois moments de la métacritique. De ce point de vue, le Manuscrits de 1844 apparaître comme une ontologie historicisée avec une dimension normative. Ils promettent la « réalisation » de la philosophie dans la réalité sociale.

L'argumentation de Marx commence par une analyse de la place de la révolution dans la philosophie politique. La révolution avait été justifiée ainsi dans les temps modernes : a) par l'argument que l'État existant est un obstacle au bonheur humain ou parce qu'il viole les droits fondamentaux. Celles-ci sont décrites comme des raisons « téléologiques » ou « déontologiques » de la révolution. Marx a introduit un fondement déontologique original : les « exigences de la raison ». L’idéalisme avait initialement formulé ces exigences comme la résolution des antinomies de la pensée et de l’être, du sujet et de l’objet.

L’effort initial a développé l’argumentation en trois étapes. Marx est parti de l’antinomie entre la citoyenneté morale dans l’État bourgeois et la nécessité économique dans la société civile. Le citoyen et l'homme sont animés par des motifs complètement différents et contradictoires, l'un par des lois universelles, l'autre par l'avantage individuel. Dans la première étape de la théorie, il a montré l’importance de transcender cette opposition, mais n’a pas expliqué comment les besoins peuvent être harmonisés et universalisés pour surmonter leur caractère compétitif. Il a ensuite soutenu que le prolétariat est l’agent de la révolution et, en tant que tel, responsable de la résolution de l’antinomie entre l’homme et le citoyen.

Mais cet argument crée une nouvelle antinomie dans la théorie (marxiste), également appliquée à la pratique (prolétarienne). Le mouvement prolétarien existant a-t-il quelque chose à voir avec le projet de Marx ? Quelle sorte de motivation pratique et matérielle correspondrait aux objectifs philosophiques de Marx ? La troisième phase du débat répond à ces questions par une déconstruction métacritique de l’antinomie entre raison et nécessité.

La clé pour comprendre les Manuscrits de Marx réside dans leur redéfinition radicale de la nécessité en tant que relation ontologiquement fondamentale avec la réalité. Marx écrit : « Les sentiments, les passions, etc. de l’homme ne sont pas de simples caractéristiques anthropologiques au sens strict, mais sont de véritables déclarations ontologiques de l’être (de la nature) » (MARX, 1963, p. 189). Si la nécessité et non la connaissance sont fondamentales, les prétentions de la philosophie idéaliste selon lesquelles l'être dérive du sujet pensant sont renversées.

Mais Marx n’a pas simplement rejeté la formulation idéaliste. Dans son explication ontologique, le besoin n’est pas accidentellement lié aux moyens naturels de satisfaction, mais est essentiellement corrélé à la nature. La corrélation s'éprouve dans le travail, qui cible les facultés humaines dans la nature tout en satisfaisant les besoins. C’est la « vraie » unité du sujet et de l’objet. Et sa forme et sa fonction ressemblent à l’unité cognitive du sujet et de l’objet dans l’idéalisme.

La libération du sujet de la nécessité de la loi du marché satisfait ainsi aux exigences de la raison et fonde la critique révolutionnaire de Marx sur l'aliénation du travail. Les antinomies sont surmontées dans l'histoire, et non seulement l'antinomie de l'homme et du citoyen qui a émergé de ses premiers essais sur la politique, mais aussi l'antinomie ontologiquement fondamentale entre le sujet et l'objet. « Ainsi, la société devient l’union réalisée de l’homme avec la nature, la véritable résurrection de la nature, le naturalisme réalisé de l’homme et l’humanisme réalisé de la nature » (MARX, 1963, p. 157)

Mais est-ce une affirmation plausible ? L'objectif de la philosophie idéaliste est de démontrer l'unité du sujet et de l'objet, en montrant la constitution de l'objet par le sujet. Qu’arrive-t-il à cette ambition si le sujet et l’objet sont redéfinis comme des êtres naturels ? Dans le contexte de la philosophie de la praxis, cela donne naissance à une nouvelle antinomie entre société et nature : un sujet social vivant peut-il constituer la nature ? Les Manuscrits de Marx répondent « oui » : la nature est réduite à un produit humain par le travail ; quand le travail ne peut pas faire le travail, par la sensation, comprise comme socialement informée et donc constitutive d'une dimension spécifiquement humaine du monde objectif : « L'homme lui-même devient l'objet ». (MARX, 1963, p. 161)

Mais la nature existait certainement avant les êtres humains et ne dépend pas d’eux pour son existence. Les sciences naturelles étudient cette nature indépendante qui lui apparaît comme la vraie réalité. Si tel est le cas, l’histoire est un coin insignifiant de l’univers et l’être humain est un fait purement naturel, sans signification ontologique.

