À propos de Guy Debord

Vassily Kandinsky, Sainte Marguerite, 1906
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Par MARCELO GUIMARES LIMA*

Le capitalisme mafieux et l'État comme gestionnaire de la criminalité

L'expression « société du spectacle » est née sous la plume de Guy Debord en 1967. Fruit d'une expérience militante à la fois, c'est-à-dire inextricablement politique et artistico-culturelle au sein de l'Internationale situationniste, mouvement de synthèse et de dépassement des rôle des avant-gardes artistiques au milieu du XXe siècle. Brillante création théorico-critique, le concept a émergé comme diagnostic du temps et révélation de ses tendances substantielles, à la fois superficielles et profondes, dans la dialectique du processus historique en cours. Dans sa séquence publique et mondaine, le terme a subi un processus de banalisation, d'une manière déjà prévue par la théorie elle-même.

Le refus de Guy Debord de participer au spectacle médiatique post-1968, à la consolidation subséquente de la société néolibérale, une société de narcissisme systématisé, d'« amour-propre » désublimé, a alimenté, dans la période de reflux des énergies de contestation, la construction du mythe du « héros » subversif comme « poète » du négatif. Ainsi, la vigoureuse dénonciation de la misère morale et substantielle de son temps peut aussi, à travers le processus de falsification générale typique de la vie mise en spectacle, jouer le rôle d'un complément « aromatisé-spiritualisé » (selon la critique marxienne de la religion comme la « spiritualité » d'un monde sans esprit) de la réalité, c'est-à-dire à se rattacher au domaine spécifique de l'idéologie au sens particulier du terme comme anesthésique aidant à résister à l'insupportable de la vie dans la société de la marchandisation universelle.

D'autre part, les thèses de La Société du Spectacle (Contrepoint) démembré et académiquement repensé ou délibérément falsifié dans des perspectives diverses et conflictuelles, a fourni à certains, voire à plusieurs auteurs, une source fertile de critiques ou « critiques », acritiques, « esthétiques », formelles, remaniées, désubstituées, etc., pour le marché général des idées dans la société contemporaine.

Un effort global de récupération et de neutralisation, un effort « inconscient » dans le meilleur des cas, a marqué dès le début la réception des thèses et de la figure du militant subversif, artiste d'avant-garde, penseur, « maître » de la forme littéraire, parmi tant d'autres caractérisations propres ou inconvenantes au personnage pour prouver l'impact des idées et de l'individu Guy Debord dans son environnement et à son époque.

Répétée exhaustivement, l'expression « société du spectacle » a servi aux épigones, critiques égarés, journalistes et tant d'autres semi-alphabétisés pour vider le concept de sa dimension propre et de son efficacité théorique.

Et, cependant, le « dispositif Debord » a persisté et persiste encore comme une perspective originale et, à plusieurs égards, productive également pour notre époque, dans la mesure où les années 60 et 70 du siècle dernier peuvent être qualifiées à juste titre de « préhistoire » de notre époque. période actuelle.

La période d'action et l'impact initial du théoricien et militant français ont été les décennies de naissance de l'idéologie et de la pratique du néolibéralisme en tant que réaction et adaptation aux avancées de la lutte de classe mondiale exprimée dans les luttes étudiantes, les mouvements, les conflits et les réalisations de la classe ouvrière. les classes avancées des sociétés industrielles, les luttes anticoloniales, les luttes populaires contre les menaces de guerre atomique, les conflits raciaux dans le pouvoir central d'après-guerre, les conflits et les changements culturels qui ont marqué des ruptures dans les formes établies de domination et de contrôle dans la période dite du capitalisme tardif.

En 1988, Debord publie son Commentaires sur la Société du Spectacle, une analyse actualisée, rétrospective et prospective de ses thèses et de l'objet de ses thèses, une analyse des processus d'approfondissement et d'actualisation du spectacle dans le monde et du monde contemporain comme terreau du spectacle, du spectacle comme « forme-monde » qui se reproduit et s'approfondit dans la fausse transparence du domaine de la marchandise universalisée, de la forme et des processus mercantiles faits forme et substance du faire humain, de la vie formalisée et subsumée dans le circuit autonomisé de la marchandise, de la marchandisation « finie » de la vie comme moyen et fin de domination .

La « société du spectacle », c'est-à-dire : « le règne autocratique de l'économie mercantile s'élevant au stade de la souveraineté irresponsable et l'ensemble des nouvelles techniques de domination qui accompagnent un tel règne » (Debord, G. - Commentaires sur la Société du Spectacle), comme l'explique l'auteur, se sont développées et approfondies dans la période post-mai 1968 à la suite des évolutions technologiques impulsées et se répercutant dans les sphères de la production marchande et ses formes d'appropriation de la richesse générale, dans les modes de vie et les nouvelles formes de le contrôle social comme réponse à la crise capitaliste et comme réponse à la contestation mondialisée de l'époque.

