Visions du féminin chez Jean-Luc Godard

Jean Seberg dans Harcelés de Jean-Luc Godard / Reproduction YouTube
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Par LAURA MULVEY*

Les femmes chez Godard sont encore aujourd’hui une mine d’or pour la curiosité féministe

Dans le texte publié dans Cahiers Cinéma, « Défense et illustration de la construction classique au cinéma », Jean-Luc Godard associe la beauté féminine au cinéma, presque ontologiquement : « Un beau visage, comme l'écrivait La Bruyère, est la plus belle des visions. Il existe une célèbre légende selon laquelle Griffith, ému par la beauté de son actrice principale, aurait inventé le close-up juste pour capturer ce visage plus en détail. Par conséquent, paradoxalement, le plus simple des gros plans C'est aussi le plus excitant. Notre art y révèle son transcendance de manière plus forte, faisant exploser la beauté de l'objet signifié vers le signe. Les yeux immenses, mi-ouverts, qui dénotent la discrétion et le désir ; les lèvres fugitives ; tout ce que nous voyons dans cette angoisse, c'est le sombre dessein qu'elles impliquent, et dans cette reconnaissance nous ne voyons que les illustrations qu'elles cachent. […] Le cinéma ne remet pas en question la beauté d'une femme, mais doute de son cœur, enregistre sa perfidie (c'est un art, dit La Bruyère, de chacun mettant une parole ou une action pour provoquer le changement), ne voyant que leur mouvements."[I]

En lisant ces mots, il est impossible de ne pas cesser de penser à la beauté profondément cinématographique des actrices de Godard, à la trahison insouciante de Jean Seberg dans harcelé (1960) et, le plus fort de tous, Anna Karina avec son regard langoureux vers la caméra dans Le Démon de onze heures (Pierrot, le Fou, 1965). La dichotomie entre surface et secret, artifice et vérité est paradoxale. La surface artificielle de la beauté féminine peut dissimuler un intérieur qui ne peut être dévoilé que pour révéler le danger de la femme fatale. Mais la surface artificielle de l’illusion cinématographique peut dissimuler un intérieur qui, à son tour, peut être dévoilé pour révéler la vraie beauté de sa matérialité et son potentiel d’analyse de la réalité politique.

L'évolution de Jean-Luc Godard vers une esthétique matérialiste dans la période militante de la fin des années 1960 s'est accompagnée d'une évolution vers le marxisme. Durant sa période marxiste, Godard reformule les oppositions surface/secret, beauté/tromperie, qui caractérisent ses représentations de la femme, en cohérence avec la lutte contre une société capitaliste et marchandisée. C'est à partir de cette lutte qu'il a développé son autre cinéma, politiquement radical et esthétiquement avant-gardiste. A la place d'une féminité de mystère surgissait une féminité d'énigme, dont l'artifice et l'illusion pouvaient être vidés, ainsi que l'artifice et l'illusion du cinéma et de la société de consommation.

Dans une phase ultérieure, post-marxiste, le cinéma de Godard des années 1980 abandonna l'énigme et revint au mystère, loin de la curiosité et de l'investigation, vers une nouvelle forme de révérence. De tels changements politiques ont affecté à la fois son cinéma et la représentation des femmes. Les changements peuvent être retracés à travers son engagement douloureux mais tenace avec le sexe, la différence sexuelle et la féminité zigzaguant à travers son cinéma et sa politique. Pourquoi Godard nous apprend-il à questionner ces sons et ces images ?

Em Ave Maria (1982), Maria rend visite au médecin de famille. Avant de l'examiner et de confirmer sa grossesse virginale, le médecin passe derrière un écran pour se laver les mains, en commentant quelque chose qu'elle n'entend pas clairement. La caméra est en plan large, montrant Maria assise sur la table d'examen, en sous-vêtements. Elle lui demande de répéter son commentaire et la caméra est repositionnée sur le médecin, en plan moyen, qui déclare alors, apparemment plus centré sur le spectateur que sur Maria : « Je me suis toujours demandé ce qu'on pouvait savoir d'une femme et puis J’ai découvert que tout ce que l’on peut savoir, c’est ce que les hommes savent déjà : il y a là un mystère.

