Umberto Eco – la bibliothèque du monde

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Par CARLOS EDUARDO ARAÚJO*

Considérations sur le film réalisé par Davide Ferrario.

1.

Umberto Eco : la bibliothèque du monde, un film fascinant réalisé par Davide Ferrario, plein de réflexions sur la complexité de notre époque, s'ouvre sur une image puissante : Umberto Eco marchant entre des étagères remplies de livres, entouré d'un univers qu'il a construit tout au long de sa vie. Cette scène d’ouverture résume déjà le cœur de l’œuvre et de l’existence même d’Eco : un intellectuel dont la maison était avant tout une bibliothèque.

L’espace physique dans lequel circule Umberto Eco reflète sa personnalité : des livres partout, des titres et des thèmes variés s’entrelaçant comme un vaste réseau de connaissances. Sa bibliothèque personnelle n’était pas seulement un dépôt de textes, mais un organisme vivant, un espace de recherche, d’invention et de dialogue permanent. L’écrivain et sémiologue italien soutenait qu’une bibliothèque devrait être composée, en grande partie, de livres qui n’ont pas encore été lus – non pas comme une simple collection d’œuvres achevées, mais comme un instrument pour stimuler la curiosité et l’apprentissage continu.

Cette conception se manifeste de manière allégorique dans son roman. Ô Nome da Rosa, son premier roman, publié en 1980, où la bibliothèque du monastère bénédictin joue un rôle central dans le récit. Plus qu’un dépôt de livres, il est configuré comme un labyrinthe qui restreint et régule l’accès au savoir.

Les moines bibliothécaires imposent des règles strictes pour la consultation des ouvrages, et une grande partie de la collection reste inaccessible à la plupart des religieux. Ainsi, la bibliothèque du roman devient une métaphore de ce qu’on appelle « l’anti-bibliothèque » : un espace où la connaissance cachée, interdite ou inaccessible acquiert un sens aussi puissant, voire plus puissant, que celui qui est à portée de main.

Cette notion a inspiré le penseur Nassim Nicholas Taleb, qui, en La logique du cygne noir, a inventé le terme « anti-bibliothèque » pour décrire précisément la valeur de l’inconnu – une réserve de connaissances encore inexplorées, qui nous rappelle humblement l’immensité de ce que nous ignorons. En ce sens, la bibliothèque d'Eco, avec ses plus de 30 XNUMX volumes, a anticipé et matérialisé, des décennies avant, l'idée que Nassim Taleb viendrait théoriser. Plus qu’une collection, c’était un laboratoire de possibilités, où les livres qui n’avaient pas encore été lus étaient aussi essentiels que ceux qui avaient déjà été découverts. Écoutons Nassim Taleb, qui intitule la première partie de son livre : « L’antibibliothèque d’Umberto Eco, ou comment nous recherchons la validation » :

« L'écrivain Umberto Eco appartient à cette petite classe d'universitaires érudits qui sont encyclopédiques, perspicaces et pas du tout ennuyeux. Il possède une vaste bibliothèque personnelle (contenant 30 XNUMX livres) et sépare les visiteurs en deux catégories : ceux qui réagissent par « Waouh ! Monsieur le Professeur Docteur Eco, quelle magnifique bibliothèque tu as ! Combien de ces livres avez-vous lus ? et les autres – une infime minorité – qui comprennent qu'une bibliothèque privée n'est pas un accessoire pour flatter son ego, mais un outil de recherche. Les livres lus ont bien moins de valeur que les non-lus. Votre bibliothèque devrait contenir autant de ce que vous ignorez que vos ressources financières, les taux hypothécaires et le marché immobilier actuellement tendu vous le permettent. Vous accumulerez davantage de connaissances et de livres en vieillissant, et les rangées toujours plus nombreuses de livres non lus sur les étagères vous regarderont d'un air menaçant. En fait, plus vous en saurez, plus les étagères de livres non lus seront encombrées. Appelons cette collection de livres non lus l'antibibliothèque. (Nassim Nicolas Taleb. La logique du cygne noir).

2.

La scène d'ouverture du film fonctionne également comme une métaphore de l'obsession d'Umberto Eco pour la mémoire et l'intertextualité, reflétant sa pensée enracinée dans un vaste éventail de références, allant des manuscrits médiévaux aux bandes dessinées et aux romans populaires. Il synthétise l'essence d'Umberto Eco en tant que penseur et bibliophile, tandis que le documentaire, dans son ensemble, se révèle être une célébration non seulement de l'auteur, mais de l'idée même de la bibliothèque comme espace de connaissance, de mystère et de création.

Ce qui attire l’attention, c’est la façon dont Umberto Eco a traité ses livres non pas comme de simples objets, mais comme des interlocuteurs, les activant dans sa pensée et reliant des idées de différentes époques et domaines de connaissance. Sa bibliothèque était un véritable labyrinthe de mémoire, où chaque livre s’emboîtait comme une pièce d’un grand puzzle intellectuel assemblé au fil d’une vie. L’expression « mémoire végétale », titre d’une de ses œuvres, illustre bien cette relation, évoquant à la fois la matérialité des livres – le papier provenant des arbres – et l’idée d’un savoir qui pousse, se ramifie et s’entrelace, comme une vaste forêt d’idées.

Dans le film, la promenade d'Umberto Eco dans les couloirs remplis de livres de sa bibliothèque n'est pas seulement un acte physique, mais aussi symbolique. Chaque étagère, chaque bibliothèque, chaque volume est un point d’ancrage pour des réflexions sur le temps, la culture et l’intertextualité. Eco conçoit la bibliothèque comme un organisme vivant, où le passé dialogue avec le présent et le futur.

Sa bibliothèque n’était pas seulement un repaire de connaissances, mais un champ de bataille intellectuel. En parcourant les couloirs étroits de sa bibliothèque, on a le sentiment d’un voyage autobiographique, où les livres ne sont pas seulement des références extérieures, mais des chapitres de sa propre histoire.

Umberto Eco était un lecteur vorace et un penseur encyclopédique, évoluant entre la philosophie médiévale, la sémiotique, la littérature, la culture populaire et l'histoire. Sa bibliothèque reflétait cet esprit de la Renaissance : elle était un palimpseste d’influences, une véritable archive de la pensée humaine. En le parcourant, Eco ne traverse pas seulement un espace physique, comme nous l’avons dit, mais revisite les couches de ses propres connaissances, les idées qui l’ont formé et les débats qui ont façonné sa vision du monde.

Cette promenade évoque également l’idée borgésienne de la bibliothèque infinie, où chaque livre est le miroir d’un autre, où la recherche du savoir ne s’arrête jamais. Comme dans Ô Nome da Rosa, la bibliothèque devient un microcosme du monde, un lieu de découvertes, mais aussi de mystères, de vérités cachées et d’interprétations toujours renouvelées.

3.

De plus, la bibliothèque d’Umberto Eco témoigne de la matérialité du livre à l’heure de la numérisation des connaissances. Il a soutenu que le livre physique a une présence irremplaçable, que son organisation sur des étagères permet des associations fortuites et inattendues – un livre oublié sur une étagère peut, une fois retrouvé, générer de nouvelles idées, de nouvelles connexions.

La promenade d’Umberto Eco dans sa bibliothèque est donc aussi une métaphore de sa propre vie intellectuelle : un voyage errant, labyrinthique, fait de découvertes constantes. La bibliothèque ne contient pas seulement votre mémoire, mais est, en quelque sorte, votre mémoire.

La bibliothèque d’Umberto Eco fonctionne comme un double de lui-même, un miroir de son esprit agité et multidisciplinaire. Dans chaque livre, il y a une trace de ses lectures, de ses recherches et de ses obsessions intellectuelles. Dans le documentaire, cette relation presque organique entre lui et les livres se manifeste physiquement : la façon dont il se promène dans les étagères, dont il touche les volumes, dont il semble savoir exactement où se trouve chaque titre. C'est comme s'il marchait dans son propre esprit.