La société du spectacle s'est approfondie et, dans ce processus véritablement totalitaire, c'est-à-dire méthodique, sans trêve et, à dessein, sans alternatives, elle a atteint une dimension paradoxale de « transparence » : en s'érigeant en médium universel, la le spectacle se soustrait à la connaissance de sa construction historique, c'est-à-dire contingente, résultat d'actions et de décisions humaines au sein des structures et processus de pouvoir existants, de ses conflits, résultat d'impositions, c'est-à-dire de violence explicite ou implicite, donc résultat de certains choix et initiatives, et donc soumis à l'analyse critique, à l'opposition et à la contestation pratique.

Dans le tien Commentaires, Debord décrit la société qui émerge dans la période postérieure à la rébellion de mai 1968, une révolte vaine au regard des tendances essentielles du développement continu du spectacle, une société qui présente alors les caractéristiques fondamentales suivantes : renouvellement technologique continu, fusion entre économie et d'état, le secret généralisé et son corollaire : la surveillance universelle, le faux sans réplique, un présent perpétuel.

La conscience historique est reléguée au « clandestin » (Debord), l'imaginaire historique se dégrade et l'horizon historique s'estompe. Un présent sans dimension historique est un temps sans alternatives, de reproduction « automatisée » de ses conditions et de ses processus, dans lequel le renouveau technologique lui-même, dans son infatigable dynamisme, se met au service de la reproduction et de l'approfondissement des structures de domination établies.

Le rôle des monopoles de communication est important dans ce processus. Le rôle des médias est de faire apprécier les décisions déjà prises par les instances dominantes dans la vie des sociétés contemporaines. Promouvoir non seulement l'acceptation après coup de ce qui est imposé, mais le « vouloir », c'est-à-dire que le citoyen moderne doit intérioriser les décisions des autres comme les siennes, prendre ce qui est déjà arrangé comme le résultat d'un choix « intime », « opter » pour ce qui est déjà donné et décidé, en somme, « d'accepter des ordres » : des ordres déguisés en informations libres, raisonnables et nécessaires provenant d'un ordre politique et social dont la face publique cache des sphères décisionnelles privées et confidentielles par nature.

Les observations de Debord nous aident à analyser la question de la puissance publique, l'État, à l'ère néolibérale. L'idéologie (et la pratique) néolibérale contemporaine promeut la « diabolisation » sélective des sphères de la structure étatique : éliminer tout ce qui concerne « l'intérêt collectif » (aussi contradictoire que cela puisse être dans la société capitaliste), en fait concentrer les instances de décision (éliminer historiquement démocratie constituée), qui exige une coordination et une centralisation de fait du pouvoir, et développant à la limite, c'est-à-dire de manière excessive, c'est-à-dire en fait sans limites, les formes de contrôle, de violence symbolique et de violence matérielle nécessaires à la l'application des politiques connexes d'intensification de l'exclusion et de l'exploitation. UN praxis le néolibéralisme, infidèle à sa propre théorie « libéralisatrice », renforce la structure étatique répressive dans la mesure où la forme marchande est en même temps, contradictoirement, un facteur d'unification abstraite et de désintégration réelle dans la société et, par conséquent, dans les « mercantilisés ». État.

Le « secret » (de Polichinelo ?) du néolibéralisme est la fusion de facto de l'État et de l'économie et sa « négation » dans l'idéologie du « marché libre » comme marché de processus autonomes et autosuffisants. Cela peut être considéré comme une des clés des dilemmes réels et imaginaires de notre temps, le contexte de crise généralisée du politique et des formes et pratiques qui lui sont liées, la crise de l'imaginaire historique, la crise des identités politiques et, en l'univers concentrationnaire du monde marchand, la « récréation » ou la réduction du politique comme sphère technique de domination.

La vie médiatisée par le système d'information spectaculaire transforme les processus sociaux en autant de miroirs du spectacle, reproduisant sa logique. Cela comprend aussi, selon Debord, la critique spectaculaire du spectacle dans laquelle la logique de concurrence qui préside à l'économie marchande avec ses « rénovations » délimitées s'exprime dans le marché idéologique universel, c'est-à-dire les adaptations nécessaires pour préserver la continuité substantielle des mêmes processus. Sous les apparences de la diversité et des conflits, s'impose l'unité régulatrice et despotique du pouvoir spectaculaire.