Dès le début, le naturalisme est donc une question centrale pour la philosophie de la praxis. Marx conteste le naturalisme, arguant que si l’on imagine la nature indépendante des êtres humains, on s’imagine hors de l’existence. En bref, la nature indépendante de l’être humain est un postulat dénué de sens et non une réalité concrète.

Marx rejette ainsi la « vision à partir de rien » comme vestige de la notion théologique d’un sujet désincarné. Il défend ce que j’appelle « l’athéisme épistémologique ». Son idée de la nature n’est pas celle des sciences naturelles modernes, qu’il rejette comme une abstraction. Il conçoit la nature telle qu'elle est vécue dans la nécessité, perçue par les sens socialisés et dominée par le travail. Cette nature vécue a une dimension historique qui manque à la nature des sciences naturelles. D’où l’appel de Marx à la création d’une nouvelle science de la nature vécue.

Le concept de nouvelle science n’a de sens que si l’idée même de connaissance objective est transformée. Marx puis Lukács et l'École de Francfort défendent une nouvelle conception de ce que Horkheimer appelle la « finitude de la pensée ». "Puisque cette conception extra-historique et donc exagérée de la vérité, qui découle de l'idée d'un esprit pur et infini et donc finalement du concept de Dieu, est impossible, cela n'a plus de sens d'orienter la connaissance que nous devons cette impossibilité et, en ce sens, je la qualifie de relative. (HORKHEIMER, 1995, p. 244) La connaissance surgit sous un « horizon fini ». Elle repose sur l’implication socialement située du sujet et non sur un détachement de l’objet.

Le concept de réification de Lukács

Bien que la version de Lukács de la philosophie de la praxis présente des similitudes avec celle du premier Marx, il a été principalement influencé par les travaux ultérieurs de Marx. Le concept de réification est l'innovation théorique la plus importante de Lukács. Ce concept synthétise l'idée de rationalisation de Weber avec la critique de Marx du fétichisme de la marchandise et son analyse de la relation du travailleur avec la machine.

Bien que Lukács évite généralement le mot « culture », il propose en fait avec ce concept ce que nous appellerions une approche critique de la culture du capitalisme. La critique s’articule en termes tirés du néo-kantisme et des écrits logiques de Hegel, mais sa prémisse la plus fondamentale vient de l’argument marxiste selon lequel le capitalisme ne peut pas pleinement comprendre et gérer ses propres conditions d’existence. Ainsi, le concept de réification constitue la base originale de la théorie de la crise capitaliste.

Il existe beaucoup de confusion dans la littérature sur la signification de la réification. Selon son étymologie, la « réification » est la réduction des relations humaines aux relations entre les choses. Le mot « chose », dans ce contexte, a une signification spécifique : objet de connaissance factuelle et de contrôle technique. La réification, comme le comprend Lukács, généralise la relation technico-scientifique avec la nature en tant que principe culturel pour la société dans son ensemble. En ce sens, la société se constitue à travers un modèle spécifique de croyances et de pratiques. La réification n’est donc pas un état mental, mais une forme culturelle qui structure la société et la conscience.

C’est ainsi que Lukács résume sa théorie. « L’important est de reconnaître clairement que toutes les relations humaines (considérées comme objets de l’activité sociale) prennent de plus en plus la forme d’objectivité des éléments abstraits des systèmes conceptuels des sciences naturelles et des substrats abstraits des lois de la nature. En outre, le sujet de cette « action » assume également de plus en plus l'attitude du pur observateur de ces processus – artificiellement abstraits –, c'est-à-dire l'attitude de l'expérimentateur » (LUKÁCS, 1971, p. 131). La réification est donc le principe d’intelligibilité propre au capitalisme. Il ne s’agit pas d’un simple préjugé ou d’une croyance, mais de la base constructive d’un monde social.

Écrivant à une époque où une rationalisation sociale invasive menaçait de dominer l'Europe, Lukács interprétait l'analyse de Marx de la rationalité économique capitaliste comme le paradigme et la source de la conception moderne de la science et de la technologie. Les limites économiques du capitalisme apparaissent comme des limites de la rationalité dans tous les domaines. Ces limitations sont liées à ce que Lukács appelle le « formalisme ». Le problème, selon Lukács, ne réside pas dans cette raison scientifique formaliste elle-même, mais dans son application au-delà des limites de la nature, à la société en tant qu’objet approprié.

La rationalité économique réifiée est formelle dans le sens où elle fait abstraction de contenus qualitatifs spécifiques pour se concentrer sur des déterminations quantitatives, par exemple le prix. La dialectique forme/contenu est illustrée par la contradiction entre la forme économique abstraite du travailleur en tant que vendeur de force de travail et le processus de vie concret du travailleur qui dépasse les limites du concept économique.

