Par NICOS POULANTZAS*
Commentaire sur la dimension, la nature et les raisons pour lesquelles le fascisme a pris racine dans les masses populaires
L'un des problèmes les plus importants que nous pose l'étude du fascisme, à la fois en raison des dimensions réelles du phénomène et parce qu'il a servi de base à toute une mythologie, est celui de l'impact populaire du fascisme. Je me bornerai, dans ces quelques lignes, à en examiner les aspects généraux, me contentant de renvoyer le lecteur à mon livre fascisme et dictature (Martins Fontes) dans lequel ce problème est traité en détail.
Comme je le disais, l'impact populaire du fascisme est un phénomène réel : c'est entre autres une des caractéristiques distinctives essentielles du fascisme par rapport aux autres régimes de l'État capitaliste d'exception, de guerre ouverte contre les masses populaires (dictatures militaires , bonapartismes, etc.). En fait, le fascisme a réussi à assujettir des appareils d'État spécifiques de mobilisation de masse (partis, syndicats, etc.), phénomène qui, en général, ne se retrouve pas, du moins dans la même mesure et sous la même forme institutionnelle (conditionnant la forme même de l'Etat), dans les autres régimes d'exception. Cela implique justement que le fascisme eut, dans les masses populaires, une acceptation que je désignerai provisoirement par le terme descriptif et neutre « impact », car, en fait, c'est la nature même du phénomène qu'il faut étudier.
Cela nous amène à deux questions, qui sont liées : (a) Quelle était l'ampleur et la spécificité du phénomène ? (b) Quelles étaient vos raisons ?
Or, il y a actuellement deux tendances dans l'étude du phénomène, toutes deux erronées par rapport aux première et deuxième questions. Quant à la première question, ces deux courants ont quelque chose en commun : ils n'interrogent sérieusement ni le sens de cet impact ni le sens de son caractère populaire. Ils admettent comme un fait brut et indiscutable, d'une part, que les fascismes auraient gagné, tout au long de leur existence et au même degré, un soutien populaire actif, et, d'autre part, par une utilisation totalement idéaliste des termes de masses. et les gens, admettent que ce soutien aurait été uniforme pour tous les atomes de cette masse, sans aucune distinction entre les classes, les fractions de classe et les catégories sociales qui constituent les masses populaires. Quant à la seconde question, ils donnent soit des explications complètement erronées du phénomène, soit seulement partiellement : en effet, on se demande si ces principes idéologiques qui président à leurs explications, les conduisent à restreindre le phénomène réel à une supposée origine populaire, uniforme et populaire. soutien indifférencié, des « masses » au fascisme.
La première tendance, assez ancienne, mais que l'on retrouve actuellement, entre autres, dans de nombreux textes de la revue Tel Quel, c'est la tentative d'explication faussement psychanalytique du phénomène : le fait qu'il s'agirait d'expliquer pourquoi les masses ont voulu le fascisme. Ou plutôt, la compréhension du phénomène, sous cette formulation, est proprement tributaire de ce verbiage idéologique courant sur le désir et solidaire d'une certaine conception du rapport entre marxisme et psychanalyse, que le « freudo-marxisme » - terme explosif dû à la conjonction très impliquée – nous a déjà donné un premier test.
Cette tendance qui suppose en quelque sorte, avec une assurance feinte, que le problème du rapport entre l'idéologie et l'inconscient est résolu, alors qu'en fait il commence seulement à être remis à sa juste place, ne peut qu'expliquer la fausse question « pourquoi ? les masses voulaient le fascisme », par la référence implicite à la notion – absurde – d'inconscient collectif : une notion qui établit artificiellement une relation entre les individus supposés avoir voulu le fascisme – ce n'est pas une question de classe – et les masses générées par ces individus – masses : le marxisme se reconnaît, mais les classes sont toujours absentes – masses qui, uniformément et indistinctement, sont censées avoir adhéré au fascisme. Conception d'une relation individu-masse, qui par les allers-retours qu'elle implique entre la psychologie individuelle et l'inconscient collectif (psychologie des foules, de Gustave Le Bom [WMF Martins Fontes], pas trop loin) perd aussi complètement de vue le problème du rapport entre idéologie et inconscient.