De plus, cette bibliothèque n’est pas seulement une archive de ce qu’Umberto Eco a lu, mais de ce qu’il aurait pu lire. Il a défendu l’idée selon laquelle une bibliothèque personnelle ne devrait pas être simplement un dépôt de lectures déjà effectuées, mais une anti-bibliothèque, comme évoqué plus haut. La valeur des livres ne réside pas seulement dans ce que nous avons déjà assimilé d’eux, mais aussi dans ce qu’il nous reste à découvrir. En ce sens, la bibliothèque d’Eco est une sorte de travail en cours, toujours inachevé, toujours ouvert à de nouvelles possibilités de lecture et d’interprétation. Cela fait écho à sa vision de la culture comme quelque chose de vivant et de dynamique, jamais fixe ou définitif.

Il dit textuellement dans le film que « la bibliothèque symbolise en réalité la réalité d'une mémoire collective. Lorsque Dante Alighieri atteint son dernier chant, Le Paradis, et a la vision béatifique de Dieu, comment a-t-il résolu la difficile tâche de le décrire ? Ce qui n'est pas chose aisée, il dit avoir vu rassemblé, en un seul volume, ce qui, dans l'univers, s'écroule. Il voit donc Dieu comme la bibliothèque des bibliothèques, riche de plusieurs siècles d'existence. »

Umberto Eco amène la bibliothèque à un niveau de signification encore plus profond : elle n’est pas seulement le reflet de la mémoire individuelle, mais une métaphore de la mémoire collective de l’humanité. En citant Dante et la vision béatifique du Paradis, il suggère que Dieu serait, pour ainsi dire, la bibliothèque ultime, le grand volume où tout est enregistré et organisé.

La référence au dernier coin de la Divina Comédie est particulièrement significatif. Dans le Chant XXXIII du Paradis, Dante décrit sa vision de Dieu comme un livre contenant tout ce qui existe, un volume qui rassemble la totalité de la création de manière ordonnée. Ce concept fait directement écho à l’idée de la Renaissance selon laquelle l’univers est un monde libre, un « livre du monde » qui peut être lu et interprété par l’intellect humain.

Umberto Eco, avec sa formation en philosophie médiévale et en sémiotique, capture ce symbolisme et le traduit dans le contexte contemporain : les bibliothèques humaines sont des tentatives partielles d'imiter ce volume divin, de rassembler et d'organiser les connaissances du monde. Mais, contrairement au livre absolu de Dieu, les bibliothèques humaines sont toujours fragmentaires, incomplètes, sujettes à l’oubli et à la destruction.

Cette vision rejoint également celle de Borges et de sa Bibliothèque de Babel, où tous les livres possibles existent mais sont dispersés de manière chaotique. Contrairement à l’ordre divin de Dante, Borges présente un cosmos de connaissances infinies mais inaccessibles. Eco, en tant que médiateur entre ces visions, voit dans la bibliothèque une synthèse : un effort humain pour donner de l’ordre au chaos, mais toujours conscient de son insuffisance.

4.

Dans une autre scène plus loin, le film dépeint les répercussions de la mort d'Umberto Eco, survenue le 19 février 2016, à l'âge de 84 ans. Les chaînes de télévision du monde entier ont rapporté la mort du célèbre penseur, fournissant des analyses et des hommages. La multiplicité des langues et des moyens de communication mis en avant dans le film souligne l’ampleur de l’impact de son départ.

Ce moment du film renforce la dimension globale de la figure d’Umberto Eco. Sa mort n’a pas seulement été une perte pour l’Italie, mais pour la pensée occidentale dans son ensemble. Le fait que les journaux du monde entier aient rapporté sa mort en plusieurs langues témoigne de son impact universel. Il n’était pas seulement un universitaire ou un romancier à succès ; C'était un véritable intellectuel public, quelqu'un dont la voix résonnait au-delà des murs de l'université et du circuit littéraire.

Umberto Eco a créé un ensemble d’œuvres qui dialoguent avec diverses traditions culturelles et intellectuelles. Ses recherches en sémiotique, sa passion pour la philosophie médiévale, son analyse critique de la culture de masse et ses romans chargés d’érudition ont créé un pont entre le savoir académique et le grand public. Peu de penseurs du XXe siècle ont réussi à atteindre une telle ampleur.

Cette scène suggère également une réflexion sur la permanence de la mémoire. Si, de son vivant, Eco s'est consacré à préserver et à interpréter les connaissances accumulées dans les livres, à sa mort, il est lui-même devenu partie intégrante de cette mémoire collective qu'il valorisait tant. La nouvelle de sa mort circule dans les journaux, à la télévision et sur Internet – de nouveaux médias qui font écho à son existence et permettent à ses pensées de perdurer.

Dans l'instant suivant du film, la femme d'Umberto Eco, désormais veuve, apparaît sur la scène devant sa fille, et ils commencent tous deux à se souvenir de moments de sa vie. La veuve lit un article de presse datant de l'époque de la mort du romancier, selon lequel la ville de Milan était en deuil suite à la mort du penseur.

Ce moment révèle une puissante intersection entre le personnel et le collectif. En présentant la veuve et la fille d'Umberto Eco, Renate Ramge et Charlotte Eco, le documentaire nous invite à réfléchir au vide laissé par son absence dans la sphère intime de la famille. Quelques années se sont écoulées depuis sa mort et ils ne semblent pas être dans un état de mélancolie ; au contraire, ils s'en souviennent avec légèreté et même une certaine ironie. Dans le même temps, le film met en lumière le deuil qui s’étend à Milan et au monde intellectuel, soulignant l’impact durable de sa perte et la permanence de son héritage.

La lecture des nouvelles de deuil à Milan symbolise la façon dont la figure d’Umberto Eco a transcendé la sphère personnelle pour devenir une icône publique, dont l’influence a atteint tous les coins. En même temps, la scène intime de la mère et de la fille se remémorant des moments de la vie du penseur révèle la dimension humaine et émotionnelle derrière le grand intellect. Cette dualité – deuil collectif et mémoire familiale – révèle la complexité de l’héritage d’Umberto Eco : un homme dont l’œuvre et la vie étaient, en elles-mêmes, un dialogue continu entre le privé et l’universel.

Cet épisode nous fait réfléchir à la manière dont la perte d’un grand penseur est ressentie de différentes manières, reliant la sphère intime de l’affection à la dimension historique et culturelle d’une ville en deuil. Il souligne l’idée que, bien que les livres et les idées soient intemporels, l’existence humaine est marquée par des relations, des souvenirs et des adieux qui s’entremêlent dans chaque trajectoire individuelle.

Cette scène apporte une touche d’humour et d’humanité qui contraste avec l’image habituelle de l’intellectuel distant. Le magazine Linus, en dédiant une édition spéciale à Umberto Eco, avec des dessins qui le représentent comme Charlie Brown, Superman, Schtroumpf et d'autres personnages populaires, met en évidence comment le penseur est devenu une partie de la culture populaire. Les dessins soulignent sa caractéristique physique – la fameuse « bedaine » – d’une manière presque affectueuse, transformant un trait personnel en un symbole reconnaissable et même affable.

Cette approche visuelle subvertit l’idée selon laquelle les intellectuels doivent toujours être sérieux ou inaccessibles. En montrant Umberto Eco sous cette lumière caricaturale, le magazine suggère que le génie peut coexister avec la simplicité et que la réflexion profonde peut aussi être accessible et amusante. Pour sa fille et sa femme, ces images non seulement enregistrent le souvenir d’un homme brillant, mais mettent également en lumière la figure humaine derrière les idées, celle-là même qui, avec sa manière détendue et irrévérencieuse, a captivé des générations.

Cet équilibre entre la pensée sérieuse et l’humour léger est l’une des marques de fabrique d’Umberto Eco. Sa capacité à interagir avec des publics divers – du monde universitaire à la culture populaire – montre comment il a compris que le savoir peut être transmis de manière surprenante et accessible. Cette approche humanise l’intellectuel, le rapproche des gens, rend ses idées plus reçues et plus percutantes.