"Les différences quantitatives d'exploitation qui apparaissent au capitaliste comme déterminants quantitatifs des objets de son calcul, doivent apparaître au travailleur comme les catégories décisives et qualitatives de toute son existence physique, mentale et morale." (LUKÁCS, 1971, p. 166)

La tension entre la forme et le contenu n’est pas simplement conceptuelle, mais conduit à des crises et à des révolutions. La théorie de la réification construit ainsi un pont entre la théorie des crises de Marx et l’intensification des crises culturelles et philosophiques de la société capitaliste du début du XXe siècle, que Lukács attribue aux effets du caractère formel de la rationalité moderne.

Lukács a développé cet argument à travers une histoire critique de la philosophie. La pensée réifiée, telle qu'on la trouve chez Kant, prend la relation technico-scientifique avec la nature comme modèle de la relation sujet-objet en général. Mais les lois scientifiques sont abstraites d’objets, d’époques et de lieux spécifiques. Si la rationalité en tant que telle est modélisée dans la science, on perd beaucoup de choses.

Chez Kant, la contradiction entre forme et contenu est généralisée. La rationalité formelle réifiée donne naissance à un contenu connexe qu’elle ne peut pas pleinement englober. Le contenu qui n’entre pas sans laisser de trace dans les concepts formels apparaît comme la chose en soi. L'antinomie du sujet et de l'objet sépare le sujet connaissant de la réalité ultime.

Les trois critiques kantiennes de la raison pure, de la raison pratique et du jugement esthétique correspondent aux trois tentatives de la philosophie allemande classique pour résoudre les antinomies d'un concept formaliste de rationalité. Trois exigences de la raison émergent de cette « expérience philosophique » : le principe de pratique (seul un sujet pratique peut surmonter l'antinomie de la forme et du contenu) ; l'histoire comme réalité (ce n'est qu'en histoire que la pratique est efficace au niveau ontologique) ; méthode dialectique (la dialectique surmonte la limitation de l'explication rationnelle aux lois formelles). Lukács a organisé son exposé de la philosophie post-kantienne autour de la lutte pour répondre aux exigences auxquelles le marxisme et lui seul répondent en fin de compte.

Lukács a soutenu que la désublimation métacritique du concept de rationalité dans le marxisme permet de résoudre les antinomies de la philosophie allemande classique, les antinomies sociales telles que le conflit entre valeur et fait, liberté et nécessité, mais aussi l'antinomie ontologique du sujet et de l'objet illustrée par par la chose en soi. Les contradictions sont résolues par la révolution qui, en renversant le capitalisme, met fin au règne de la forme réifiée de l'objectivité dans la société capitaliste. La révolution, en tant que critique pratique de la réification, est le troisième moment de la métacritique ; satisfait aux exigences de la raison.

Mais le sens de cet argument est obscur. Le prolétariat est-il un agent métaphysique, un sujet constitutif sur le mode de l'idéalisme, une version du moi transcendantal, postulant le monde existant ? Le philosophe néo-kantien contemporain Emil Lask a proposé une théorie de la logique qui a aidé Lukács à éviter cette conclusion absurde. Lukács s'est inspiré de la distinction de Lask entre sens et existence pour élaborer sa dialectique sociale de la forme abstraite et du contenu concret.

Les significations fournies par la structure du capitalisme s’imposent sur les contenus de l’existence sociale. Le prolétariat médiatise ces significations dans un processus continu dont il fait partie. Mais dans ce cas, Lukács part d’Emil Lask : l’action au niveau du sens a des conséquences au niveau de l’existence. Forme et contenu doivent être compris ensemble dans leur relation dans une « totalité ».

Lukács appelle le prolétariat un « sujet-objet identique » pour lequel connaissance et réalité ne font qu’un. Dans la conscience de votre condition réifiée de individus exploités, le prolétariat s'élève au-dessus de cette condition et se transforme lui-même et transforme la société par l'action collective : « La connaissance de soi du travailleur provoque un changement structurel objectif dans l'objet de la connaissance (…). Sous le manteau de la chose, il y avait une relation entre les hommes (…) sous la croûte quantifiante, il y avait un noyau qualitatif et vivant. (LUKÁCS, 1971, p. 169) J'appelle cela un concept « méthodologique » de la révolution. Il ne montre pas la substance du prolétariat et ne considère pas non plus la déréification comme l’aboutissement d’un état de choses final et non réifié. Au contraire, les institutions et les relations sociales réifiées produisent des sujets collectifs qui contestent les formes réifiées de l’intérieur.

Cette théorie est une source permanente de controverses. Ce désaccord est particulièrement pertinent en ce qui concerne les considérations de Lukács sur la nature et les sciences naturelles, car c'est ici que l'interprétation métaphysique conduit aux conséquences les plus douteuses. Je soutiens que Lukács est trahi par ses références rhétoriques à l’idéalisme, mais maintient en fait une vision dialectique beaucoup plus plausible. En fait, il niait que la nature « en elle-même » soit constituée par la pratique historique. Est-ce une incohérence ? Comment, alors, la révolution prolétarienne peut-elle résoudre les antinomies si la nature « elle-même » est au-delà de l’histoire ?

