Par DOMÉNICO LOSURDO*
Répondre à l'avis de Jean-Jacques Marie
On ne pourra jamais évaluer de manière satisfaisante la sagesse de la phrase attribuée à Georges Clemenceau : la guerre est une chose trop grave pour être laissée aux généraux !
En effet, dans son chauvinisme et son anticommunisme ardents, le Premier ministre français était assez lucide sur le fait que les experts (en l'occurrence, les experts de la guerre) sont souvent capables de voir les arbres mais pas la forêt, ils se permettent de être absorbé par les détails, perdre de vue le global ; dans ce cas, ils savent tout sauf l'essentiel.
La déclaration de Clemenceau vient vite à l'esprit à la lecture de la critique sans concession que Jean-Jacques Marie a voulu adresser à mon livre sur Staline [https://dpp.cce.myftpupload.com/stalin-historia-critica-de-uma -black- légende/]. Apparemment, l’auteur est l’un des plus grands experts en matière de « logique trotskiste » et il entend le démontrer en toutes circonstances.
Staline liquidé par le rapport secret, le rapport secret liquidé par les historiens
Il commence immédiatement à contester mon affirmation selon laquelle Khrouchtchev "semble vaincre Staline à tous égards". Pourtant, c'est le grand intellectuel trotskyste Isaac Deutscher qui souligne que le rapport secret mentionne Staline comme un "monstre humain énorme, sombre, flamboyant et dégénéré". Cependant, ce portrait n'est pas assez monstrueux aux yeux de Marie ! Mon livre continue ainsi : dans l'argument prononcé par Khrouchtchev, « parce qu'il était responsable de crimes horribles, c'était un individu ignoble, soit sur le plan moral, soit sur le plan intellectuel ».
"En plus d'être inhumain, le dictateur était aussi risible". Il suffit de penser au détail sur lequel s'attarde Khrouchtchev : « il faut garder à l'esprit que Staline a préparé ses plans sur une mappemonde. Oui, camarades, il a marqué la ligne de front de la bataille sur la carte du monde » (p. 27-29 de l'édition française). L'image dressée ici de Staline est clairement caricaturale : comment l'URSS a-t-elle réussi à vaincre Hitler, qui était dirigé par un chef criminel et un imbécile à la fois ? Et comment ce chef criminel et imbécile en est-il venu à gouverner une bataille épique comme celle de Stalingrad sur la « carte du monde », menée de quartier en quartier, de rue en rue, de terrain en terrain, de porte en porte ?
Au lieu de répondre à ces contestations, Marie se préoccupe de démontrer qu'en tant que plus grande spécialiste de la « trotskysme-logie » elle connaît aussi par cœur le rapport Khrouchtchev et se met à le citer partout, sous des aspects qui n'ont rien à voir avec lui. avec le problème en discussion!
Pour démontrer que cet anéantissement total de Staline (sur le plan intellectuel comme sur le plan moral) ne résiste pas à l'investigation historique, j'attire l'attention sur deux points : d'éminents historiens (dont aucun ne peut être suspecté d'être philo -staliniens) parlent de Staline comme du "plus grand chef militaire du 20ème siècle". Et ils vont encore plus loin : ils lui attribuent un « talent politique exceptionnel » et le considèrent comme un politicien « surcompétent » qui sauve la nation russe de la décimation et de l'asservissement auxquels la destine le 3e Reich, non seulement grâce à son astucieux la stratégie militaire, mais aussi aux discours de guerre « magistrales », « actes de bravoure » parfois vrais et appropriés qui, dans des moments tragiques et décisifs, viennent stimuler la résistance nationale. Et ce n'est pas tout : les historiens ardemment antistaliniens reconnaissent la « perspicacité » avec laquelle il traite la question nationale dans ses écrits de 1913 et « l'effet positif » de sa « contribution » à la linguistique (p. 409).
Deuxièmement, je note que déjà en 1966 Deutscher montrait de sérieux doutes quant à la crédibilité du rapport secret : « Je ne le considère pas comme étant sur le point d'accepter sans réserve les soi-disant "révélations Kruschev", en particulier son affirmation qu'en la 2e guerre mondiale (et dans la victoire sur le 3e Reich) Staline n'a joué qu'un rôle pratiquement insignifiant » (p. 407). Aujourd'hui, à la lumière des nouveaux éléments disponibles, de nombreux érudits accusent Khrouchtchev d'avoir eu recours au mensonge. Et donc : si Khrouchtchev procède à l'anéantissement total de Staline, l'historiographie la plus récente annule la crédibilité du soi-disant rapport secret.