La deuxième tendance pour expliquer le phénomène, toujours circonscrite de la même manière, c'est-à-dire comme le soutien indifférencié et uniforme des masses au fascisme - les classes sont toujours absentes - est celle qui privilégie, sinon exclusivement fait référence, à la langue utilisée par le fascisme par rapport au peuple. Une tendance que l'on retrouve, entre autres, chez JP Faye dans son livre Introduction aux langages totalitaires : théorie et transformation du rapport (Perspective), et que j'ai critiqué ailleurs[I]. C'est une explication où, après tout, apparaît la vieille utopie idéaliste, pour laquelle ce sont les idées qui font l'histoire. Ce qui, soit dit en passant, rend impossible l'examen d'un vrai problème, celui du fonctionnement précis de l'idéologie fasciste dans l'impact populaire du fascisme.
En fait, et nous y reviendrons, cet examen suppose de se référer au fonctionnement de classe (par rapport aux différentes classes et à leurs sous-ensembles idéologiques) de cette idéologie, alors que, pour cette tendance, les idées ne peuvent faire l'histoire que si et seulement si, à la place du fonctionnement de classe de l'idéologie, il y a un verbe émis par un ou plusieurs sujets indistinctement dirigés vers et perçus par des sujets-individus, purs récepteurs indifférenciés de ce verbe-idée. C'est une conception qui, là aussi, préside à la manière dont est délimité le phénomène de l'impact populaire du fascisme. Si, pour la première tendance, la question serait de savoir comment et pourquoi « les masses ont voulu le fascisme », ce serait ici comment « le fascisme a été raconté et raconté aux masses », cela explique pourquoi il a été diffusé par ces masses. pâtes considérées globalement et indistinctement subjuguées par le verbe fasciste – les classes demeurant toujours absentes.
Dans un premier temps, je tenterai, pour ma part, de mieux délimiter ce phénomène de l'impact populaire des fascismes (nazisme allemand et fascisme italien), avant de dire quelques mots sur ses raisons. Mais j'ajouterai que mes observations précédentes ne doivent pas nous conduire à une simplification arbitraire du phénomène, ni à sa réduction au phénomène général, bien connu, de certaines idéologies réactionnaires qui trouvent, dans des circonstances particulières, un écho dans les classes populaires et dont l'adhésion particulièrement enthousiaste des masses populaires en France et en Allemagne à la guerre inter-impérialiste de 1914-1918, à ses débuts, nous offre l'exemple caractéristique. L'impact populaire du fascisme, même s'il participe à ce phénomène, présente des aspects très particuliers.
Et, tout d'abord, concernant les faits réels :
Il faut distinguer les classes sociales qui font partie des masses populaires
1. En premier lieu, la « classe ouvrière » – même s'il faut mieux distinguer ses couches – était beaucoup moins contaminée par le fascisme qu'on pourrait le croire, et, en tout cas, moins que les autres classes populaires. Il a toujours été considérablement sous-représenté dans les appareils fascistes (partis, syndicats) par rapport à son importance dans l'ensemble de la population de l'Allemagne et de l'Italie et, même du point de vue électoral, les études rigoureuses et sérieuses des résultats de la dernière des élections relativement libres dans ces deux pays montrent que la classe ouvrière est restée, dans sa masse, fidèle à ses organisations traditionnelles, aux partis communistes et socialistes.