Lukács vivait dans une société avancée dans laquelle la science et la technologie jouaient un rôle essentiel ; il ne pouvait pas prévoir son renversement total comme le premier Marx. Il lui fallait trouver une version plus subtile de la résolution révolutionnaire de l’antinomie du sujet et de l’objet. La réification est une forme d’objectivité, c’est-à-dire une condition a priori de sens. Ce n’est pas exactement un a priori kantien, puisqu’il est mis en œuvre dans la réalité sociale par des êtres humains, et non par un sujet abstrait qui ne peut jamais être un objet. Mais elle opère au niveau de l’intelligibilité du monde, même si elle joue un rôle matériel dans les activités pratiques qui le constituent. Transposer à ce niveau l’antinomie du sujet et de l’objet rend possible leur réconciliation en unité.

En ces termes, le sujet n’a pas besoin de postuler l’existence matérielle de la nature pour surmonter l’antinomie. Au contraire, la question est reformulée en termes de relation du sujet avec le système de significations dans lequel le monde est vécu et mis en œuvre. Cette relation prend deux formes différentes qui sont en fait des « méthodes », à la fois cognitives et pratiques. Ce que Lukács appelle de façon confuse la méthode « contemplative » est celle des sciences naturelles qui postule des faits et des lois réifiés. La science est contemplative non pas parce qu’elle est passive, mais dans le sens où elle construit le monde comme un système de lois formelles qui ne peuvent être modifiées par une pratique de décodage. La réification de la nature est donc insurmontable.

Le cas est différent pour les institutions sociales qui peuvent être ontologiquement transformées par l’action humaine. La réification de la société n’est pas une fatalité. Les institutions sociales peuvent être ontologiquement transformées par l’action humaine qui, en modifiant leur sens, altère leur fonctionnement réel. L’institutionnalisation de cette « unité entre théorie et pratique » créerait un nouveau type de société, que Lukács décrit (très brièvement) comme suit :

Le monde auquel l'homme est confronté en théorie et en pratique présente un type d'objectivité qui, si elle est bien comprise, n'a jamais besoin d'être liée à une immédiateté similaire à celle des formes rencontrées précédemment. Cette objectivité doit donc pouvoir être comprise comme un facteur médiateur constant entre le passé et le futur et il doit être possible de démontrer qu'elle est partout un produit de l'homme et du développement de la société. (LUKÁCS, 1971, p. 159). S’il avait développé cette vision, il nous aurait donné une conception originale du socialisme.

La distinction méthodologique entre pratique contemplative et pratique transformatrice est au cœur de l'argumentation de Lukács. Les deux sont sociaux, bien que de manière différente. Toutes les formes de connaissance dépendent de constructions d’expérience a priori historiquement spécifiques. La nature des sciences naturelles est le produit de l’une de ces formes culturelles, la forme contemplative, et appartient donc à l’histoire, même si elle postule un monde de faits et de lois hors de portée de la pratique historique.

Sa méthode contemplative produit des vérités sur la nature, mais est idéologique dans son application scientifique à la société en tant que telle. Ainsi, Lukács a intégré la science dans l’histoire à travers sa forme d’objectivité a priori et non à travers la constitution de son contenu factuel. Le dualisme entre nature et société est méthodologique et non métaphysique et s’inscrit dans un cadre social plus large. Elle satisfait ainsi aux exigences de la philosophie de la praxis.

L'école de Francfort

Je me tourne maintenant vers l'école de Francfort. Adorno et Marcuse reconnaissent tous deux l'influence de la théorie de la réification de Lukács. Toi Manuscrits de 1844, de Marx, libère Marcuse de Heidegger en 1932. La métacritique de la rationalité constitue le lien le plus significatif entre l’École de Francfort et la philosophie de la praxis antérieure. Comme le premier Marx et le premier Lukács, ces philosophes souscrivent à un historicisme absolu qui sous-tend une perspective critique sur tous les aspects de la culture capitaliste, y compris sa science et sa technologie.

Cette critique est une descendante directe du concept d’aliénation de Marx et de la théorie de la réification de Lukács. Ces philosophes soutiennent avec Lukács que la construction capitaliste de l’expérience dans les temps modernes est illustrée par la vision scientifique du monde. Les limites de cette vision du monde se manifestent dans les formes de rationalisation qui caractérisent les sociétés modernes. Cependant, ils rejettent bon nombre des notions clés de Lukács, telles que le concept de totalité et l'unité entre théorie et pratique. Ainsi, à l’École de Francfort, la thèse historique de la philosophie de la praxis sert avant tout à fournir un point de vue indépendant à la critique sociale.