Comment Marie réagit-elle à tout cela ? Il résume non seulement mon point de vue mais aussi celui des auteurs que j'ai cités (dont le trotskyste Deuscher) avec le cliché : « Allez rétro, Khrouchtchev ! ». Autrement dit, le grand spécialiste de la « trotskysme-logie » croit pouvoir exorciser les difficultés insurmontables auxquelles il est confronté en prononçant deux mots en latin (ecclésiastique) !
Prenons un deuxième exemple. Au début du deuxième chapitre (« Les bolcheviks : du conflit idéologique à la guerre civile »), j'analyse le conflit qui se développe à l'occasion de la paix Brest-Litowsky. Boukharine dénonce le « déclin paysan de notre parti et du pouvoir soviétique » ; d'autres bolcheviks quittent le parti ; d'autres déclarent même que le pouvoir soviétique lui-même est sans valeur. A l'inverse, Lénine exprime son indignation face à ces « paroles insaisissables et monstrueuses ». Déjà dans ses premiers mois de vie, la Russie soviétique voit se développer un conflit idéologique d'une extrême dureté et sur le point de se transformer en guerre civile.
Et cela se transformera d'autant plus facilement en guerre civile – je l'observe dans mon livre – qu'avec la mort de Lénine, « une autorité indiscutable disparaît ». Avant – j'ajoute –, selon un illustre historien bourgeois (Conquête), déjà à cette époque Boukharine avait caressé l'idée d'un coup d'État (p. 71). Comment Marie réagit-elle à tout cela ? Là encore, il déploie toute son érudition en tant que grand, et peut-être le plus grand, spécialiste de la « trotskysme-logie », mais ne s'efforce pas de répondre aux questions qui se posent : est-ce que le conflit meurtrier qui afflige successivement le groupe dirigeant bolchevique est le seul à blâmer ? de Staline (la pensée primitive ne peut se passer d'un bouc émissaire), comment expliquer l'âpre échange d'accusations que Lénine dénonce comme « monstrueuses », les phrases proférées par ceux qui encouragent la « dégénérescence » du Parti communiste et du pouvoir soviétique ? Et comment expliquer que Robert Conquest – qui a consacré toute son existence à démontrer la sordidité de Staline et des processus de Moscou – ait parlé d'un projet de coup d'État contre Lénine, cultivé ou chéri par Boukharine ?
Ne sachant que répondre, Marie m'accuse d'être un manipulateur et écrit même que - en ce qui concerne l'idée de coup d'État de Boukharine - je ne cite que moi-même. Je n'ai pas de temps à perdre en insultes. Je me bornerai à signaler qu'à la page 71, note 137, je cite un historien (Conquête) qui n'est inférieur à Marie ni en érudition ni en zèle antistalinien.
2- Comment les trotskystes pour Marie insultent Trotsky
Avec la mort de Lénine et la consolidation du pouvoir de Staline, le conflit idéologique devient de plus en plus une guerre civile : la dialectique saturnienne, qui, d'une manière ou d'une autre, se manifeste dans toutes les grandes révolutions, n'épargne malheureusement même pas les bolcheviks. Je développe cette thèse dans la deuxième partie du deuxième chapitre, citant une série de personnalités parmi tant d'autres (qui révèlent l'existence d'un appareil clandestin et militaire créé par l'opposition) et citant surtout Trotsky. Oui, Trotsky lui-même déclare que la lutte contre « l'oligarchie bureaucratique » stalinienne « ne permet pas une solution pacifique ». C'est toujours lui qui déclare que "le pays se dirige notoirement vers la révolution", vers une guerre civile, et que, "dans le cadre d'une guerre civile, le meurtre de certains oppresseurs n'est plus une question de terrorisme individuel", mais elle fait partie intégrante de la « lutte mortelle » entre alignements opposés (p. 104). Comme on peut le voir, au moins dans ce cas, Trotsky lui-même conteste la mythologie du bouc émissaire.