Devant la Vierge Marie, naturellement Mystère. C'est comme si Jean-Luc Godard s'était battu si longtemps pour faire surface que, dans ce film, il finissait par prendre du recul pour l'examiner avec révérence, mais avec une certaine ironie. Mais ce faisant, il installe une conception fétichiste de la beauté, douce et complète, au cinéma, dans le corps de la femme, et une conception de la nature qui inclut ce qui ne peut être connu.

Le cinéma, le corps de la femme, la « nature ». L'esthétique qui émerge de cette triade est très différente de celle que l'on retrouve dans les phases politiques de Jean-Luc Godard. Au milieu des années 1960, dans ce que l'on peut définir comme la phase Guy Debord,[Ii] particulièrement Une Femme Mariée, 1964) e Deux ou trois choses que je sais d'elle (Deux ou Trois Choses Que Je Sais D'elle, 1966) la triade était au contraire cinéma, corps féminin, société de consommation. Dans sa phase marxiste (par ex. Sons britanniques, 1969 et Tout Va Vien, 1972), Godard tente d’aller au-delà du consumérisme en s’intéressant au processus de production des biens lui-même. Le cinéma, le corps, l'usine.

Bien que de telles triades soient nécessairement réductrices d'un point de vue conceptuel, elles attirent l'attention sur un aspect important de l'esthétique de Godard, dans lequel les femmes continuent de jouer un rôle central, malgré les changements et les altérations des programmes politiques de Godard. Dans les années 1980, la relation significative entre les deux premiers termes a alterné de manière à permettre l'apparition des éléments qui avaient contribué à l'énorme influence théorique de Godard dans les années 1960 et 1970, aujourd'hui dans un mélange différent avec Passion (1981), Prénom: Carmen (1982) et Ave Maria. Passion C'est un tournant, un moment où prennent forme les changements esthétiques et les priorités politiques de Godard. Carmem est un film de transition, un film de crise, qui établit la distance entre Passion e Ave Maria.

Deux topographies différentes mettent en lumière le réseau de connexions entre idées, les manques de sens, les déplacements et les condensations qui s'échangent dans les triades. Par exemple, le cinéma, le corps féminin érotisé et la marchandise partagent l’attribut du spectacle. Ils se renforcent et se chevauchent dans une série d’analogies. D’un autre côté, cela peut créer un réseau d’interconnexions, notamment dans le sens de la métonymie, de sorte que la relation entre les femmes et la marchandise relève davantage d’un alignement social que d’une analogie ou d’une métaphore. En revanche, sous la forme de la prostituée, le rapport de la femme à la marchandise est analogue. Les deux sont proposés à la vente sur le marché ; les deux doivent produire une surface désirable ; les deux doivent circuler sans histoire au-delà du moment de l’échange.

Em Deux ou trois choses que je sais sur elle, Juliette/Marina Vlady est une femme au foyer ouvrière qui se prostitue afin d'acheter des biens de consommation pour elle et sa famille. Il condense ainsi, en une seule figure, l’analogie métaphorique de la marchandise et la métonymie, l’acte d’acheter. Évidemment, elle consomme aussi pour produire la surface désirable, le « look » qui émerge à travers les vêtements et le maquillage, ce qui, à son tour, implique le pouvoir de séduction d'une surface érotisée, qui implique quelque chose de caché, de secret, de mystère. En attirant l’attention sur la marchandisation des femmes, à la fois dans les publicités du capitalisme de consommation et, littéralement, dans la prostitution, Godard attire également l’attention sur l’érotisation des marchandises.

Encore une fois, une surface séduisante implique quelque chose de caché. Les deux partagent une similitude de structure, qui peut également être étendue au cinéma et à son investissement dans la surface fascinante qui cache ses propres mécanismes. Et le cinéma est lui-même, une marchandise qui circule avec succès grâce à son pouvoir de séduction, généralement contenu dans la présence du corps féminin érotisé à l'écran. La similitude de structure crée un canal par lequel peuvent circuler les processus de déplacement et, en ce sens, les relations métaphoriques ou métonymiques sont structurées par une homologie fantasmatique.