Adorno et Marcuse écrivent dans le sillage de la vague révolutionnaire qui a conduit Lukács au communisme. Ils croient encore à la nécessité d’une résolution pratique des antinomies de la philosophie à une époque où celle-ci est devenue insaisissable. Cela a déplacé l’attention des conséquences spécifiques du capitalisme vers le problème plus général de la structure de l’expérience moderne, qui ne soutient plus l’émergence d’une conscience de classe. L’analyse de l’expérience déformée ne donne qu’un aperçu de ce que révélerait son homologue non déformée. Comme l’écrit Adorno, « le vrai se détermine à travers le faux » (BLOCH, 1988, p. 12).

Les philosophes de l’École de Francfort croient toujours que seul le prolétariat peut résoudre les antinomies, mais ils affirment également qu’il ne s’agit plus d’un sujet révolutionnaire. Avec la dialectique des Lumières, l’attention se déplace des questions de classe vers la domination de la nature et le pouvoir des médias de masse. Le concept de raison instrumentale dans ce livre ressemble au concept de réification de Lukács, mais est détaché de ses racines marxistes originelles. Ce texte critique la rationalité instrumentale sous sa forme capitaliste comme un pouvoir effréné sur la nature et les êtres humains.

Les auteurs invoquent le potentiel de la raison réflexive pour surmonter la réification et réconcilier l’humanité et la nature. Ils appellent à « la pleine conscience (l'attention en anglais ou Eingedenken en allemand) de la nature dans le sujet » pour un point de vue opposé à l’instrumentalité dystopique qui pénètre désormais même dans la vie intérieure (ADORNO ; HORKHEIMER, 1972, p. 40). Nous réalisons ce qui nous manque en réfléchissant sur notre propre appartenance à la nature en tant qu'êtres naturels.

Ce faisant, nous rompons avec l’imposition forcée des formes capitalistes à l’expérience et la réduction du sujet à un simple rouage de la machine sociale. Il ne s’agit pas de rejeter la rationalité et, avec elle, la modernité elle-même, mais de la libérer de l’arrogance de la domination. Cela libérera le potentiel de « l’accord entre les êtres humains et les choses », c’est-à-dire la paix, qu’Adorno définit comme « l’état de différenciation sans domination, dans lequel les différenciés participent les uns aux autres » (ADORNO, 1998, p. 247). C’est là qu’Adorno se rapproche le plus de l’affirmation de l’unité entre le sujet et l’objet. Toutefois, les perspectives d’une telle réalisation semblent sombres.

Les concepts ultérieurs d'identité et de non-identité d'Adorno récapitulent la dialectique forme/contenu de la réification. La pensée identitaire est formelle et perd le contenu récupéré par la dialectique de l’expérience concrète. La culture moderne appauvrit l’expérience en « identifiant » l’objet vécu avec des concepts abstraits qui l’englobent dans la pensée et effacent des connexions et des potentialités plus complexes. La dialectique révèle la « constellation » de contextes et de concepts qui permettent à la pensée d'atteindre la vérité de l'objet.

Adorno a proposé une « critique rationnelle de la raison » (ADORNO, 1973, p. 85). Il a reconnu le rôle essentiel de la raison instrumentale tout en résistant à la forme exorbitante qu’elle prend sous le capitalisme. Par exemple, il a soutenu que la machine est à la fois un instrument oppressif de domination capitaliste et qu’elle promet de bons services à toute l’humanité à travers sa forme objective. « La qualité des moyens, qui les rend universellement disponibles, leur « validité objective » pour tous, implique elle-même une critique de la domination dont la pensée a émergé comme moyen. » (ADORNO ; HORKHEIMER, 1972, pp. 29-30) Il a présenté des arguments similaires en relation avec le marché et d'autres institutions modernes.

Cette approche critique intéressante ne se développe jamais au-delà de brefs aphorismes. Le concept de « biais formel » que j'ai introduit dans ma théorie critique de la technologie développe cet aspect de l'argumentation d'Adorno comme une méthode critique (FEENBERG, 2014). L’enjeu est de préserver le contenu émancipateur des institutions modernes, tout en critiquant leur mise en œuvre biaisée sous le capitalisme. Mais en rejetant toute perspective révolutionnaire, la version d’Adorno de la philosophie de la praxis mène à une impasse. Et cela est évident dans son dialogue avec Horkheimer sur la théorie et la pratique en 1956 et dans le manque de compréhension d'Adorno à l'égard de la Nouvelle Gauche.