La veuve d'Umberto Eco se souvient de la foule impressionnante qui s'était rassemblée autour du château Sforzesco, où le corps de l'écrivain a été déposé. À un moment donné, le nombre de personnes était si grand qu'elle-même avait du mal à entrer. Face à la barrière humaine, il tenta d'avancer en demandant la permission :

" - S'il vous plaît, laissez-moi passer.

Mais de la foule sont venues des réponses indignées :

– Tu veux passer ? Nous sommes ici depuis ce matin. Faites la queue comme tout le monde.

Elle a ensuite expliqué :

– Mais je suis la veuve.

Plus tard, sa fille a demandé :

– Ils t’ont laissé passer ?

Et la veuve d'Echo répondit laconiquement :

– Non, ils ne m’ont pas laissé faire.

La scène illustre de manière poignante la dimension publique de la mort d’Umberto Eco, un intellectuel dont l’influence dépassait les cercles universitaires et littéraires. L'épisode de la veuve bloquée par la foule suggère un paradoxe : le deuil intime se heurtant à la révérence populaire. Le ton de la réponse de la foule – « Mettez-vous dans la file comme tout le monde » – révèle non seulement une dévotion à l’écrivain, mais aussi une certaine distance par rapport à la réalité personnelle de sa famille. Le charisme d'Eco était tel qu'à ce moment-là, la personnalité publique semblait éclipser l'homme, faisant de sa propre femme une simple admiratrice parmi d'autres.

La conclusion est presque tragi-comique. Lorsque la fille demande si on l'a laissée passer, la réponse laconique de la veuve – « Non, on ne m'a pas laissée passer » – exprime à la fois résignation et ironie. Il s’agit d’un portrait symbolique de la culture italienne, où le culte de la grandeur peut, dans certaines circonstances, éclipser même le deuil de ceux qui étaient les plus proches de la personne honorée.

Cette expérience a peut-être été extrêmement difficile : alors que la foule représente la célébration et la reconnaissance de son travail, elle, en tant que veuve, a besoin de réaffirmer son identité et son rôle unique dans cette perte. Le geste de s’identifier comme veuve devient ainsi un acte d’affirmation personnelle au milieu du désordre et de la foule qui, d’une certaine manière, dilue l’intimité du moment. Cette dualité reflète la manière dont la vie et l’œuvre d’Eco ont transcendé le personnel, atteignant des proportions qui, à sa mort, se sont manifestées sous la forme d’une manifestation publique intense et bouleversante.

5.

La scène suivante du film nous emmène à Milan, dans la maison où vivait Umberto Eco. Nous sommes en 2022, six ans après sa mort. La veuve ouvre la fenêtre de l'appartement, laissant la lumière remplir les pièces, dans un geste simple, mais chargé de sens. À ce moment-là, la caméra se déplace sur une étagère en bois rustique, où reposent quelques objets et livres. Ensuite, l’attention se tourne vers une table, sur laquelle sont disposés des cadres photo, une vieille horloge et une caricature d’Eco, composant une scène intime et évocatrice de sa présence.

La scène qui suit éveille un mélange d’émerveillement et de mélancolie. Devant nous se dresse l’imposante bibliothèque qu’Umberto Eco a construite au fil des décennies, avec zèle, dévouement et une passion infatigable pour la connaissance. Cependant, la grandeur de cette collection porte désormais une absence palpable. Sans leur propriétaire, les livres semblent attendre en silence, comme s'ils ressentaient l'absence de celui qui les a rassemblés, consultés et aimés.

Peu de temps après, le fils d'Umberto Eco, Stefano Eco, apparaît dans le bureau de son père, à l'intérieur de la maison où il vivait. Il explique que la bibliothèque de l'écrivain comprenait 30.000 1.200 livres modernes et XNUMX XNUMX volumes anciens. Selon lui, la « chambre des vieux livres » servait de refuge personnel, où Umberto Eco s’enfermait pour jouer de la flûte.

Puis, la veuve apparaît en posant délicatement la flûte à côté d'une partition sur un piédestal, dans un geste silencieux, mais plein de souvenir et d'affection. La caméra zoome ensuite sur les livres, nous permettant de contempler de vieux exemplaires, aux dos courbés par le temps, beaux et intrigants à regarder, un véritable délice pour ceux qui aiment les livres.

Dans la scène suivante, nous voyons Umberto Eco parler à un interlocuteur dans la soi-disant « salle des vieux livres ». Avec sa bonne humeur et son esprit ludique habituels, il affirme que sa « collection de base » est composée d’une bibliothèque sémiologique, curieuse, lunatique, magique et pneumatique. « Pour un bibliothécaire, je dirais qu'il s'agit de sciences occultes, mais en réalité, ce n'est pas tout à fait ça. J'ai des livres sur toutes les langues jamais inventées », ajoute-t-il, renforçant le caractère énigmatique et fascinant de sa collection.

L'extrait met en valeur la personnalité pleine d'esprit d'Umberto Eco, qui joue avec l'idée de sa bibliothèque comme un espace de mystère et de connaissances insolites. L'expression « sciences occultes » suggère une tonalité ésotérique, mais elle est rapidement relativisée par lui, indiquant que sa collection englobe des connaissances exotiques, mais pas nécessairement mystiques. La mention de « langages déjà inventés » fait référence à la curiosité intellectuelle d’Eco pour les signes, les langues et les systèmes symboliques, thèmes centraux de son œuvre.

Dans une scène ultérieure, la fille d'Umberto Eco et un ami, Riccardo Fedriga, visitent la bibliothèque, révélant les vastes domaines de connaissances qu'elle abrite. Au fur et à mesure de leur progression, ils mettent en évidence les sections consacrées à la physionomie, à la magie, à l'alchimie, à la chimie et aux sciences, aux théâtres chimiques, à l'occultisme, à l'hermétisme et à la sémiologie. Entre les étagères, apparaissent des volumes sur les emblèmes, les hiéroglyphes, les sciences astronomiques, la démonologie, la théologie, l'ésotérisme et Kircher. Il y a également des espaces dédiés aux Rose-Croix, aux langues universelles, à la linguistique et aux âmes des animaux. Chaque catégorie reflète l’esprit encyclopédique d’Eco, sa curiosité infatigable et sa quête pour comprendre les multiples couches de la connaissance humaine.

Cette scène est une véritable mosaïque de l'érudition multiforme d'Umberto Eco, où chaque domaine de connaissance exposé – de l'alchimie et de l'occultisme à la linguistique et aux sciences astronomiques – met en évidence l'étendue et la profondeur de sa curiosité intellectuelle. En parcourant ensemble ces domaines, la fille et amie d'Umberto Eco semblent cartographier l'univers symbolique et réel qu'il a construit tout au long de sa vie.

La présentation des différents domaines reflète non seulement la passion d'Umberto Eco pour les connaissances diverses, mais aussi la manière dont il comprenait la connaissance comme quelque chose d'interconnecté : la magie et l'hermétisme se mélangent à la sémiologie et à la linguistique, l'ésotérisme dialogue avec les sciences exactes, etc. Cette pluralité montre que, pour Eco, les frontières entre les disciplines étaient perméables, permettant une lecture du monde qui englobe à la fois le rationnel et le mystique, le scientifique et le poétique.

La scène a également une dimension presque rituelle : c’est comme si chaque espace était une étape d’un grand voyage de découverte, dans lequel la bibliothèque devient l’espace sacré où se réunissent toutes les manifestations de la connaissance humaine. En revisitant ces secteurs, les enfants d’Eco rendent non seulement hommage à la mémoire de leur père, mais réaffirment également l’héritage d’un penseur qui considérait la connaissance comme un réseau complexe et interconnecté.