L'embarras tout à fait privé de Marie est compréhensible. Et puis? On connaît déjà l'ostentation de l'érudition comme écran de fumée. Passons au fond. Parmi les personnalités innombrables et très différentes que j'évoque, Marie en choisit deux : l'un (Malaparte) qu'elle considère comme incompétent, l'autre (Feuchtwanger) qu'elle qualifie d'agent mercenaire au service du crime et d'imbécile qui est au Kremlin. Et voilà, la partie est jouée : la guerre civile disparaît et à nouveau le bouc émissaire primitivisme peut fêter ses succès. Mais refuser de prendre en compte les arguments utilisés par un grand intellectuel, comme Feuchtwanger, pour se limiter à le qualifier d'agent mercenaire au service de l'ennemi : n'est-ce pas généralement la manière de procéder considérée comme « stalinienne » ? Et surtout : que penser du témoignage de Trotsky qui parle de « guerre civile » et de « lutte mortelle » ? N'est-ce pas un paradoxe que le grand expert et grand prêtre de la « trotskysme-logie » contraigne au silence la divinité qu'il vénère ? Oui, mais ce n'est pas le seul paradoxe et même pas le plus résonnant.
Voyons : Trotsky non seulement compare Staline à Nicolas II (p. 104) mais va plus loin : au Kremlin il y a un « provocateur au service d'Hitler », ou « la marionnette d'Hitler » (p. 126 et 401). Et Trotsky, qui se vantait d'avoir de nombreux partisans en Union soviétique et qui, selon Broué (le biographe et hagiographe de Trotsky), avait réussi à infiltrer ses "croyants" jusque dans le cœur du Guépéou, n'avait rien fait pour détruire le contre-révolutionnaire pouvoir du nouveau tsar ou esclave du IIIe Reich ? Marie finit par dépeindre Trotsky comme un simple bavard qui se cantonne à des fanfaronnades verbales de taverne, ou comme un révolutionnaire sans cohérence et même craintif et ignoble. Le paradoxe le plus criant est que je suis en fait contraint de défendre Trotsky contre certains de ses apologistes !
Je dis « certains de ses apologistes » parce que tous ne sont pas aussi préparés que Marie. À propos de la « guerre civile » impitoyable qui se développe entre les bolcheviks, mon livre observe : « Nous sommes face à une catégorie qui constitue le fil conducteur des recherches d'un historien russe (Rogovin), de foi trotskyste ferme et déclarée, auteur de un ouvrage en plusieurs volumes, dédié à l'enregistrement de la reconstruction détaillée de cette guerre civile. Il parle, à propos de la Russie soviétique, d'une « guerre civile préventive » déclenchée par Staline contre ceux qui s'organisent pour le vaincre. Aussi à l'extérieur de l'URSS, cette guerre civile se manifeste et éclate en partie sur le front des combats contre Franco ; et, en effet, en référence à l'Espagne de 1936-39, on ne parle pas d'une, mais de « deux guerres civiles ». Avec une grande honnêteté intellectuelle et profitant du riche nouveau matériel documentaire disponible, grâce à l'ouverture des archives russes, l'auteur cité ici conclut : « Les procès de Moscou n'ont pas été un crime de sang-froid et sans raison, mais la réaction de Staline en le cours d'une lutte politique acharnée' ».
Argumentant avec Alexandre Soljenitsyne, qui parle des victimes des purges comme d'une bande de « lapins », l'historien trotskyste russe cite un petit pamphlet qui, dans les années 1930, appelait le ratissage du Kremlin « le dictateur fasciste et sa clique ». Ensuite, il commente : « Même du point de vue de la législation russe actuellement en vigueur, ce tract doit être analysé comme un appel à un renversement violent du pouvoir (plus précisément de la couche supérieure dominante) ». En conclusion, loin d'être l'expression « d'un attentat d'une violence irrationnelle et insensée », la terreur sanguinaire déchaînée par Staline est, en réalité, le seul moyen par lequel il parvient à briser la « résistance des vraies forces communistes » ( p.117).-118).
C'est ainsi que s'exprime l'historien trotskyste russe. Mais Marie – pour ne pas renoncer à son primitivisme et chercher un bouc émissaire (Staline) sur lequel concentrer tous les péchés de la Terreur et de l'Union soviétique dans son ensemble – préfère suivre les traces de Soljenitsyne et présenter Trotsky comme un « lapin ».