Mais, dans le cas de la classe ouvrière, il y a plus : pendant le nazisme et le fascisme, il y a eu une résistance importante de la classe ouvrière, qui, si elle n'a que rarement pris la forme d'insurrection ouverte et armée (les refuges italiens), a été non moins manifesté par les formes subreptices de résistance ouvrière spontanée. Ceux qui décrètent, pour la classe ouvrière, qu'elle a « voulu » le fascisme, l'ignorent bien sûr : sabotage et chute de la production, absentéisme massif, grèves sauvages, etc., créant des problèmes considérables aux dirigeants fascistes, comme le prouvent les mesures permanentes prises pour les prévenir. Des formes de résistance qui, compte tenu de la forme de l'État fasciste, étaient effectivement des formes d'opposition politique au régime.
2. « Les classes populaires des campagnes », car on sait que la paysannerie elle-même est divisée en couches. Si le nazisme allemand en particulier a réussi à obtenir un solide impact populaire sur les classes populaires rurales des régions de l'Est, en Prusse orientale, où les relations féodales marquaient une présence notable, si, encore, les fascismes les ont parfois atteints, mais de manière très inégale , écho dans certains secteurs de la petite bourgeoisie rurale, les fameux petits paysans, d'autre part, la grande masse de la paysannerie pauvre, avec les ouvriers agricoles en tête, est restée imperméable au fascisme. La paysannerie pauvre était également sous-représentée dans les appareils fascistes et n'a jamais constitué une base de soutien pour le fascisme. Bien plus : le fascisme rural, en Allemagne et en Italie, ressemble clairement au phénomène traditionnel de la « terreur blanche »[Ii] des grands propriétaires terriens contre les classes populaires rurales qui, massivement, auraient été étonnées d'apprendre qu'elles « désiraient » le fascisme.
3. « La petite bourgeoisie traditionnelle » (petits commerçants et artisans) et la nouvelle (employés, fonctionnaires, etc.) : elle penche en effet massivement et ouvertement vers le fascisme, et est considérablement surreprésentée dans les appareils fascistes constituant sa base de soutien. Bref, la spécificité du phénomène de l'impact populaire du fascisme, du rapport fascisme/masses populaires, se réduit essentiellement au problème du rapport entre fascisme et petite bourgeoisie, rapport marqué cependant, comme on le verra, par de nombreuses ambiguïtés.
Encore faut-il distinguer, et je le mentionne, bien qu'il s'agisse à mes yeux d'un élément secondaire, en raison de l'importance actuelle de ces questions entre les différentes catégories sociales différenciées dans les classes populaires. Il est notamment vrai que le fascisme parvient à avoir un impact populaire plus marqué sur la jeunesse, mais aussi sur la population féminine. Cela est dû, entre autres, aux formes institutionnelles dominantes de l'appareil familial et de l'appareil scolaire et aux sous-systèmes idéologiques qui régnaient, à l'époque, dans ces appareils en Allemagne et en Italie.
Périodisation
Il faut périodiser, au regard de cet impact populaire, le fascisme lui-même, à la fois le processus de fascisation et le fascisme établi.
En effet, si, en raison, entre autres, de l'ambiguïté politico-idéologique complexe des origines du fascisme, son impact s'est clairement manifesté tout au long du processus de fascisation - au vu des observations faites précédemment -, on peut voir, non moins à l'évidence, un processus de désertion par rapport au fascisme depuis la première étape du fascisme établi, et dans la mesure où il affiche ouvertement son aspect anti-populaire, un virage, d'ailleurs, marqué par des purges massives et sanglantes dans ses propres rangs - un classique épisode de la "nuit des couteaux" longue" en Allemagne.
Un processus de désertion qui se traduit par l'intensification de la répression systématique, mais qui, restant ininterrompu et culminant tout au long de la Seconde Guerre mondiale, présente des hauts et des bas. On a notamment assisté à une augmentation de la popularité du nazisme depuis le Raccordement (annexion de l'Autriche) et le fascisme italien depuis la guerre en Libye, pour des raisons nationales complexes qui sont transplantées ici. Si l'on ne tient pas compte de ce processus de désertion, on ne comprendra rien, par exemple, au phénomène soudain d'une Italie populaire massivement antifasciste pendant et après la chute de Mussolini, et on sera tenté de l'attribuer, sous l'impulsion des moqueurs sceptiques, de la versatilité ou de l'opportunisme du peuple italien.