Cette approche interdisciplinaire et symbolique fait de la bibliothèque d’Umberto Eco une sorte de microcosme, un lieu où chaque objet et chaque livre porte en lui l’essence des traditions anciennes et, en même temps, la vitalité palpitante du savoir contemporain.

6.

Pour Umberto Eco, la mémoire est le fondement de la culture et de la civilisation. Sans mémoire, l’avenir ne peut être projeté, car c’est la mémoire des expériences passées qui permet à l’humanité de construire de nouveaux chemins. Le livre, en ce sens, occupe un rôle central : il est une assurance-vie, une petite anticipation de l’immortalité. Il ne s’agit pas d’une immortalité pour l’avenir – malheureusement – ​​mais d’une immortalité centrée sur le passé, garantissant que les expériences d’une époque ne se dissipent pas dans l’oubli. Et, pour lui, « les bibliothèques sont la mémoire de l’humanité ». Cette déclaration d’Umberto Eco résume magistralement le rôle fondamental des bibliothèques dans la préservation du savoir et de la culture.

Umberto Eco a compris que nous ne savons pas si, après la mort, nos souvenirs individuels persisteront. Nous sommes cependant certains que la mémoire collective demeure, enregistrant les expériences de ceux qui nous ont précédés et préservant les nôtres pour ceux qui viendront après nous. Le livre est l’un des principaux instruments de cette continuité, un support physique de la « mémoire végétale » qui traverse les siècles et assure la survie du savoir.

Umberto Eco, dans son livre Mémoire végétale et autres écrits sur la bibliophilie, explore l’évolution de la mémoire humaine depuis ses formes primitives jusqu’à l’ère numérique. Au début, les anciens, dit-il, transmettaient leurs connaissances oralement, fonctionnant comme une mémoire organique. Avec l’écriture, la mémoire minérale est apparue, gravée dans la pierre, l’argile et l’architecture, qui, en plus d’enregistrer des informations, transmettait des enseignements à travers des images et des symboles.

Plus tard, la mémoire végétale s’est développée, associée au papier et aux livres, permettant un stockage plus accessible et personnalisé des connaissances. Contrairement aux inscriptions dans la pierre, les livres permettent un dialogue avec un auteur, même s’il a vécu des siècles auparavant, devenant ainsi des objets d’interprétation et de questionnement.

La lecture élargit l’expérience humaine, permettant à une personne de vivre non seulement sa propre vie, mais aussi celle d’innombrables autres personnes à travers des récits enregistrés. Alors qu’une personne analphabète ne connaît que ce qu’elle vit directement, celle qui lit s’approprie les expériences de beaucoup, s’enrichissant ainsi de sa mémoire et de ses connaissances. La mémoire végétale, contrairement à la fragile mémoire individuelle, peut être consultée et vérifiée, servant de témoignage fiable de l’histoire et de la culture humaines.

Dans une autre scène du film, on retrouve Umberto Eco dans un moment d'intimité familiale. Il tient son petit-fils dans ses bras, tandis que la télévision reste allumée devant lui. De la main gauche, il tient un verre, tout en prêtant attention à son petit-fils. Cela vous demande si 10 secondes passent vite ou lentement. Et Umberto Eco lui répond : « Écoute, 10 secondes ont tendance à toujours passer dans le même laps de temps. Et en plus, 10 secondes passent toujours en 10 secondes. »

L'extrait du film décrit un moment intime et quotidien d'Umberto Eco, mettant en valeur son côté familial. Contrairement à l’image d’un intellectuel plongé dans les livres et les débats académiques, il apparaît ici comme un grand-père, partageant un moment simple avec son petit-fils. La présence de la télévision suggère un environnement domestique commun, contrastant avec la grandeur de son œuvre et son rôle dans la culture.

Le détail du verre dans la main peut symboliser la détente, tandis que l’attention portée au petit-enfant démontre l’affection et la proximité. Le film, en capturant cette scène, semble vouloir humaniser Umberto Eco, en montrant qu'en plus d'être un penseur brillant, il était aussi quelqu'un d'impliqué dans la vie de famille, équilibrant son intellectualité avec les affections quotidiennes.

Il est intéressant de voir, dans la scène suivante, que l’enfant, autrefois accueilli dans les bras d’Eco, est maintenant un jeune homme qui fait des réflexions sur son enfance partagée avec son grand-père : « J’ai eu une enfance très agréable, en grande partie grâce à lui ». Le jeune homme se souvient du sens de l’ironie de son grand-père. Il se souvient des livres qu'ils lisaient ensemble, notamment d'un devoir scolaire réalisé avec l'aide de son grand-père.

L'extrait renforce la dimension affective d'Umberto Eco, soulignant son influence non seulement dans le domaine intellectuel, mais aussi dans la vie familiale. La transition entre la scène d'ouverture – Umberto Eco avec son petit-fils sur ses genoux – et le témoignage du jeune homme, désormais adolescent, crée un effet de continuité, montrant l'impact durable de cette relation.

Le fait que le petit-fils se souvienne de l'ironie de son grand-père suggère qu'Umberto Eco a non seulement transmis des connaissances, mais a également cultivé un esprit critique et une vision acérée du monde. La mention des livres qu’ils ont lus ensemble indique que ce lien s’est construit, en partie, à travers la littérature, ce qui n’est pas surprenant lorsqu’on a affaire à un écrivain et sémiologue qui comprenait la lecture comme un moyen essentiel de transmission de la mémoire et de la culture.

Le témoignage du jeune homme porte une note de gratitude et d'affection, révélant qu'Umberto Eco, en plus d'être un intellectuel et un écrivain renommé, était un grand-père présent qui a laissé une marque significative sur son enfance. Cela humanise encore davantage sa figure et suggère qu’au-delà des essais et des romans, son héritage survit également dans la mémoire émotionnelle de sa famille.

7.

Le film présente des extraits de diverses conférences et interviews données par Umberto Eco au fil des ans, dans lesquelles il aborde un large éventail de thèmes culturels. Cependant, il est notable que la question du livre et de la mémoire occupe une place centrale dans ses réflexions, étant abordée sous différents angles et perspectives.

Cette récurrence n’est pas accidentelle. Pour Umberto Eco, le livre représente non seulement un instrument d’enregistrement des connaissances, mais un véritable fondement de la civilisation. Il y voyait une « assurance-vie », un moyen de préserver la pensée humaine au-delà de l’éphémère de l’existence individuelle. La mémoire, quant à elle, était un thème qu’il explorait à la fois dans son aspect biologique et dans ses manifestations culturelles et technologiques. De la tradition orale à l’écriture, de l’imprimerie au numérique, Umberto Eco a réfléchi aux impacts de ces transformations sur la manière dont les sociétés stockent et transmettent les connaissances.

Le film, en mettant en avant cet axe thématique, met en évidence la cohérence de la pensée d’Umberto Eco au fil des décennies. Même lorsqu’il aborde des sujets aussi variés que l’histoire, la littérature, la sémiotique ou la culture de masse, il revient sur l’importance des livres et de la mémoire comme fondements de la connaissance humaine. Cela démontre non seulement la profondeur de sa réflexion, mais aussi son inquiétude pour l’avenir de la culture écrite dans un monde de plus en plus dominé par un excès d’information et la volatilité des documents numériques.

Umberto Eco était très fasciné par Athanasius Kircher (1602–1680), l’un des érudits les plus prolifiques et les plus excentriques du XVIIe siècle. Le nom d'Athanasius Kircher apparaît plus d'une fois dans le documentaire sur Umberto Eco, soulignant l'admiration de l'écrivain italien pour ce polymathe jésuite.

Athanasius Kircher était une figure singulière de l’époque baroque, un véritable « homme universel » qui s’est consacré à un vaste spectre de domaines de connaissances, notamment la linguistique, l’égyptologie, l’optique, la géologie, le magnétisme, la médecine, les mathématiques et même la recherche d’un langage universel. Son approche encyclopédique et sa tendance à combiner la science avec la spéculation philosophique et le mysticisme ont fait de lui une personnalité qui fait écho (sans jeu de mots) à de nombreux intérêts d'Umberto Eco.