La version de Marcuse de la philosophie de la praxis est influencée par le concept phénoménologique de l'expérience et par les promesses de la Nouvelle Gauche. Il considère les mouvements sociaux des années 1960 et 70 non pas comme un nouvel agent de révolution, mais comme la préfiguration d’un mode d’expérience émancipateur. La révolution dans une société avancée est au moins possible, en principe, à partir d’une généralisation de cette nouvelle façon de vivre le monde. Cela suffit à Marcuse pour construire une version finale de la philosophie de la praxis dans laquelle la transformation de la science et de la technologie joue un rôle central.

La libération de la domination de la nature et des êtres humains est, à tout le moins, une possibilité réelle au sens de Hegel. Il parvient ainsi à des conclusions plus positives qu’Adorno, même s’il ne trouve pas non plus d’agent de changement efficace.

L'ontologie « bidimensionnelle » de Marcuse est proche de la critique de la raison instrumentale d'Adorno. Tout comme le concept de non-identité d'Adorno, la deuxième dimension de Marcuse contient les potentialités bloquées par la société existante. Mais Marcuse s'appuie également sur le concept phénoménologique du monde vécu de Husserl et Heidegger et sur le concept existentialiste de « projet » pour élaborer sa critique de la technologie. Ces concepts phénoménologiques sont invoqués pour expliquer l’héritage imparfait de la science et de la technologie et les promesses de la nouvelle gauche. Le projet civilisationnel du capitalisme est voué à la domination technologique. Elle restreint de plus en plus l’expérience et la connaissance à leurs aspects instrumentaux.

La révolution nécessite une transformation des conditions « a priori » issues de l’expérience historique. L'expérience doit révéler les potentialités intrinsèques de ses objets. Marcuse fait référence à une « vérité existentielle » de l’expérience qui ressemble au concept de constellation d’Adorno. Cette vérité est « une synthèse, réassemblant les morceaux et les fragments que l’on peut trouver dans l’humanité et la nature déformées. Ce matériel collecté est devenu le domaine de l'imagination, il a été sanctionné par les sociétés répressives dans l'art » (MARCUSE, 1972, pp. 69-70). Avec la Nouvelle Gauche et sa « nouvelle sensibilité », émerge une nouvelle forme d’expérience qui préfigure une telle transformation a priori.

La métacritique de Marcuse à l'égard de la science et de la technologie les reliait à leur source dans l'exploitation capitaliste des êtres humains et de la terre. « La projection de la nature comme matière quantifiable… serait l'horizon d'une pratique sociale concrète qui serait préservée dans le développement du projet scientifique ». (MARCUSE, 1964, p. 160) Il a lié la critique de la rationalité instrumentale réifiée par l'École de Francfort au nouveau mode d'expérience qui apparaît dans la Nouvelle Gauche et, plus tard, dans le mouvement environnemental. Tout comme la « rationalité technologique » réifiée est dérivée du monde de la vie du capitalisme, de même une rationalité radicalement différente est promise par ce nouveau mode d’expérience. Une rationalité dialectique incorporera l’imagination comme faculté par laquelle la forme réifiée des choses est transcendée.

Si cette nouvelle forme d’expérience était généralisée, la nature et les autres êtres humains seraient perçus non pas de manière instrumentale, mais comme des sujets. Contrairement à la célèbre critique d'Habermas, cela n'implique pas une familiarité conversationnelle, mais plutôt la reconnaissance de l'intégrité de l'objet en tant que substance dotée de ses propres potentialités. Marcuse propose une « libération de la nature », « la récupération des forces vitales de la nature, des qualités esthétiques sensuelles qui sont étrangères à une vie gaspillée dans des performances compétitives sans fin » (MARCUSE, 1972, p. 60). Le sujet et l’objet seraient unis non pas dans une identité idéaliste, mais par une participation partagée à une communauté naturelle.

Mais il existe une ambiguïté : comment cette vision s’applique-t-elle à la science et à la technologie ? Marcuse entend-il « réenchanter » la nature ou sa théorie vise-t-elle à réformer le formatage technologique ? Comme les précédents philosophes de la praxis, Marcuse rejette le naturalisme ; la science appartient à l’histoire : « Les deux couches ou aspects de l’objectivité (physique et historique) sont interdépendants de telle manière qu’ils ne peuvent être isolés l’un de l’autre ; l’aspect historique ne pourra jamais être éliminé si radicalement qu’il ne reste que la couche physique « absolue ». (MARCUSE, 1964, p. 218) Les « a priori » historiques qui sous-tendent la science moderne peuvent ainsi évoluer et changer dans une future société socialiste sous l’impact d’un nouveau mode d’expérience.

Mais la principale préoccupation politique de Marcuse ne concerne pas la science, mais la technologie. La science ne peut pas être modifiée avec succès par de nouvelles lois ou de nouveaux arrangements sociaux, tels que les moyens de transformation technologique. Le socialisme introduira de nouvelles fins technologiques qui, « en tant que fins techniques, interviendront dans la conception et la construction de la machine, et pas seulement dans son utilisation ». Marcuse appelle cela la « traduction des valeurs en tâches techniques – la matérialisation des valeurs » (MARCUSE, 1964, p. 234).