Enfin, il découle de ce qui précède qu'il faut, en fait, s'interroger sur le terme même d'« impact populaire » qui est associé au fascisme.
En fait, même lorsqu'il y avait « impact », il englobait toute une gamme, allant de l'adhésion active et quasi inconditionnelle au soutien circonstanciel et à la résignation passive. Pour ne rien dire de la neutralisation forcée, alors que la répression s'intensifie de manière invraisemblable : bien que la répression soit certes loin de tout expliquer, il fallait encore s'y référer en ces temps où les juifs eux-mêmes étaient bien étonnés d'apprendre par Liliana Cavani dans son film le veilleur de nuit qu'ils n'étaient pas loin de vouloir le fascisme.
Soyons plus sérieux : on pourrait répondre que l'existence de cette diversité de l'impact populaire du fascisme n'a pas de réelle signification politique, et qu'une démission passive ne diffère pas tant d'une adhésion active quant à ses répercussions sur le fascisme établi. C'est tout à fait faux, car précisément en tant que phénomène de masse, c'est-à-dire pour une masse importante de la population, cette démission était, en fait, en permanence épaulée par une résistance passive, qui provoquait progressivement un certain isolement par rapport au fascisme établi dans les classes et les fractions de classe où il avait gagné du soutien. L'isolement qui, à son tour, a considérablement accentué les contradictions internes du fascisme, s'est traduit par toute une série de fausses manœuvres (fausses manœuvres militaires, y compris) qui ont contribué à précipiter son renversement.
Nature et ampleur de l'impact du fascisme
Venons-en maintenant au deuxième aspect du problème, celui des raisons du phénomène de l'impact populaire du fascisme, qui englobe sa nature et sa dimension. Je me contenterai d'évoquer ici quelques points épars, qui me paraissent particulièrement importants.
1. La politique économique pendant la première période du fascisme établi.
Si cette politique consistait en une exploitation considérablement croissante des masses populaires, cette exploitation était, d'une part, pour certaines classes et fractions de classes populaires essentiellement relative (elle visait une croissance considérable des profits) et non absolue (le pouvoir d'achat réel était, pour certaines classes populaires, maintenue pendant un certain temps), d'autre part, elle était menée selon une stratégie diversifiée, consistant à diviser ces classes et fractions et à les conquérir aux dépens les unes des autres.
Mais la raison la plus importante était le succès du fascisme (italien depuis la crise des années 1920, allemand depuis la crise des années 1930) à profiter, de manière spectaculaire, du chômage qui a joué un rôle important dans le processus de fascisation de ces pays. Ce relatif dépassement de ces crises économiques par le fascisme s'est assurément réalisé, dans cette période de transition du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopoliste, non seulement par une politique au service de la concentration monopolistique et de l'aggravation de l'exploitation des masses populaires, mais aussi par un effort politique d'expansion économique et d'armement impérialiste, qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale. Cela n'a pas empêché, à l'époque et pour un certain temps, cette utilisation du chômage de jouer un rôle important dans l'impact populaire du fascisme.