3- Trahison ou contradiction objective ? La leçon de Hegel
Dans le cadre que j'ai esquissé, les mérites de Staline restent fermes : il a compris une série de points essentiels : la nouvelle phase historique qui s'est ouverte avec l'échec de la révolution en Occident ; la période de colonisation esclavagiste qui menaçait la Russie soviétique ; l'urgence de rattraper l'Occident ; la nécessité de conquérir une science et une technologie plus avancées et la conscience que la lutte pour une telle conquête peut être, dans certaines circonstances, un aspect essentiel et même décisif de la lutte des classes ; la nécessité de coordonner patriotisme et internationalisme et la compréhension du fait qu'une résistance nationale victorieuse et une lutte de libération (comme la Grande Guerre patriotique) constituaient en même temps une contribution de tout premier ordre à la cause internationaliste de la lutte contre l'impérialisme et capitalisme.
Stalingrad a posé les exigences de la crise du système colonial à l'échelle planétaire. Le monde d'aujourd'hui est caractérisé par les difficultés croissantes du même néocolonialisme ; par la prospérité de pays comme la Chine et l'Inde et, plus généralement, de civilisation à la fois subjuguée ou humiliée par l'Occident ; par la crise de la doctrine Monroe et par l'effort de certains pays d'Amérique latine pour unir la lutte contre l'impérialisme à la construction d'une société post-capitaliste. Eh bien, ce monde n'est pas présumé sans Stalingrad.
Et pourtant, cela dit, il est possible de comprendre la tragédie de Trotsky. Après avoir reconnu le grand rôle qu'il a joué dans le déroulement de la Révolution d'Octobre, mon livre décrit ainsi le conflit qui s'est formé avec la mort de Lénine : « Dans la mesure où un pouvoir charismatique était encore possible, il tendait à se dessiner dans la figure de Trotsky , le brillant organisateur de l'Armée rouge et brillant orateur et prosateur qui entendait incarner les espoirs de triomphe de la révolution mondiale et qui, à cette fin, avançait la légitimité de son aspiration à gouverner le parti et l'État.
Staline, cependant, était l'incarnation du pouvoir juridico-traditionnel qui tentait péniblement de se dessiner : à la différence de Trotsky – récemment lié au bolchevisme – il représentait la continuité historique du parti qui fut le protagoniste de la révolution et, par la suite, détenteur d'un nouvelle légalité; De plus, en affirmant la faisabilité du socialisme même dans un seul (grand) pays, Staline a insufflé une nouvelle dignité et identité à la nation russe, qui a ainsi surmonté la crise effrayante – fictive plutôt que concrète – qui avait éclaté de la défaite et du chaos. la 1ère guerre mondiale, et retrouve sa continuité historique.
Mais précisément à cause de cela, les opposants ont crié "trahison", tandis que des traîtres aux yeux de Staline et de ses partisans ont tous émergé, avec leur aventurisme facilitant l'intervention de puissances étrangères, mettant en danger, en dernière analyse, la survie de la nation russe - qui était dans le même temps, le détachement d'avant-garde de la cause révolutionnaire. L'affrontement entre Staline et Trotsky est un conflit non seulement entre deux programmes politiques, mais aussi entre deux principes de légitimation » (p. 150).
A un certain moment, face à la nouveauté radicale de la scène nationale et internationale, Trotsky est devenu convaincu (à tort) qu'il y avait une contre-révolution à Moscou et a agi en conséquence. Dans le tableau dressé par Marie, au contraire, Trotsky et ses partisans – bien qu'ayant réussi à infiltrer le GPU et d'autres secteurs vitaux de l'appareil d'État – sans se battre, se laissent battre et massacrer par la contre-révolution criminelle et idiote qui installé au Kremlin. Sans doute, c'est la lecture - pour ridiculiser particulièrement Trotsky, éclipsant et rendant médiocres et méconnaissables tous les protagonistes de la grande tragédie historique qui s'est développée dans le sillage de la Révolution russe (comme dans toutes les grandes révolutions).