Umberto Eco mentionne Athanasius Kircher à divers moments de son œuvre, comme dans Le pendule de Foucault (1988), où Athanasius Kircher apparaît comme l'un des représentants des traditions ésotériques qui alimentent l'intrigue. Dans sa bibliothèque personnelle, Umberto Eco possédait plusieurs ouvrages d'Athanasius Kircher, démontrant à quel point cet auteur était une présence intellectuelle constante dans son univers.

La relation entre Athanasius Kircher et Umberto Eco est avant tout due à la fascination de l'écrivain italien pour les frontières entre connaissance et mystification, érudition et charlatanisme, un thème central non seulement dans Le pendule de Foucault, mais dans d’autres romans et essais de l’auteur. Athanasius Kircher, avec son amalgame de science, de foi et d’ésotérisme, représente un parfait exemple de cette zone d’ambiguïté qu’Umberto Eco a explorée avec ironie et profondeur.

Le film, en citant Athanasius Kircher, réaffirme la curiosité d'Umberto Eco pour ces intellectuels qui ont tenté d'appréhender la connaissance totale, même si, dans certains cas, ils sont tombés dans des exagérations ou des erreurs historiques. Après tout, comme l’a dit Umberto Eco lui-même, les livres et les bibliothèques ne contiennent pas seulement la vérité, mais aussi les erreurs et les illusions qui contribuent à façonner la pensée humaine.

Quand Umberto Eco affirme, dans le documentaire, que les livres sont irremplaçables, il réaffirme une conviction qui imprègne son travail et sa pensée. Eco considérait le livre non seulement comme un moyen d’information, mais comme une technologie parfaite qui a survécu à des siècles de transformations culturelles et de progrès technologiques.

Em Ne comptez pas sur la fin du livre, il soutient que, contrairement à d’autres supports éphémères, le livre a une durabilité incomparable : il n’a pas besoin d’électricité, il ne devient pas obsolète avec les mises à jour et il peut traverser des siècles sans perdre sa fonction essentielle. Pour Umberto Eco, même à l’ère numérique, l’expérience tactile et visuelle de la lecture sur papier est irremplaçable, et la structure linéaire du livre impose un type de discipline intellectuelle que la navigation dispersée sur Internet ne fournit pas.

Son point de vue n’impliquait pas un rejet du numérique, mais plutôt la défense de la complémentarité entre les médias. Il a reconnu que le monde numérique élargissait l’accès à l’information, mais a souligné que les livres continueraient d’être fondamentaux pour la formation de la pensée critique et la préservation des connaissances humaines. Comme il l'a dit : « Les papyrus et les manuscrits survivront des milliers d'années. Nous avons des livres vieux de 500 ans qui semblent fraîchement imprimés, mais nous ne savons pas encore combien de temps les formats électroniques dureront. Les ordinateurs d'aujourd'hui ne peuvent plus lire des fichiers écrits il y a seulement vingt ans. »

Umberto Eco présente un argument pertinent sur la complémentarité entre le numérique et l’imprimé, soulignant la permanence des livres physiques en contraste avec la volatilité des formats numériques. La dernière citation renforce cette préoccupation en soulignant l’obsolescence technologique, véritable problème dans la préservation de l’information numérique.

À une occasion, lors d’une entrevue, son interlocuteur lui a demandé s’il était vrai qu’il n’avait pas de téléphone portable. Avec son humour habituel, Umberto Eco a répondu, au grand plaisir du public, dont la présence s'est fait sentir par les rires provoqués : « Oui, mais toujours en mode désactivé. C'est formidable, car les gens pensent pouvoir m'appeler, mais ils ne le peuvent pas, car le téléphone est désactivé. » L'intervieweur a continué : « Donc c'est comme si vous n'aviez pas de téléphone portable, n'est-ce pas ? » Umberto Eco répondit : « Non, car il sert de journal intime. On peut y écrire. » L’interlocuteur a insisté : « Mais quand même, il devrait fonctionner comme un téléphone. » Et Umberto Eco, ironiquement : « Oui, mais je ne veux ni recevoir ni envoyer de messages. À mon âge, j’ai acquis le droit de ne pas recevoir de messages. » Finalement, il a conclu : « Ce monde est surchargé de messages qui ne disent rien. »

Le public a éclaté de rire, témoin une fois de plus de l'humour mordant et ironique bien connu d'Umberto Eco.

8.

À un certain moment du film, en abordant à nouveau la question de la mémoire, Umberto Eco fait référence à la nouvelle « Funes, le mémorial » de Jorge Luis Borges. Dans cette histoire, le protagoniste, Ireneo Funes, a une capacité de mémoire absolument parfaite : il se souvient de tout, sans aucun filtre ni sélection. Chaque détail, aussi petit soit-il, est enregistré avec une précision absolue.

Cependant, cette abondance d’informations, au lieu d’être un avantage, devient un fardeau insupportable. Funes est incapable de penser de manière abstraite, de généraliser ou d’établir des liens entre les données stockées dans son esprit. Sa mémoire parfaite l'empêche de réaliser tout type d'analyse ou de synthèse, l'emprisonnant dans un monde où chaque instant est isolé et incompréhensible dans son excès de détails. Pour Umberto Eco, Funes représente ce que l’on pourrait appeler un « idiot de la mémoire » : il retient tout, mais est incapable de traiter ou de donner un sens à ce qu’il sait.

Selon Umberto Eco, la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, a deux fonctions essentielles : conserver et sélectionner. Si tout était mémorisé sans discernement, sans critère de pertinence, l’excès d’information deviendrait un obstacle à la pensée et à l’intelligence. La capacité d’oublier, paradoxalement, est aussi importante que la capacité de se souvenir, car elle permet à notre esprit d’organiser et de hiérarchiser les connaissances, en écartant ce qui n’est pas pertinent afin que nous puissions nous concentrer sur ce qui est essentiel.

L’utilisation par Umberto Eco de l’allégorie de Funes est une réflexion stimulante sur les limites de la mémoire et le rôle fondamental de l’oubli dans la construction de la connaissance. À une époque de surcharge d’informations, où nous sommes bombardés de données et de faits à chaque instant, la leçon d’Eco et de Borges reste pertinente : la mémoire sans critères est une forme de paralysie. L’intelligence ne réside pas dans la simple accumulation de données, mais dans la capacité de filtrer, d’interpréter et d’attribuer un sens à ce que nous retenons. L’oubli n’est pas un défaut, mais un mécanisme essentiel pour comprendre et créer du sens.

Ce qui est vraiment fascinant et stimulant dans le film, c’est la succession d’images de grandes et majestueuses bibliothèques qui défilent devant nos yeux comme des temples de connaissance et de beauté. La grandeur de ses étagères remplies de livres, l’harmonie architecturale et l’aura de silence contemplatif nous enveloppent dans une extase presque mystique. Ces scènes non seulement remplissent nos yeux de leur grandeur, mais nourrissent également nos âmes de la promesse infinie de sagesse et de découverte. Comme Borges l’a déjà métaphorisé, c’est peut-être la vision la plus proche du paradis que nous puissions atteindre.

Umberto Eco établit une association intrigante entre la nouvelle mentionnée ci-dessus, Funes, le Mémorial, de Jorge Luis Borges, et l'Internet contemporain. Il note : « Internet est une encyclopédie, comme la mémoire de Funes. Tout y est enregistré, mais il n'existe aucun outil pour filtrer le contenu. C'est un nouveau défi pour l'humanité. Si le défi précédent consistait à rassembler toutes les encyclopédies possibles, le défi actuel est de s'en débarrasser au maximum. Jusqu'à présent, nous nous sommes appuyés sur une encyclopédie acceptée par tous, même si certains points jugés erronés pouvaient être réfutés. Sans cette encyclopédie commune, il n'y aurait aucune relation entre les humains. Il est possible que 6 milliards d'habitants de la planète, naviguant chacun de leur côté sur le réseau virtuel, puissent former 6 milliards d'encyclopédies différentes, ce qui constituerait une absence totale de communication. »

La réflexion d’Umberto Eco met en évidence un dilemme crucial de l’ère numérique : si avant le problème était la rareté de l’information, aujourd’hui nous sommes confrontés à son excès incontrôlé, qui peut générer une fragmentation des connaissances et rendre difficile la construction d’un savoir partagé. Sans un référentiel commun, il y a un risque de rupture de communication, où chaque individu habite son propre univers informationnel non transférable. De cette façon, Internet, qui est apparu comme un instrument pour connecter les gens et démocratiser l’accès au savoir, peut, paradoxalement, conduire à l’atomisation de l’expérience et à l’isolement intellectuel.