Et pourtant, l'unité de la société du spectacle est elle-même une unité contradictoire, c'est-à-dire structurée sur la base d'un clivage fondamental : celui qui sépare l'acteur de son action, là où le producteur ne peut se reconnaître dans son activité, dans ce qu'elle produit, où l'activité du sujet est donnée non comme la sienne, mais comme celle de n'importe quel autre. Dans le monde inversé du spectacle, l'appel à la participation est en même temps une imposition de la passivité. Le spectacle, c'est la vie en morceaux, la vie contemplée comme une sorte de galerie d'images inconsistantes et fugaces, comme des reflets, des gestes désuets multipliés dans une galerie de glaces.

La scission fondamentale est également inscrite et manifestée dans les processus de pouvoir, dans la fusion entre les instances publiques et privées et dans la concurrence qui en résulte entre différents groupes et factions au sein et derrière les institutions étatiques. A un capitalisme de mafias concurrentes correspond un État directeur général du crime. L'État lui-même, en tant qu'unité réfléchie d'un monde éclaté, se désagrège en groupes de pouvoir et reproduit immédiatement dans son noyau les divisions et les conflits d'intérêts de secteurs, de groupes, d'associations criminelles, d'instances illicites, de monopoles, d'oligopoles, etc. Dans ce contexte, le « déni » abstrait et ciblé de la « politique en général » qui prévaut aujourd'hui, la critique « moralisatrice » de la soi-disant puissance publique, s'inscrit lui-même dans le circuit du spectacle, le complément « aromatique » de les structures et les processus du pouvoir autonomisé face à la masse de ses électeurs occasionnels. Le monde du spectacle est en effet un monde divisé, déchiré, dont la seule unité possible est donnée, selon Debord, par le spectacle lui-même.

Em Considérations sur la société du spectacle», Debord analyse la période entre les années 1960 et 1980 et les transformations du système spectaculaire-mercantile en Europe, qui présente une sorte de fusion entre les modèles initiaux du spectacle diffus (USA) et du spectacle concentré (l'Union soviétique stalinienne) , le premier distribué dans la société, le second nécessitant une coordination centralisée, d'une part une société chargée de se mentir dans ses différentes instances, d'autre part une société qui reçoit les mensonges fournis par ses instances centrales.

L'« originalité » européenne, dans les cas exemplaires de la France et de l'Italie selon Debord, la création du spectacle intégré, a à voir avec l'intensification de la marchandisation de la vie sociale, la résistance populaire et ouvrière au processus, et le contexte politique de la l'après -68 avec l'offensive réactionnaire contre les organisations ouvrières, les petits partis de la gauche radicale, les groupements révolutionnaires, contre les initiatives autonomes de la classe ouvrière et les diverses initiatives de contestation de l'ordre capitaliste.

Dans ce contexte, toutes les armes ont été employées dans l'offensive pour sauvegarder et intensifier le pouvoir établi, en coordonnant les initiatives légales et illégales, officielles et non officielles, la collaboration étroite (et la cooptation) entre l'appareil répressif des États et leurs services officiels et clandestins avec l'extrême droite clandestine et le crime organisé. L'élimination judiciaire et même physique des opposants, l'infiltration policière des milieux militants et diverses initiatives de provocation impliquant un militantisme armé radical ou des simulacres de celui-ci. Le terrorisme médiatisé apparaît comme un alibi à la défense inconditionnelle de l'Etat.

Or, dans ce royaume d'ombres, les "fantômes de la révolution" (comme, par exemple, parmi les plus notoires, l'affaire Moro et les Brigades rouges en Italie) sont évoqués pour servir le processus de destruction des initiatives politiques autonomes des classes populaires et des groupes sociaux marginalisés, le démantèlement du mouvement ouvrier radicalisé et, par la suite, l'offensive contre les organisations historiques de la classe ouvrière (les partis de masse déjà soumis à la démocratie libérale), sorte de « prélude » historique précédant le dernier renversement des soi-disant régimes communistes de l'Union soviétique et des États associés et de leurs partenaires en Europe occidentale, parmi lesquels les partis communistes importants dans la vie politique de la France et de l'Italie dans la période d'après-guerre. La cooptation des partis communistes par les structures de pouvoir de la démocratie libérale européenne s'est révélée avec la consolidation de la société du spectacle comme l'une des principales voies de leur extinction.