Pour bien comprendre cette tragédie, il faut faire appel à une catégorie de contradiction objective chère à Hegel (et à Marx). Hélas pourtant – avertit mon livre – Staline et Trotsky partagent la même pauvreté philosophique : ils ne peuvent aller au-delà de cet échange réciproque d'accusations de trahison : « D'un côté et de l'autre, plus que de se livrer à l'analyse laborieuse des contradictions objectives, et les s'opposant aux options et aux conflits politiques qui se développent sur cette base, on préfère recourir à la légère à la catégorie de trahison et, dans sa configuration extrême, le traître devient un agent conscient et corrompu de l'ennemi. Trotsky ne se lasse pas de dénoncer « la conspiration de la bureaucratie stalinienne contre la classe ouvrière », et la conspiration est d'autant plus abjecte que la « bureaucratie stalinienne » n'est rien d'autre qu'un « appareil de transmission de l'impérialisme ». Il s'agit seulement de dire que Trotsky a généreusement pris sa revanche en nature. Il regrette d'être qualifié d'« agent d'une puissance étrangère », mais, à son tour, il qualifie Staline d'« agent provocateur au service d'Hitler » » (p. 126).
Moins que jamais, Marie – qui se moque effectivement de ma citation fréquente de Hegel – a voulu problématiser la catégorie de « trahison ». Dans le débat actuel, qui est le « stalinien » ?
4- Le comparatisme comme instrument de lutte contre les fraudes de l'idéologie dominante
Jusqu'ici on a vu chez le grand spécialiste de la « trotskysme-logie » un effort d'érudition comme une fin en soi ou utilisé comme écran de fumée. Et pourtant, chez Marie, il faut reconnaître un raisonnement, ou plutôt une tentative de raisonnement. Quand je fais une comparaison entre les crimes de Staline – ou qui lui sont attribués – et ceux commis par l'Occident libéral et ses alliés, Marie répond : « Ainsi, dans la patrie triomphante du socialisme (car pour Losurdo le socialisme est né en URSS) et qui a réalisé l'unité des peuples, il est normal que les mêmes procédés soient utilisés par les chefs des pays capitalistes ou par un féodal obscurantiste et même par le tsar Nicolas II ». Examinons cette réfutation. Nous laissons même de côté les inexactitudes, les exagérations ou les véritables malentendus. Nulle part je ne parle de l'URSS ou de tout autre pays comme « la patrie triomphante du socialisme » ; dans mes livres, j'écrivais au contraire que le socialisme est un « processus d'apprentissage » difficile et loin d'être achevé.
Mais concentrons-nous sur l'essentiel. Depuis la Révolution d'Octobre jusqu'à nos jours, l'idéologie dominante a eu une tendance constante à diaboliser tout ce qui a quelque rapport avec l'histoire du communisme. Comme je l'ai noté dans mon livre, pendant un certain temps Trotsky a été accusé d'être (comme Goebbels) celui qui « peut-être dans sa conscience le plus grand nombre de crimes qui ait jamais pesé sur un homme » (p. 343) ; successivement cette primauté obscure fut attribuée à Staline et aujourd'hui à Mao Tsétoung ; Tito, Ho Chi Minh, Castro, etc. sont sur le point d'être également criminalisés. Doit-on s'accommoder de cette « diabolisation » qui – comme je l'affirme dans le dernier chapitre de mon livre – n'est que l'autre face de l'« hagiographie » du capitalisme et de l'impérialisme ?
Voyons comment Marx réagit à cette manipulation manichéenne. Lorsque la bourgeoisie de son temps – acceptant le mobile du meurtre des otages et de l'incendie propagé par les Communards – dénonça la Commune de Paris comme synonyme de barbarie infâme, Marx répondit que les pratiques de prise (et de meurtres éventuels) d'otages et les embrasements ont été inventés par les classes dominantes et que, de toute façon, en ce qui concerne les incendies, il faudrait distinguer le « vandalisme pour une défense désespérée » (celle des Communards) et le « vandalisme pour le plaisir » .
Marie me fait un grand honneur lorsqu'elle argumente avec moi sur ce point : il ferait bien de faire la même chose directement à Marx. Ou, si je pouvais, avec Trotsky, qui agit aussi de la même manière que j'ai été censuré : dans le livret Votre morale et la nôtre, Trotsky se réfère à Marx, déjà cité par moi, et – pour réfuter l'accusation selon laquelle les bolcheviks, et eux seuls, s'inspirent du principe selon lequel « la fin justifie les moyens » (violent et brutal) – il appelle en elle provoque non seulement le comportement de la bourgeoisie des XIXe et XXe siècles, mais aussi (…) celui de Luther, le protagoniste de la guerre d'extermination contre Müntzer et les paysans.