L'extrait du film dans lequel Umberto Eco affirme que « l'information nuit à la connaissance, comme c'est le cas avec les médias et Internet, car elle nous dit trop de choses. Trop de choses combinées produisent du bruit, et le bruit n'est pas la connaissance » révèle une perception critique des effets de la surabondance d'information. Cette réflexion, stimulante en elle-même, devient encore plus pertinente dans le contexte contemporain, où la prolifération de données et de contenus fragmentés sur les réseaux sociaux et les médias numériques rend difficile la construction de connaissances structurées.

Depuis la mort d’Eco en 2016, le problème qu’il soulevait non seulement persiste, mais s’est aggravé de façon exponentielle. Le phénomène d’infoxication – l’excès d’information qui compromet la capacité de discernement et d’analyse critique – s’est intensifié, alimenté par l’essor d’algorithmes qui privilégient l’engagement à la profondeur et par la propagation de la désinformation à grande échelle.

Umberto Eco avait déjà dénoncé cette menace pour la pensée critique lorsqu’il avait mis en garde contre la fragilité de la frontière entre information et connaissance. Connaître quelque chose, au sens le plus profond du terme, ne nécessite pas seulement d’accéder à des données, mais de les organiser, de les interpréter et de les intégrer dans un ensemble cohérent de connaissances. L’excès indiscriminé d’information, au contraire, tend à générer une dispersion, rendant difficile la distinction entre l’essentiel et le superflu, entre le vrai et le faux.

Dans un monde dominé par la logique de l’hyperconnectivité et de l’instantanéité, la réflexion d’Umberto Eco sert d’appel à la nécessité de filtrer, de sélectionner et, surtout, de cultiver la capacité de réflexion critique face au tourbillon informationnel qui nous entoure et nous inonde.

9.

Umberto Eco, interrogé sur le nombre de lecteurs dans la société, a répondu qu'il n'y avait pas nécessairement moins de lecteurs aujourd'hui qu'avant. Ce qui existe en réalité est un constat plus large : la majorité de la population n’a jamais lu et continue de ne pas lire. Cette réalité, observée par Eco en Italie, est également valable pour le Brésil d’aujourd’hui. Des études récentes indiquent une baisse significative du nombre de lecteurs dans le pays, mettant en évidence une crise de l’habitude de lecture.

Pour Umberto Eco, la racine de ce problème n’est pas seulement le manque d’accès aux livres, mais surtout l’absence de curiosité intellectuelle. La lecture exige une inquiétude intérieure, un désir sincère de savoir, d’explorer de nouvelles idées et perspectives. La curiosité est pour lui un signe de vitalité intellectuelle et existentielle. « Être curieux, c’est être vivant », a-t-il déclaré. Cependant, conclut Umberto Eco, il y a peu de personnes véritablement vivantes dans le monde.

Ce diagnostic est d’une lucidité déconcertante. À une époque saturée de stimuli immédiats et d’informations fragmentées, la lecture – qui demande du temps, de l’attention et de la réflexion – devient un défi pour beaucoup. Les réseaux sociaux et les médias numériques offrent une avalanche de contenus brefs et éphémères, ce qui rend difficile de développer la patience nécessaire pour apprécier un livre. Parallèlement, le manque de politiques publiques cohérentes pour encourager la lecture, la précarité de l’éducation et l’élitisme de la culture aggravent encore ce scénario.

Cependant, la lecture demeure un outil irremplaçable pour le développement de l’esprit critique et de la sensibilité. Les livres non seulement informent, mais forment. Ils élargissent les horizons, remettent en question les certitudes et nous apprennent à gérer la complexité du monde. Si, comme le dit Eco, la curiosité est un signe de vie, alors cultiver l’habitude de lire est un acte de résistance contre la médiocrité et l’aliénation. Après tout, un monde avec plus de lecteurs est un monde avec plus d’individus véritablement vivants.

Pour nous tous qui avons été infectés par le virus de l’amour des livres et des bibliothèques, organiser une grande collection personnelle suscite toujours la curiosité. Cette fascination s’intensifie lorsque l’on pense à la bibliothèque d’Umberto Eco, l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, dont la collection dépassait les 30 XNUMX volumes. Comment quelqu’un avec une telle collection a-t-il pu organiser ses livres ? Selon quels critères ? Cette question est particulièrement importante pour ceux qui ne voient pas la bibliothèque comme un simple dépôt de connaissances, mais comme un organisme vivant, un espace de pensée en constante ébullition.

À un moment du film, son fils nous offre des indices sur cette question. Il révèle que la vaste bibliothèque de son père était organisée en sections, mais pas dans un ordre alphabétique strict. Dans ces sections, il y avait également des sous-sections, dans lesquelles les livres étaient déplacés selon les besoins propres d'Eco ou sa logique personnelle. Lui seul savait exactement où se trouvait chaque volume. Plus qu’une archive, la bibliothèque était un système dynamique, un territoire intellectuel en reconfiguration permanente.

Cette approche reflète non seulement une méthode pratique d’organisation, mais aussi une philosophie. Eco considérait la bibliothèque comme un espace de dialogue constant, où les livres parlent entre eux et au lecteur. Contrairement aux bibliothèques institutionnelles, qui recherchent un catalogage objectif et impersonnel, sa bibliothèque privée répondait à une logique interne, fluide, presque intuitive. Ce caractère organique nous conduit à l’idée que l’accumulation de livres n’est pas seulement due au fétichisme de la possession, mais au besoin intellectuel d’être entouré de références qui suscitent de nouvelles connexions, hypothèses et découvertes.

Cette perspective nous conduit également à la célèbre distinction qu’Umberto Eco a faite entre la « bibliothèque des livres lus » et la « bibliothèque des livres non lus ». Pour lui, les volumes qui n’avaient pas encore été explorés étaient les plus importants, car ils représentaient le champ de l’inconnu, de ce qui pouvait encore être appris. Sa bibliothèque était donc à la fois un dépôt de connaissances accumulées et un horizon de possibilités futures.

La façon dont Umberto Eco organise ses livres révèle quelque chose d’essentiel de sa vision du monde : la connaissance n’est pas statique ni enfermée dans des tiroirs classificatoires, mais un enchevêtrement de relations, un labyrinthe où l’érudition et la curiosité se rencontrent et se multiplient.

10.

L’un des moments les plus intrigants du film se produit lorsqu’il aborde Ô Nome da Rosa, un roman publié en 1980 qui a eu un grand retentissement dans les milieux littéraires et universitaires. En reconnaissance de son originalité et de sa profondeur, Umberto Eco reçoit l'année suivante le prix Strega, la récompense littéraire la plus prestigieuse d'Italie.

Dans le film, Umberto Eco détaille la genèse de l'œuvre, abordant le contexte historique dans lequel se déroulerait le récit, l'environnement monastique choisi comme décor et même le processus de dénomination des personnages. Un passage particulièrement révélateur du film sauve un extrait audio, enregistré de nombreuses années auparavant, dans lequel l’auteur fait une déclaration emblématique : s’il devait un jour écrire un roman, il pourrait aller dans deux directions : soit il prendrait la forme d’un essai déguisé, soit il serait une œuvre qui, d’une certaine manière, détruirait la notion même de roman.