2. Les vraies coordonnées, et leur exploitation par les fascismes, de la question nationale.
Question décisive, dont l'importance a été longtemps sous-estimée par le marxisme, et qui, en Allemagne et en Italie, a pris une forme particulière, différente de celle qu'elle a prise dans les autres pays impérialistes. Et cela à deux égards :
D'abord, l'unité nationale caractéristique du capitalisme, compte tenu du processus de révolution démocratique bourgeoise dans ces deux pays (Révolution d'en haut avec Bismarck en Allemagne, Risorgimento perdu, en Italie), était loin d'être efficace, au moment de la montée au pouvoir du nazisme et du fascisme, au même degré que dans d'autres pays capitalistes développés. En un sens, le nazisme et le fascisme ont achevé le processus d'unité nationale capitaliste dans ces deux pays, ce qui s'est fait certes avec les inégalités internes de développement caractéristiques de tout processus similaire, mais qui leur permet néanmoins de se poser en champions de l'unité nationale et de jouer pleinement avec les ambiguïtés de ce nationalisme dans certaines classes populaires (classes populaires des campagnes et petite bourgeoisie, notamment). Il est donc important de noter que le fascisme n'a pas simplement joué la carte d'un nationalisme impérialiste agressif et expansionniste, mais aussi de l'unité nationale, plus ambiguë et complexe (Mussolini, le Garibaldi, Hitler de Bismarck), qui a eu une influence considérable sur son impact populaire.
Ensuite, il faut signaler les conséquences réelles, sur la conjoncture de la question nationale, de la place de l'Allemagne et de l'Italie dans la chaîne impérialiste après la Première Guerre mondiale. Dans le cas de l'Allemagne, la survenance du traité de Versailles, aux répercussions incalculables, caractérisé par Lénine comme l'acte de pillage le plus monstrueux de l'histoire. Dans le cas de l'Italie, le fait que, arrivée tardivement dans le processus d'établissement et de reproduction du capitalisme, elle ait subi les conséquences réelles de l'exploitation par le capital impérialiste, implanté massivement en Italie bien avant la montée au pouvoir du fascisme, ce qui, lui vaut d'ailleurs d'être traitée en cousine pauvre depuis la fête des vainqueurs de la guerre de 1914-1918 (le socialiste Mussolini fut, pendant la guerre, le représentant de la tendance interventionniste de la gauche défendant la participation de l'Italie à la guerre) .
Forts de ces faits réels, les fascismes ont pu approfondir le thème de l'idéologie des nations prolétariennes, thème qui, en Allemagne, a même repris, dans certains secteurs de la gauche dite nationale-socialiste, des tendances clairement anti-impérialistes. connotations. Gregor Strasser, exécuté, soit dit en passant, et non par hasard, pendant la "nuit des longs couteaux", écrivait : "L'industrie allemande, l'économie allemande aux mains du capital financier international, c'est la fin de toute libération sociale, c'est est la fin de tous les rêves d'une Allemagne socialiste… Nous, les révolutionnaires nationaux-socialistes, nous engageons dans la lutte contre le capitalisme et l'impérialisme, dont l'incarnation est le traité de Versailles… Nous, les révolutionnaires nationaux-socialistes, reconnaissons qu'il existe un lien entre la liberté de notre peuple et la situation économique. libération de la classe ouvrière allemande. Le socialisme allemand ne sera possible et durable que lorsque l'Allemagne sera libre.
En résumé, ici aussi, l'utilisation déformée mais factuelle par les fascistes d'un nationalisme anti-impérialiste profondément enraciné dans les masses populaires explique, d'une part, leur impact populaire bien plus que leur nationalisme officiel ouvertement impérialiste, agressif et expansionniste. .
3. L'idéologie fasciste et sa matérialisation institutionnelle dans les appareils d'État fascistes
Pour comprendre cette question capitale, il faut, en effet, préciser le fonctionnement de classe de cette idéologie, et abandonner, une fois pour toutes, la conception d'un discours ou d'un langage fasciste, unifié et uniforme, adressé directement aux masses. Comme le soulignait justement à l'époque Togliatti, rien n'est plus faux que de considérer l'idéologie fasciste comme un « système » unifié et univoque : « L'idéologie contient une série d'éléments hétérogènes (…) Je vous mets en garde contre la tendance à considérer l'idéologie fasciste comme quelque chose de solidement constitué, fini, homogène » [Iii]. En fait, ce n'est nullement à une quelconque répétition d'un discours identique, véhiculé par des techniques de propagande, devant les masses atomisées et indifférenciées, qu'est dû le rôle de l'idéologie fasciste dans les masses populaires, comme, à mon sens, des allusions à un film récent pourtant antifasciste et animé des meilleures intentions, Fasciste [Iv].