Une société de surveillance et de contrôle portée au paroxysme, comme l'attestent les expériences formellement totalitaires du XXe siècle, aboutit à une impasse structurelle, à une méfiance universelle, au conflit de direction qui en découle et aux incertitudes de légitimité, et à la paralysie des initiatives, démontrant aussi l'impossibilité de solutions sectorielles à des problèmes où la disposition générale, et la solidarité qui en résulte de ses multiples instances, devient l'enjeu essentiel.

La société du spectacle, comme l'observe Guy Debord, est une transformation profonde qui oblige les dirigeants et les menés à une plasticité presque infinie dans la mesure où les formes de conscience et d'action qui prévalaient hier, perdent aujourd'hui leur efficacité et leur raison d'être. Dans ce processus, l'excès vient caractériser le pouvoir du spectacle (tout ce qui peut être fait matériellement sera fait pour consolider la domination) concomitant à la mystification de la légitimité et de l'efficacité des formes traditionnelles de pensée et d'action (par exemple : démocratie, souveraineté nationale, etc).

L'action révolutionnaire elle-même est compromise dans la mesure où ses conditions de possibilité, son enracinement dans la société, sont affectés par les transformations en cours. Et pourtant, la perspective révolutionnaire se confirme dans ce qu'elle pointe vers la solidarité des diverses instances et processus du spectacle et la nécessité, l'urgence d'une contestation globale. La division que le spectacle promeut dans les sujets finit par s'extérioriser dans la société, dialectiquement, la domination spectaculaire finit par générer son propre négatif.

Le grand mérite de Debord est d'avoir maintenu dans ses analyses la cohérence et la lucidité, l'inspiration révolutionnaire, militante, c'est-à-dire de dévoilement et de dépassement possible du monde marchand-sujet, alliée à l'examen et à la description rigoureux de la période de reflux depuis l'amont du néolibéralisme, description objective, sans illusions mais également sans concessions.

En ce sens, ses œuvres nous donnent des éléments pour réfléchir, au-delà des apparences et du narcissisme du présent, du présent comme causer à propos, au-delà de la misère d'un temps qui se veut identique à lui-même, tautologique, sans dimension, pour penser la dynamique de sa constitution et repérer en elle les préfigurations de son dénuement conscient dans l'action collective. Considérant que le Brésil est situé sur la planète Terre et dans la contemporanéité, bien que périphérique et hétéronomique, l'analyse des évolutions du capitalisme mondialisé nous concerne également.

Penser la « postmodernité » périphérique brésilienne, c’est tenter de dénouer les impasses et les transformations en cours au regard des contextes déterminants de la mondialisation néolibérale et de ses effets réfractés par les structures et processus de l’autocratie bourgeoise dans l’histoire moderne du pays, dont le résumé actuel est le Le (mauvais)gouvernement de Bolsonaro et son utopie réactionnaire et régressive, et dont les succès initiaux ont masqué les difficultés et les coûts croissants du maintien ou du renouvellement de l'intégration multicentenaire subordonnée de la nation aux centres de pouvoir du capitalisme dans un nouveau contexte mondial.

La profondeur de la crise que nous vivons est proportionnelle aux défis réels du pouvoir de classe, aux difficultés intrinsèques et extrinsèques que la classe dirigeante brésilienne essaie d'affronter avec la ressource si souvent utilisée de la manipulation, le coup d'État, la menace d'État terreur dans laquelle la violence exercée d'ordinaire contre les classes marginalisées et subordonnées s'étend à l'ensemble de la société. Dans ce processus, la structure de domination se débarrasse de ses vêtements « civilisés » et ouvre les fondements du pouvoir bourgeois dans la périphérie mondiale, ainsi que la solidarité structurelle de ses divers aspects et dimensions, internes et externes. Bolsonaro représente le visage nu du pouvoir bourgeois au Brésil, une image répugnante, car trop révélatrice, même pour des segments de la classe dirigeante traditionnellement réactionnaire et putschiste.

Avec Bolsonaro, le spectacle de la postmodernité néolibérale brésilienne se dégrade en représentation grotesque, grotesque, obscène et vulgaire, faisant ainsi payer un coût idéologique et pratique qui peut finalement s'avérer excessif pour le renouvellement de la domination de classe. Dans les sociétés modernes, la domination ne peut se passer de l'équilibre (relatif et pourtant indispensable) entre la persuasion et la violence matérielle. En ce sens, « l'énigme » Bolsonaro (recours au néo-fascisme) confronte non seulement l'opposition progressiste, mais aussi la classe dirigeante brésilienne comme un « défi sphinx » décisif pour la continuité du régime « post-démocratique » inauguré avec le putsch de 2016.

*Marcelo Guimaraes Lima est artiste, chercheur, écrivain et enseignant.

 

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