L'homologie renforce les mouvements d'idées et établit des liens profonds et subliminaux entre des figurations qui, en surface, ne semblaient pas si étroitement imbriquées. La figuration de la féminité est centrale et l'énigme féminine permet à Godard de suggérer d'autres énigmes (esthétiques, cinématographiques, socio-économiques) de la marchandise. L’homologation de la surface, et sa suggestion de la « profondeur » fantasmatique projetée derrière, canalise les idées et les images dans un réseau de déplacements et de condensations qui s’entrecroisent.

La question de la visibilité se pose ici. L'extérieur opaque, placide et passif de Juliette en tant qu'objet sexuel est juxtaposé à ses pensées intérieures dans la bande sonore, transmises uniquement au public et non aux personnages, tandis que la voix chuchotée de Godard médiatise et commente l'action à l'écran, remettant en question sa spontanéité. autonomie. Dans l'introduction de Deux ou trois choses que je sais sur elle, réalisé par Marina Vlady, elle, ou peut-être (probablement) Godard, cite Bertold Brecht. Cette citation crée également un pont entre le démantèlement par Brecht de la « plénitude » du spectacle, de la fonction du cinéma comme marchandise à consommer, et la structure et la fonction du fétichisme du marché dans la société capitaliste avancée. Bien que la médiation soit rendue possible par la figure de la prostituée (elle-même également star de cinéma, spectacle et marchandise), la préoccupation première de Godard concerne les aspects fétichistes du cinéma.

Si la fascination pour la surface brillante et satinée de l’écran pouvait être démasquée pour révéler le processus de production qui s’y cache, le cinéma serait dépouillé de ses aspects fétichistes. Chez Jean-Luc Godard, cette volonté de libérer le cinéma vers la complexité spatio-temporelle de la référence intertextuelle, de l'interpellation directe, de l'autoréflexivité, de la spécificité matérielle, etc. rejoint la volonté marxiste de défétichiser la marchandise, rendant visible, à travers une analyse politique, la spécificité de son processus de production. Le matérialisme d’une esthétique moderniste rencontre le matérialisme marxiste chez Brecht et, à travers lui, chez Godard.

Dans sa phase radicale, le cinéma de Jean-Luc Godard vise à reformuler le plaisir cinématographique, en essayant de créer et d'interpeller un public passionné par l'image, sa spécificité cinématographique et le décryptage de son sens. J'ai déjà soutenu que l'impulsion de la curiosité peut être une réponse critique à l'attrait des voyeurisme. Le critique tente de transformer des images fascinantes en images énigmatiques et d’en décrypter le sens. Un contre-cinéma tente de créer des images qui fascinent parce qu’elles éveillent la curiosité et mettent le public au défi de déchiffrer des significations.

En ce sens, la curiosité générée par un secret, quelque chose de caché et d’interdit, s’étend à la curiosité générée par un puzzle, par quelque chose qui doit être résolu. Les images de femmes, longtemps associées à la fascination et à l’énigme, occupent le centre de l’écran. Ils agissent comme des signes qui, comme un puzzle, peuvent être déchiffrés pour révéler quelque chose qui était auparavant incompréhensible, source de mystère. À l’image de la prostituée, Godard soumet le mystère à la matérialité de la sexualité, de la production capitaliste et, implicitement, du cinéma.

Dans deux scènes complémentaires, Godard utilise la figure de la prostituée pour tisser d'autres chaînes de références entre deux aspects contrastés du capitalisme et de la sexualité. Dans Deux ou trois choses, les deux prostituées sont appelées dans la suite d'un hôtel d'un homme d'affaires américain. Le client leur demande de marcher devant lui, l'un avec le sac de vol Pan Am et l'autre avec le sac de vol TWA sur la tête, pendant qu'il les photographie. L'investissement érotique de l'Américain dans son coûteux et puissant appareil photo, ainsi que dans les femmes couvertes par les deux immenses logos, transforment la relation prostituée/client en un rituel qui célèbre, de manière grotesque, la dépendance du capitalisme américain à l'égard de la représentation de ses propres intérêts. le pouvoir phallique comme fétiche du plaisir sexuel, et fusionne la marchandise avec la sexualité.