Bien au contraire, ce rôle est dû au fait que ces idéologies et discours se présentent de manière considérablement différenciée, comme la façon dont ils sont incorporés dans les différents appareils politico-idéologiques fascistes, selon les différentes classes, fractions de classe et catégories sociales à qui elles appartiennent, à qui elles s'adressent, ce qui leur a justement permis d'explorer les conditions d'existence matérielle de ces classes et fractions. Le discours idéologique fasciste est en effet sensiblement différent selon qu'il s'adresse à la classe ouvrière et s'intègre dans des appareils spécialement conçus pour elle (syndicats fascistes), aux classes populaires des campagnes ou à la petite bourgeoisie (parti fasciste).
Rien n'est plus clair que le fonctionnement d'un même thème, celui du corporatisme qui, sous l'apparence d'une répétition pure et simple, prend en réalité un sens sensiblement différent, s'il s'adresse à la classe ouvrière, à la paysannerie pauvre ou à la petite bourgeoisie.
C'est précisément à partir de là que le fascisme (et c'est un trait particulier de son fonctionnement idéologique) a pu reprendre dans son discours idéologique, en les déformant, une série d'aspirations populaires profondes, souvent propres à chacune des classes, fractions de classes et catégories considérées comme sociales. Ce fut le cas des thèmes autogestionnaires et du contrôle ouvrier de la production, des formulations socialisantes contre la propriété, le pouvoir monopoliste, le capital impérialiste, etc., en témoignent les rapports entre le fascisme et la classe ouvrière, notamment présents dans le à gauche national-socialiste en Allemagne et l'aile anarcho-syndicaliste du fascisme italien. Ce fut le cas des thèmes de l'unité paysanne et des liens du sol et du sang contre l'exploitation de la campagne par la ville, fondés sur la contradiction réelle industrie/agriculture et sur l'exploitation, par le capital, des classes populaires de la campagne dans processus de développement du capitalisme dans l'agriculture, mis en évidence dans les relations entre le fascisme et les classes populaires à la campagne. Ce fut également le cas des nombreux exemples mis en évidence dans le discours fasciste spécifiquement dirigé vers la petite bourgeoisie.
Cependant, pour mieux comprendre le fonctionnement réel (de classe) de cette idéologie fasciste différenciée, il faut porter la plus grande attention aux structures institutionnelles dans lesquelles cette idéologie se matérialise, et ne pas insister sur la simple analyse du discours fasciste, circulant prétendument entre les masses principales de l'émetteur et du récepteur. Ce qui, de plus, permettra justement de comprendre l'intense lutte des classes qui traverse en permanence les appareils fascistes, et de préciser encore plus le sens de l'impact populaire du fascisme.
Là aussi, au lieu d'assister à une uniformisation univoque pure et simple des différents appareils d'État fascistes, en fait, parallèlement à leur centralisation au « sommet », on assiste à un déplacement et à une décentralisation effectifs de ceux-ci, selon les classes, fractions de classe et catégories sociales auxquelles ils se réfèrent principalement. De la famille à l'école, des organisations de jeunesse, des appareils culturels et de l'Église, des partis aux syndicats fascistes, de l'administration (appareil bureaucratique de l'État) aux forces armées, des SA aux SS (nazisme) et à la police politique (milices), on découvre, en effet, dans l'ombre unificatrice du discours et du « principe » du chef, l'enchevêtrement prodigieusement contradictoire de divers sous-ensembles idéologiques régionaux : ce qui a pour effet le recouvrement et le parallélisme constants des appareils, réseaux et courroies de transmission du pouvoir, et cède la place aux contradictions internes du fascisme.