Puis il ajoute, sur un ton ironique : « Ce que je déteste le plus, c’est vendre de la fiction. » Cependant, contrairement à cette affirmation, Ô Nome da Rosa Ce n'était que le premier d'une série de romans qui ont suivi, consolidant également Umberto Eco comme un grand écrivain de fiction.

L'origine de l'idée du livre est racontée par l'auteur lui-même de manière presque décontractée. Selon Umberto Eco, un ami l'a un jour approché pour l'inviter à participer à un recueil de romans policiers écrits par des auteurs d'autres horizons, comme des hommes politiques et des scientifiques. Face à cette proposition, il a immédiatement répondu : « Si j’écrivais un roman policier, il ferait au moins 500 pages et se déroulerait au Moyen Âge. » À partir de ce moment-là, la graine de l’œuvre a commencé à germer.

De retour chez lui, Umberto Eco a commencé à construire son univers narratif avec un exercice inhabituel : il a dressé une liste de noms pour les moines qui habiteraient son abbaye fictive. Il a ensuite consulté un ami chimiste avec une question particulière : « Est-il possible de tuer quelqu’un pendant qu’il lit un livre ? » Le chimiste a non seulement confirmé la possibilité, mais a également expliqué les mécanismes exacts par lesquels l’empoisonnement pourrait se produire. Conscient du danger de l'information, Umberto Eco déchira immédiatement la lettre contenant la réponse, craignant qu'un futur malheur ne le mette en suspicion. Ainsi, à partir d’un dilemme intellectuel et d’un caprice d’investigation, Ô Nome da Rosa a commencé à prendre forme.

Un autre passage du film qui résonne avec une pertinence troublante est celui où Umberto Eco discute de la distinction entre fiction et mensonge. Dans les fragments qui suivent, il nous présente les maux et les dangers du mensonge, élément central du maintien des régimes les plus néfastes de l’histoire de l’humanité.

Umberto Eco rapporte qu'il a commencé à s'intéresser à la question du mensonge dans les années 1970, abordant le sujet dans son œuvre. Traité de sémiotique générale, qui stipule qu'un signe est tout ce qui peut être utilisé pour mentir. Ce principe ouvre la voie à une réflexion plus large sur le rôle du mensonge dans la construction des discours manipulateurs et leur instrumentalisation dans le jeu du pouvoir.

Dans son analyse, Umberto Eco explore comment les faux documents ont eu des impacts dévastateurs à travers l’histoire. Un exemple emblématique qu’il mentionne est Les Protocoles des Sages de Sion, un pamphlet antisémite forgé à la fin du XIXe siècle et largement utilisé pour justifier la persécution des Juifs, aboutissant à des tragédies telles que l'Holocauste. La diffusion des falsifications et des théories du complot, selon Umberto Eco, est directement liée au renforcement des idéologies autoritaires, comme le fascisme et le racisme, qui trouvent dans la déformation de la vérité l’un de leurs principaux mécanismes de soutien.

La réflexion d’Umberto Eco est cruciale car elle nous oblige à considérer les frontières entre fiction et mensonge dans un monde saturé de désinformation. La fiction, même inventée, n’a pas pour but de tromper – elle est au contraire un moyen de révélation symbolique et narrative. Le mensonge, surtout lorsqu’il est institutionnalisé, vise à cacher, déformer et manipuler. À l’heure actuelle, marquée par la propagation de fausses nouvelles et en raison de l’érosion du débat public, les mots d’Umberto Eco deviennent encore plus urgents.

Son analyse montre que la lutte contre le mensonge n’est pas seulement une question éthique, mais une nécessité politique et sociale. L’histoire nous enseigne que les sociétés qui ne font pas face au mensonge ont tendance à succomber à la barbarie.

La déclaration d’Umberto Eco – « Tous les mouvements criminels naissent de la désinformation programmée » – résume magistralement l’un des aspects les plus pervers de l’histoire politique et sociale : la manipulation délibérée de la vérité comme outil de domination et d’oppression.

La désinformation programmée n’est pas une simple erreur ou un malentendu occasionnel, mais un processus structuré, méticuleusement conçu pour façonner les perceptions, induire des comportements et justifier des actions qui seraient autrement inacceptables. Les régimes totalitaires, les mouvements extrémistes et les groupes criminels utilisent cet expédient pour créer des ennemis imaginaires, consolider des récits fictifs et éliminer la pensée critique.

Le nazisme, par exemple, s’est nourri de la diffusion systématique de mensonges sur les minorités ethniques, en particulier les Juifs, en s’appuyant sur des falsifications comme déjà mentionné. Les Protocoles des Sages de Sion pour légitimer leur politique génocidaire. De même, les régimes autoritaires du XXe siècle, comme le stalinisme et diverses dictatures militaires, ont manipulé l’information, effacé les archives historiques et réécrit les événements pour justifier les persécutions et les purges.

Au XXIe siècle, cette logique s’est intensifiée avec l’amplification de fausses nouvelles et la publicité numérique. Internet et les réseaux sociaux, tout en démocratisant l’accès à l’information, sont également devenus un terrain fertile pour la prolifération de la désinformation. Les mouvements populistes, les théories du complot et les campagnes de haine utilisent cet environnement pour construire des réalités parallèles, démoraliser les institutions et inciter à la violence.

L’avertissement d’Umberto Eco est donc essentiel. La désinformation programmée non seulement précède les mouvements criminels, mais les soutient et les renforce. La combattre exige non seulement un engagement envers la vérité, mais aussi une éducation critique et une vigilance permanente sur les discours qui façonnent notre perception du monde.

11.

L'observation d'Umberto Eco sur la paranoïa du complot, abordée dans son roman Le pendule de Foucault, est d'une actualité impressionnante. Dans le livre, il explique comment l'obsession de trouver des modèles cachés dans l'histoire peut conduire à la construction de récits fantastiques, dans lesquels des groupes secrets sont les véritables contrôleurs du destin de l'humanité. Le roman satirise la tendance humaine à voir des conspirations dans tout, montrant comment la recherche effrénée de significations cachées peut se transformer en un piège intellectuel et même politique.

Cette paranoïa conspirationniste, qu’Umberto Eco démasque comme un délire auto-alimenté, est pourtant devenue l’un des fondements de la montée des mouvements autoritaires et d’extrême droite à travers le monde. Ce qui aurait pu autrefois ressembler à un rêve littéraire est aujourd’hui un phénomène de masse, renforcé par Internet et les médias sociaux.

Beaucoup de ces mouvements se fondent sur la croyance qu’il existe des élites mondiales, des groupes secrets ou des forces cachées qui manipulent la société pour leurs propres intérêts, et qui se présentent comme les seuls capables de « dévoiler la vérité » et de « sauver le peuple » de cette prétendue domination. Au Brésil, par exemple, plusieurs mouvements d’extrême droite se nourrissent de théories du complot, allant de l’idée d’un complot communiste mondial à la croyance selon laquelle les institutions démocratiques, comme le pouvoir judiciaire et la presse, font partie d’un grand plan visant à détruire la nation.

L’ironie, qu’Umberto Eco aurait certainement remarquée, est que ces conspirations sont souvent fabriquées par les dirigeants populistes eux-mêmes pour délégitimer leurs opposants, justifier des politiques autoritaires et maintenir leurs bases mobilisées par la peur et l’indignation artificielle. L’effet secondaire de cette situation est l’érosion de la pensée critique et la destruction du débat public, puisque le discours conspirationniste opère en dehors du domaine de la raison et des faits vérifiables.

Sembler Le pendule de Foucault Umberto Eco expose la paranoïa du complot comme une construction délirante, la réalité politique actuelle montre que cette illusion non seulement persiste, mais est exploitée stratégiquement comme un outil de pouvoir. Cela renforce la nécessité d’une culture critique et d’un engagement continu envers la vérité pour résister à la manipulation et à l’érosion de la démocratie.