La révolution peut résoudre les antinomies grâce à la transformation technologique, laissant la transformation de la science à l’évolution interne des disciplines scientifiques dans un nouveau contexte social. Marcuse a ainsi construit une version finale de la philosophie de la praxis que j’ai essayé de développer davantage en une théorie critique de la technologie.

La philosophie de la pratique aujourd'hui

Une grande partie de la pensée de Marcuse s'applique aux mouvements sociaux contemporains, tels que le mouvement environnemental, issu de la Nouvelle Gauche. Ces mouvements abordent les limites des disciplines et des projets techniques en termes de leçons d'expérience. Souvent, ces leçons sont reformulées sur la base du « savoir contre » les critiques des approches dominantes. Les gens ordinaires – travailleurs, consommateurs, victimes de la pollution – sont souvent les premiers à remarquer et à protester contre les dangers et les abus. Dans d’autres cas, les utilisateurs peuvent identifier le potentiel inexploité des systèmes qu’ils utilisent et les ouvrir grâce à la méthode de piratage. C’est ainsi qu’Internet a recommencé à fonctionner comme moyen de communication.

Tous ces cas illustrent pratiquement la structure de base de la métacritique. La désublimation de la rationalité prend la forme d’une critique sociale des disciplines techniques rationnelles. La place de la nécessité chez Marx, de la conscience chez Lukács et de la « nouvelle sensibilité » chez Marcuse est désormais occupée par l’expérience pratique et critique de la technologie dans le monde de la vie. Le travail et la classe sociale, même s’ils restent importants, ne sont plus théoriquement centraux. Le travail est un domaine de la vie dans lequel les gens vivent des expériences significatives qui sont mises en relation avec les formes rationnelles de la technologie à travers divers types d'engagement et de lutte sociale. Mais il existe d’autres manières d’aborder la technologie qui se placent dans un rapport critique avec les disciplines et les projets techniques.

La théorie critique de la technologie rejette donc la restriction d’une grande partie de la théorie marxiste à l’économie politique, abordant de manière critique l’ensemble des réifications de la société moderne. Il s’agit non seulement de la réification de l’économie, mais aussi des réifications administratives et technologiques, ainsi que de la consommation et de l’esthétisation capitaliste de la vie quotidienne. Certes, l’administration, la technologie et la consommation ont été façonnées par les forces économiques, mais elles ne sont pas réductibles à l’économie, et la résistance dans ces domaines n’est pas non plus moins importante pour un mouvement radical contemporain que la lutte ouvrière.

Les mouvements sociaux contemporains n’offrent rien d’autre que des préfigurations d’une structure plus démocratique de la modernité. La prudence de Marcuse dans l’évaluation des promesses de la Nouvelle Gauche est tout aussi appropriée aujourd’hui. La lutte sociale peut nous apprendre quelque chose sur une possible transformation du rapport entre raison et expérience, mais c’est loin de présager une révolution par simple extrapolation. On peut cependant sur cette base dépasser le pessimisme systématique d'Adorno.

La question de savoir si la philosophie de la praxis sous cette nouvelle forme peut résoudre les « antinomies de la pensée bourgeoise » semble plus difficile. Les affirmations ambitieuses des premiers Marx, Lukács et Marcuse présupposaient que la désublimation métacritique des catégories philosophiques permettait une résolution sociale des antinomies. Le sujet et l’objet, conceptuellement subjugués par l’idéalisme, pourraient être réunis s’ils étaient redéfinis en termes sociologiques. Bien que problématique, l’application de ce schéma à la nature a toujours été essentielle à ce programme.

Une exposition sociale de la nature et des sciences naturelles semble plus plausible aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été dans le passé. Une génération de travaux en études scientifiques et technologiques a réfuté les hypothèses positivistes qui séparaient la rationalité de son contexte social. Mais si la rationalité est conçue différemment dans ce contexte, alors la philosophie de la praxis peut s’appuyer sur la recherche empirique. Le passage d’une critique générale de la raison en tant que telle à une critique de ses diverses réalisations dans les technologies et les disciplines techniques renouvelle la philosophie de la praxis.

La philosophie de la praxis est importante pour nous aujourd’hui en tant que tentative la plus développée au sein du marxisme de réfléchir aux conséquences de la rationalisation de la société sous le capitalisme. Il fut le premier à soulever des questions philosophiques fondamentales sur la science et la technologie d’un point de vue critique et dialectique.