Mais, attaché qu'il est au culte de l'érudition, Marie ne réfléchit même pas aux textes des auteurs qu'il estime le plus. Et, en fait, il se moque de moi en donnant à son intervention le titre « Le socialisme du Goulag ! ». Naturellement, avec cette même ironie, la Russie soviétique de Lénine (et de Trotsky) pourrait être moquée : « Le socialisme (ou la révolution socialiste) de Ceka », ou « le socialisme (ou la révolution socialiste) de la prise d'otages » (garder à l'esprit que, dans Votre morale et la nôtre, Trotsky est obligé de se défendre même contre l'accusation d'avoir eu recours à cette pratique). En réalité, avec l'ironie chère à Marie, toute révolution peut être liquidée. Ensuite, nous avons : « La Commune des otages fusillés », « la liberté et l'égalité de la guillotine », etc. D'autre part, ce ne sont pas des exemples imaginaires : c'est ainsi que la tradition de pensée réactionnaire a liquidé la Révolution française (et surtout le jacobinisme), la Commune de Paris, la Révolution russe, etc.
Marx a résumé la méthodologie du matérialisme historique dans l'affirmation que "les hommes font leur histoire pour eux-mêmes, mais pas dans des circonstances choisies par eux". Au lieu de prendre les gestes de ces leçons pour enquêter sur les erreurs, les dilemmes moraux, les crimes des protagonistes de chaque grande crise historique, Marie indique cette simple alternative : soit les mouvements révolutionnaires sont souverainement supérieurs – et, plutôt, miraculeusement transcendants par rapport à au monde historique, et aux contradictions et conflits du monde historique – dans le contexte dans lequel ils se développent, ou que les mouvements révolutionnaires sont une ruine complète et une erreur complète. Et ainsi l'histoire des révolutionnaires dans son ensemble apparaît comme l'histoire d'une ruine et d'une tromperie uniques, ininterrompues et misérables. Et une fois de plus Marie se place dans le fossé de la tradition de la pensée réactionnaire.
5- Le socialisme comme apprentissage laborieux et incomplet
J'ai dit que la construction du socialisme est un processus d'apprentissage laborieux et incomplet. Mais c'est précisément pour cette raison qu'il faut s'engager à apporter des réponses : le socialisme et le communisme impliquent l'élimination totale des identités et même des langues nationales, ou Castro a-t-il raison lorsqu'il dit que les communistes étaient responsables d'avoir sous-estimé le poids que la question nationale continue mener à l'exercice même après la révolution anti-impérialiste et anticapitaliste ?
Dans la société du futur prévisible, il n'y aura plus de place pour aucun type de marché ni pour la monnaie, ou faut-il profiter de la leçon de Gramsci, selon laquelle il faut garder à l'esprit le caractère « déterminé » de la « marché"? A propos du communisme, Marx parle tantôt de « l'extinction de l'Etat », tantôt de « l'extinction de l'Etat au sens politique actuel » : ce sont deux formules sensiblement différentes ; lequel des deux peut s'en inspirer ? Tels sont les problèmes à provoquer parmi les bolcheviks, d'abord un conflit idéologique aigu et ensuite la guerre civile ; et ces problèmes doivent être résolus si l'on veut redonner de la crédibilité au projet révolutionnaire communiste, en évitant les tragédies du passé. Est-ce dans cet esprit que j'ai d'abord écrit Escape from History ? La Révolution russe et la Révolution chinoise aujourd'hui et après Staline : Une histoire critique d'une légende noire.
Sans affronter de tels problèmes, on ne peut ni comprendre le passé ni projeter l'avenir. Sans se confronter à de tels problèmes, apprendre par cœur les moindres détails de la biographie (ou de l'hagiographie) de tel ou tel protagoniste d'Octobre 1917 ne fera que confirmer la profondeur de la devise chère à Clemenceau : que la guerre est une chose très sérieuse à remis aux généraux et aux experts de la guerre, même l'histoire de la propre tragédie de Trotsky (sans parler de la grande et tragique histoire du mouvement communiste dans son ensemble) est une chose trop sérieuse pour être confiée aux experts et aux généraux de la trotskysme-logie.
*Dominique Losurdo (1941-2018) a été professeur de philosophie à l'Université d'Urbino (Italie). Auteur, entre autres livres, de Libéralisme : entre civilisation et barbarie (Anita Garibaldi).
Traduction: Lucie Ruy sur site Rouge .
Référence
Dominique Losurdo. Staline : Histoire critique d'une légende noire. Rio de Janeiro, Revan, 2020.