Le film sur Umberto Eco se termine par une scène emblématique : sa petite-fille patine dans les couloirs de la bibliothèque, tandis que la « voix posthume » de son grand-père, en voix off, résonne dans une narration chargée de symbolisme. Le contraste entre la légèreté enfantine et la solidité des livres accumulés tout au long de sa vie met en évidence la tension entre le mouvement agile et la permanence silencieuse de la tradition écrite. En suivant les mêmes chemins parcourus par Eco, la petite-fille suggère une continuité générationnelle, une transmission de connaissances qui transcende l’érudition, se manifestant également dans l’espace partagé et dans la mémoire imprégnée dans les objets.

La phrase d’Umberto Eco – « La vérité ou la créativité ne se trouvent que dans une recherche silencieuse » – s’inscrit dans ce contexte comme un témoignage de sa méthode intellectuelle. Pour Umberto Eco, la recherche de la connaissance n’était pas une question d’immédiateté, mais un processus méditatif, introspectif, presque monastique. Le silence ici n’est pas une simple absence de bruit, mais un état de concentration profonde, essentiel à la fois à la recherche philosophique et à la création artistique.

Cependant, l'image de l'enfant qui glisse suggère une réinterprétation de cette idée : la recherche silencieuse d'Eco contraste avec le mouvement libre de sa petite-fille. Ce contrepoint peut être interprété comme un rappel que la recherche de la connaissance peut aussi être ludique, dynamique et en mouvement. La bibliothèque, espace qui évoque traditionnellement l’austérité et l’isolement, devient, pour un instant, une scène de jeu et de légèreté. En ce sens, la scène suggère peut-être que la tradition intellectuelle, pour rester vivante, a besoin de dialoguer avec le renouveau, avec l’énergie du nouveau, avec la fraîcheur de l’inattendu.

Le passage du temps, la continuité du savoir, la tension entre érudition et spontanéité : tout cela est condensé dans ce bref instant. Le documentaire, tel qu’il se termine avec cette scène, semble dire qu’Umberto Eco, bien qu’absent, est toujours présent – ​​dans sa voix, dans ses livres, dans son espace et, surtout, dans l’esprit inquiet et curieux des générations futures.

À travers des images, des interviews et des scènes du quotidien, le documentaire révèle un Umberto Eco à la fois accessible et énigmatique. L'intellectuel rigoureux, l'universitaire méticuleux qui a déchiffré les codes de la culture, cohabitent avec le conteur, l'amateur de livres, le grand-père qui partage lectures et ironies avec son petit-fils. Cette dimension intime n’est pas un détail mineur, mais un élément fondamental pour comprendre votre vision du monde.

Plus qu’un théoricien de la sémiotique, un romancier, un critique culturel, Umberto Eco se présente comme un humaniste qui navigue avec une égale aisance entre l’érudit et le populaire. Le documentaire capture cette dialectique en revisitant ses réflexions sur la culture de masse, le rôle de l’intellectuel et même son humour subtil face aux contradictions de la modernité. Dans des moments révélateurs, nous voyons Umberto Eco démystifier à la fois la haute culture et les phénomènes les plus éphémères de la communication, démontrant que tout peut être sujet à analyse et à interprétation.

12.

Mais l’aspect le plus surprenant du film est peut-être sa capacité à nous montrer comment Umberto Eco n’a jamais considéré la connaissance comme un exercice stérile et clos sur lui-même. Au contraire, pour lui, la connaissance était un jeu, une aventure intellectuelle qui se déroulait dans de multiples directions : du Moyen Âge à la culture numérique, des romans policiers aux questions philosophiques les plus profondes. Et ainsi, finalement, Eco reste vivant non seulement dans son œuvre, mais dans l’inquiétude intellectuelle qu’il a su cultiver – et que le documentaire contribue désormais à perpétuer.

Le film, en donnant place à sa propre voix – que ce soit dans des conférences, des interviews ou des réflexions spontanées –, nous permet de suivre au plus près sa pensée. La mémoire, l’écriture et la lecture apparaissent comme des thèmes centraux, revisités sous différents angles. Umberto Eco nous rappelle que le livre n’est pas seulement un support matériel, mais un mécanisme de préservation de l’expérience humaine. Plus que de stocker des informations, il enregistre des interprétations, des dialogues et des visions du monde, permettant ainsi à différentes générations de dialoguer entre elles. Cette idée résonne fortement à une époque de surcharge d’informations et de dispersion numérique, où la mémoire semble fragmentée et volatile.

Le film sur Umberto Eco est une porte d’entrée vers un univers vaste et multiforme, dans lequel s’entremêlent érudition, ironie et profonde compréhension de la culture humaine. Comme tout extrait biographique, il ne prétend pas être exhaustif – et comment pourrait-il l’être ? La vie et l’œuvre d’Umberto Eco, si riches et polyphoniques, défient toute tentative de synthèse définitive. Ce que le film nous offre n’est donc pas un recueil, mais une invitation : une incitation à entrer dans l’immense bibliothèque physique et intellectuelle de cet homme qui fut l’un des grands penseurs du XXe et du début du XXIe siècle.

Mais, comme toute œuvre cinématographique, le film a fait des choix. Il existe de nombreux aspects de la vie et de la production intellectuelle d’Eco qui ne sont pas explorés en profondeur. Son travail de sémiologue, ses incursions dans la théorie de la communication, son regard critique sur les médias de masse – thèmes qui ont marqué sa carrière – apparaissent de manière spécifique, mais pourraient constituer un film entier. Également ses réflexions sur la littérature de fiction et son propre processus créatif, fondamentaux pour comprendre des romans comme Ô Nome da Rosa ou Le pendule de Foucault, ne sont qu'effleurés.

Cependant, cette sélection n’appauvrit pas l’expérience. Au contraire, elle renforce son intention principale : non pas fermer, mais inciter. Le film ne cherche pas à être un point d’arrivée, mais un point de départ. À la fin de la projection, nous n’avons pas le sentiment d’avoir accompli un voyage, mais plutôt d’avoir ouvert une porte vers bien d’autres chemins.

En ce sens, le plus grand mérite du film est peut-être d’éveiller l’envie de poursuivre ce voyage par soi-même. Explorer les livres d'Umberto Eco, approfondir ses réflexions, mieux comprendre sa bibliothèque et, qui sait, construire la nôtre. Car, comme Umberto Eco lui-même nous l’a enseigné, une bibliothèque n’est pas seulement une collection de livres lus, mais un dépôt de possibilités, un espace pour de futures découvertes.

Nous invitons donc ceux qui nous ont suivis jusqu'ici à accepter ce défi : explorer les étagères réelles et métaphoriques d'Umberto Eco et, ce faisant, élargir non seulement leur propre répertoire intellectuel, mais aussi leur capacité à voir le monde avec plus de profondeur et d'esprit critique. Après tout, comme il le disait lui-même, un homme qui lit ne vaut pas seulement deux. Ça vaut mille dollars.

*Carlos Eduardo Araujo Master en théorie du droit de la PUC-MG.

Référence

Umberto Eco – la bibliothèque du monde [Umberto Eco : la bibliothèque du monde]

Italie, documentaire, 2022, 80 minutes.

Réalisé par : Davide Ferrario.

Acteurs : Umberto Eco, Renate Ramge, Charlotte Eco, Stefano Eco, Guiseppe Cederna.

Note

[1] Le sort de la bibliothèque d'Umberto Eco fut défini par un accord entre sa famille et l'État italien, garantissant sa préservation, son étude et sa valorisation. La collection était répartie entre deux institutions importantes : la Bibliothèque universitaire de Bologne, qui abrite sa bibliothèque de travail, et la Bibliothèque nationale de Braidense à Milan, responsable de sa collection de livres rares et anciens. Cette initiative garantit que le vaste patrimoine intellectuel de l’écrivain reste accessible aux chercheurs et aux universitaires, perpétuant ainsi son héritage dans le monde universitaire et culturel.

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