Il attaquait le capitalisme non pas sur ses points faibles, comme les inégalités et la pauvreté, mais sur ses points forts : la rationalité de ses marchés et de ses techniques de gestion, son idée du progrès, son efficacité technologique. Mais elle ne rejette pas la rationalité en tant que telle. Au contraire, la philosophie de la praxis a osé formuler une « critique rationnelle de la raison » qui identifie les failles des acquis de la modernité et propose une alternative rationnelle sur de nouvelles bases.

*Andrew Feenberg est professeur de philosophie de la technologie à l'École de communication de l'Université Simon Fraser, au Canada. Auteur, entre autres livres, de Technologie, modernité et démocratie (Publié indépendamment). [https://amzn.to/3VfXFnq]

Traduction: Eleutério FS Prado.

Références


ADORNO, T. Dialectique négative. Trans. EB Ashton. New York : Seabury, 1973.

__________ « Sur le sujet et l'objet ». Dans : Modèles critiques: interventions et mots d'ordre. Trans. HW Pickford. New York : Columbia University Press, 1998.

ADORNO, T. ; HORKHEIMER, M. Dialectique des Lumières. Trans. J.Cumming. New York : Herder et Herder, 1972.

BLOCH, E. « Quelque chose manque : une discussion entre Ernst Bloch et Theodor Adorno sur les contradictions du désir utopique ». In: La fonction utopique de l'art et de la littérature. Trans. J. Zipes et F. Mecklenburg. Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 1988.

FEENBERG, A. Lukács, Marx et les sources de la théorie critique. Totowa, New Jersey : Rowman et Littlefield, 1981.

___________. La philosophie de la pratique : Marx, Lukács et l'école de Francfort. Londres : Verso, 2014.

FEUERBACH, L. Principes de la philosophie du futur. Trans. M. Vogel. New York : Bobbs-Merrill, 1966.

HORKHEIMER, M. « Sur le problème de la vérité ». Dans : Entre philosophie et sciences sociales. Trans. Petite amie

Hunter, MS Kramer et J. Torpey. Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 1995.

LUKACS, G. Histoire et conscience de classe. Trans. R. Livingstone. Cambridge : MIT Press, 1971.

MARCUSE, H. Homme unidimensionnel. Boston : Beacon Press, 1964.

________- « Nature et révolution ». Dans : Contre-révolution et révolte. Boston : Balise, 1972.

MARX, K. « Manuscrits économiques et philosophiques ». Dans : Karl Marx : premiers écrits. Trans. et éd. TB Bottomore. Londres : CA Watts, 1963.

_________ « Thèses sur Feuerbach ». In : Écrits du jeune Marx sur la philosophie et la société. Trans. et éd. L. Guddat et K. Guddat. New York : Doubleday, 1967.


la terre est ronde il y a merci à nos lecteurs et sympathisants.
Aidez-nous à faire perdurer cette idée.
CONTRIBUER

Voir tous les articles de

10 LES PLUS LUS AU COURS DES 7 DERNIERS JOURS

Umberto Eco – la bibliothèque du monde
De CARLOS EDUARDO ARAÚJO : Réflexions sur le film réalisé par Davide Ferrario.
Chronique de Machado de Assis sur Tiradentes
Par FILIPE DE FREITAS GONÇALVES : Une analyse à la Machado de l’élévation des noms et de la signification républicaine
Le complexe Arcadia de la littérature brésilienne
Par LUIS EUSTÁQUIO SOARES : Introduction de l'auteur au livre récemment publié
Dialectique et valeur chez Marx et les classiques du marxisme
Par JADIR ANTUNES : Présentation du livre récemment publié de Zaira Vieira
Culture et philosophie de la praxis
Par EDUARDO GRANJA COUTINHO : Préface de l'organisateur de la collection récemment lancée
Le consensus néolibéral
Par GILBERTO MARINGONI : Il y a peu de chances que le gouvernement Lula adopte des bannières clairement de gauche au cours du reste de son mandat, après presque 30 mois d'options économiques néolibérales.
L'éditorial d'Estadão
Par CARLOS EDUARDO MARTINS : La principale raison du bourbier idéologique dans lequel nous vivons n'est pas la présence d'une droite brésilienne réactive au changement ni la montée du fascisme, mais la décision de la social-démocratie du PT de s'adapter aux structures du pouvoir.
Gilmar Mendes et la « pejotização »
Par JORGE LUIZ SOUTO MAIOR : Le STF déterminera-t-il effectivement la fin du droit du travail et, par conséquent, de la justice du travail ?
Le Brésil, dernier bastion de l’ordre ancien ?
Par CICERO ARAUJO : Le néolibéralisme devient obsolète, mais il parasite (et paralyse) toujours le champ démocratique
Le sens du travail – 25 ans
Par RICARDO ANTUNES : Introduction de l'auteur à la nouvelle édition du livre, récemment parue
Voir tous les articles de

CHERCHER

Recherche

SUJETS

NOUVELLES PUBLICATIONS