Dans la deuxième scène de sauve toi qui peut (1979), la prostituée et d’autres employés subalternes créent une « machine sexuelle Heath Robinson » faite de gestes érotiques froids, impersonnels et « taylorisés », sous la direction du patron, pour son bénéfice et sa satisfaction. Alors que la première scène tourne autour d’images de consommation, la seconde imite la chaîne de montage ; tandis que le premier explore le fétichisme de la marchandise, le second est une caricature des rapports de production que cache le fétichisme.

Cependant, la machine sexuelle est elle-même, en même temps, profondément fétichiste. Il utilise les mouvements mécaniques synchronisés du robot grâce auxquels le processus de production – qui autrement serait très proche de l’exposé de la théorie de la valeur travail – peut masquer ses secrets. Robert Stam décrit la scène ainsi : « Comme un cinéaste (le patron) exige des mouvements précis de la part de ses acteurs […] Les participants à l'orgie, comme les ouvriers sur la chaîne de montage, en sont réduits à des mouvements, des spasmes, des gémissements et des tremblements bien définis. » .[Iii]

Raymond Bellour et Pascal Bonitzer ont, de la même manière, attiré l'attention sur l'analogie. Bellour a souligné que les images figées de sauve toi qui peut privilégient des moments particuliers du film et « rendent impossible la pause imaginaire dont l'image a besoin pour satisfaire sa fausse plénitude », et qu'ils génèrent « la renaissance de l'image, un élan vers une peinture-écriture libérée de l'illusoire plénitude imaginaire prescrite par le mouvement d’avance de la machine ».[Iv] Il y a aussi un sentiment de perte terminale, suggérant que Godard, cette fois, n'est pas tant impliqué dans la déconstruction de la machine cinématographique, ni dans sa libération, mais, au contraire, dans l'enregistrement du blocage de ces processus. L’imbrication du cinéma, de l’usine et du corps est là, visiblement en mouvement, mais elle ne veut rien dire de plus.

Usine-corps-cinéma. Les dernières traces d'un Godard analytique et politiquement radical, notamment incarné dans le personnage d'Isabelle Huppert, dans les deux films, s'estompent quelque part entre sauve toi qui peut e Passion. En Passion Ces trois grands thèmes qui ont si longtemps préoccupé Godard occupent trois espaces distincts qui inondent l’un et l’autre à travers les fils interconnectés du récit. Travail-sexe-son/image. La sphère usine est représentée par Isabelle Hupert en ouvrière, et Michel Piccoli en patron. Le personnage de Piccoli n'est pas sans rappeler le patron/client de la scène de la machine sexuelle dans sauve toi qui peut.

Le personnage d'Isabelle n'est lié à cette scène que par la présence de l'actrice et par le fait que son personnage est, au début du film, dans la « sphère » de l'usine/machine et soumis au pouvoir du patron. La « sphère » du cinéma est représentée par le réalisateur, ses acteurs, son équipe et le studio (« le plus cher d'Europe »), où ils tournent un film intitulé Passion. L’analogie usine/cinéma se poursuit et il existe plusieurs chevauchements entre les deux sphères. La présence de Piccoli, bien qu'ici du côté de l'usine, apporte une trace spectrale de son rôle de scénariste dans : Le mépris (Le Mépris, 1963), réécrivant le Odyssée, plus ou moins, dans ce film, le réalisateur tente de recréer les tableaux des grands maîtres. Tant dans le comportement que dans les gestes sociaux, personnages dramatiques de l'équipe de tournage fait écho à la hiérarchie de l'usine et à la division du travail. Jerzy, le réalisateur se montre autoritaire et péremptoire sur les plateaux de tournage. Sophie, l'assistante de production, se comporte beaucoup plus comme des contremaîtres d'usine ; elle insiste sur les règles, l'importance de la productivité et la place du récit au cinéma.

Patrick, directeur adjoint, se comporte beaucoup plus comme un chef de section ; il menace et exhorte les figurants à « travailler », les rassemblant et supervisant l'administration du décor, littéralement « chassant » les femmes. La « sphère » du sexe/corps est représentée par Hanna Schygulla, l’épouse de Piccoli et propriétaire de l’hôtel, où séjournent les acteurs et l’équipe, et où le monde du cinéma chevauche celui de l’usine voisine. Jerzy passe du temps avec Hanna au lieu de réaliser le film, la forçant à regarder une vidéo de son visage dans close-up, enregistré sous une intense émotion, lorsqu'il tente de la persuader d'entrer dans le monde du cinéma et de jouer un rôle dans « Rubens ».