Bref, c'est aussi ce système spécifique d'encadrement et de mobilisation des masses populaires, au sein duquel les classes, les fractions de classe et les catégories sociales pensent pouvoir s'approprier un ou plusieurs appareils spécifiques, ou s'en servir pour s'affirmer, ou imposer, leur intérêts propres, ce qui explique, d'une part, l'impact populaire du fascisme.
Mais cette focalisation sur l'examen des appareils d'État qui matérialisent l'idéologie fasciste permet justement de comprendre la lutte des classes qui les traverse en permanence, une lutte des classes qui disparaît dans la conception d'un discours univoque et désincarné dirigé vers les masses. On observe ainsi encore mieux toute l'ambiguïté de l'impact populaire du fascisme. En fait, même là où il y a impact, et pour les classes de fractions considérées et activement engagées dans les appareils fascistes, celui-ci se produit constamment de façon concomitante avec la résistance au fascisme, même lorsque cette résistance ne prend pas, dans ce cas, une forme manifeste. , survenant cependant souvent à cause de cette différenciation des appareils, sous forme de revendications, par ces masses, pour le vrai fascisme, fantôme dans lequel s'investissaient leurs aspirations populaires (telles que les revendications constantes de la seconde révolution anticapitaliste en Allemagne et en Italie).
Pour prendre un exemple descriptif : un ouvrier anarcho-syndicaliste, membre convaincu des syndicats fascistes, et qui mène (plusieurs cas sont identifiables sous le fascisme italien) une lutte acharnée contre les bureaucrates du parti et les milices au nom de son rêve corporatiste – contre le pouvoir du capital – et de ce qu'il considère comme le fascisme pur et authentique : adhère-t-il au fascisme ou, au contraire, lui résiste-t-il, c'est-à-dire résiste à sa véritable nature et fonction de classe ? En tout cas, le fascisme lui-même n'a pas tort, ce qui se voit dans les constantes purges, éliminations et réformes qu'il opère sur ses propres appareils.
Bref, je le répète, « l'impact » populaire du fascisme, manifesté dans l'adhésion des fractions de classe populaires aux appareils fascistes, a constamment coexisté avec une lutte de classe intense de ces mêmes fractions contre le fascisme à travers ces mêmes appareils. Cela a été parfaitement compris par Dimitrov lorsque, au VII Congrès de l'Internationale, il a recommandé avec insistance que les communistes participent aux syndicats fascistes afin de mener la lutte contre le fascisme de l'intérieur.[V]
4. La politique de l'Internationale communiste et des partis communistes italien et allemand depuis l'avènement du fascisme jusqu'au VIIe Congrès (1935) environ de l'Internationale communiste.
Le problème est trop important pour que je le traite dans ces quelques lignes. Je me limiterai à deux mots, évoquant non pas la question des responsabilités de cette politique dans l'avènement du fascisme, c'est-à-dire son échec à empêcher la montée du fascisme au pouvoir dans ces deux pays, mais la question de ses effets sur l'impact populaire du fascisme : ce qui est une question relativement différente.
Et je dirai plus loin que si cette politique a eu des conséquences directes sur son échec à enrayer la montée du fascisme au pouvoir, elle n'a eu que des effets indirects sur l'impact populaire du fascisme. Je comprends donc que cet impact n'a pas tant consisté à incliner nettement certaines classes populaires et fractions de classe vers le fascisme, à cause de la peur du communisme ou du bolchevisme, même si cet élément s'insère, bien sûr, dans une partie de cet impact , et constituait, de surcroît, un élément essentiel de l'idéologie des régimes fascistes.
Ce qui est par ailleurs plus important à noter, c'est qu'en fait, certaines classes populaires qui ont penché du côté du fascisme l'ont fait à cause de l'échec des partis communistes italien et allemand à atteindre leurs objectifs révolutionnaires et à amorcer un processus de transition vers socialisme. Ces fractions avaient en effet considéré, face à cette privation, que le fascisme serait mieux à même d'atteindre leurs objectifs : de larges pans de ces fractions transférèrent, pour un temps, leurs aspirations révolutionnaires vers le fascisme. C'est bien là que réside l'ambiguïté colossale du rapport initial de ces masses au fascisme, et l'on ne peut rien comprendre à l'impact populaire du fascisme si on l'assimile, purement et simplement, du moins parmi les masses urbaines, à un « guardismo blanc ». » des armées capitales des bandes.
C'est probablement un aspect de l'analyse pénétrante du fascisme de Clara Zetkin au Troisième plénum (1923) de l'Internationale communiste : « Le fascisme est très différent de la dictature de Horthy en Hongrie… Le fascisme n'est absolument pas la revanche de la bourgeoisie contre le prolétariat insurgé. de manière combative. Considéré d'un point de vue historique et objectif, le fascisme surgit davantage parce que le prolétariat n'a pas réussi à faire sa révolution. [Vi].
De ce point de vue, la responsabilité de la politique du Parti communiste italien, contraire, au moment de l'installation du fascisme, à la politique de l'Internationale, encore sous l'égide de Lénine, et du Parti communiste allemand, sous l'instigation directe de l'Internationale, ce n'était pas à la fois d'avoir détourné les masses des objectifs révolutionnaires et de provoquer chez elles des réflexes réactionnaires, mais, pour l'essentiel, d'avoir laissé ces masses populaires désorientées et désarmées face à la récupération idéologique faussée par le fascisme des aspirations populaires profondes , et leur ayant ainsi permis d'être attirés par une politique au service du grand capital. C'est dire que ces partis n'ont pas su, pendant longtemps, mener une lutte politico-idéologique efficace contre le fascisme. Mais il est évident que je ne peux même pas, dans ce court exposé, effleurer les raisons complexes de cette situation, raisons dont j'ai longuement traité ailleurs.[Vii]
*Nicos Poulantzas (1936-1979) a été professeur de sociologie à Université de Paris VIII. Auteur, entre autres livres de fascisme et dictature (Martins Fontès)
Traduit par: Danilo Enrico Martuscelli.
Traduction de « A propos de l'impact populaire du fascisme » In : Maria Antonietta Macciocchi. Eléments pour une analyse du fascisme (tome I). Paris, Inédit, 1975, paru dans Cahiers CEMARX no.12.
Notes du traducteur
[I] Poulantzas se réfère à l'article : "Notes à propos du totalitarisme" Dans : Tel Quel, nf. 53, 1973.
[Ii] Il fait référence à des actes de violence commis par des groupes réactionnaires et conservateurs faisant partie de mouvements contre-révolutionnaires.
[Iii] Ces observations peuvent être trouvées dans Palmiro Togliatti. Leçons sur le fascisme. São Paulo, Livraria Editora Ciências Humanas, 1978.
[Iv] Poulantzas fait référence au film Fasciste, de Nico Naldini, exposé dans le cycle de séminaires organisés par Maria Antonietta Macciocchi à l'Université de Paris VIII, dans les années 1974-1975, qui a donné lieu au livre qui contient ce texte.
[V] Voir : Jorge Dimitrov. UN lutte pour l'unité de la classe ouvrière contre le fascisme. Rapport présenté devant le VII Congrès mondial de l'Internationale communiste, 2 août 1935. Belo Horizonte, Global Village, 1978.
[Vi] Le texte susmentionné de Clara Zetkin est disponible en portugais sur : https://www.marxists.org/portugues/zetkin/1923/08/fascismo. htm.
[Vii] Poulantzas renvoie ici encore au livre fascisme et dictature.