Isabelle, l'ouvrière d'usine, est licenciée au début de Passion. Son récit se concentre principalement sur la lutte qu'il entreprend pour sa réintégration ou une compensation, et est donc apparemment en phase avec l'engagement antérieur de Godard dans la lutte des classes. Son personnage est physiquement et émotionnellement vulnérable. Son léger bégaiement traduit un manque de maîtrise du langage et des discours culturels qui l'isolent du monde du cinéma et de l'art. Vers la fin du film, Piccoli capitule et la paie, épuisée par la toux tortueuse qui l'empêche de continuer le combat.

Soudain, d'ouvrière, Isabelle se transforme en agent libre, en potentielle femme d'affaires, capable de décider de son avenir, comme si le récit avait décidé d'abandonner le signifiant de la classe ouvrière et de sa lutte, dans un geste vers un autre type de production. ꟷ l'artistique, plutôt qu'économique ou politique. Le cinéma reste cependant un point central d’investigation et de questionnement, mais le « comment » s’oriente désormais davantage vers les questions de créativité, même si les aspects économiques et techniques restent présents.

La relation entre Jerzy et Isabelle met en évidence des parallèles entre la lutte de ce dernier contre le patron de l'usine et la lutte du premier pour concilier les exigences industrielles de production et de distribution avec l'autonomie créative. Sur un autre plan, il y a un parallèle entre le bégaiement d'Isabelle (sa lutte pour articuler la parole) et la perte de contrôle du réalisateur sur le projet de film. Tous deux tentent de trouver une forme d’expression fluide, mais se retrouvent bloqués.

Le réalisateur doit chercher une issue au film sans avoir recours à une intrigue, comme l'exigent les investisseurs, Sophie et les attentes générales. Il est obsédé par son incapacité à maîtriser l’éclairage sur le plateau. Envie de recréer des tableaux pour ensuite filmer en trois dimensions certaines des peintures les plus célèbres de l’art occidental. Créées par le peintre sur une surface plane, avec l'illusion de profondeur et de mouvement figé l'espace d'une seconde, ces images doivent passer de trompe-l'oeil de la surface du cadre jusqu'au trompe-l'oeil de la surface de l'écran. Dans cette démarche, le réalisateur, comme Michelange dans Temps de guerre (Les Carabiniers, 1963), tente de pénétrer l'espace implicite de ces peintures célèbres, les transformant en volumes pour l'exploration et la participation de la caméra.

Beau des tableaux ils sont recréés dans de grands décors tels des labyrinthes, qui canalisent et bloquent ainsi la fluidité du mouvement de la caméra. Un technicien équipé d'une caméra vidéo peut résoudre ce problème trompe-l'oeil magique en montrant vos processus de production sur écran. Alors que la métaphore du « déshabillage » évoque la dichotomie surface/secret suggérée par le fétiche, la métaphore la plus appropriée serait ici celle de la « pénétration », non pas derrière mais dans la surface. La surface a désormais son propre canal derrière elle, déconnecté de tout mode de production ou de tout ce qui la chevauche, dans une célébration de la fétichisation de la surface en tant que telle. La sortie du dilemme du fétichisme, du besoin radical de défétichiser la production culturelle, est le signe de la fin de l’ère de la machine, de la fin de la problématique du modernisme et de la politique qui les caractérisait.

La reconnaissance mutuelle entre Isabelle et Jerzy est comme une dernière trace de la condensation théorique des processus de production, dans le capitalisme et dans l'art, qui caractérisait l'esthétique déconstructrice et brechtienne antérieure de Godard. Dans Passion, Les priorités de Godard semblent changer de direction. Comme s'il décrivait le changement d'orientation de son travail, s'éloignant du modernisme matérialiste vers une exploration des problèmes de créativité propres à l'art.

Dans cette perspective, Isabelle représenterait (jusqu'à sa victoire) le passé par rapport au changement de trajectoire politique de Godard et au changement général du climat politique des années 1980, lorsque, selon les mots d'André Gorz, « adieu à la classe ouvrière ». " a été proclamé. . Jerzy se décrit comme quelqu'un qui cherche une solution à ses problèmes de cinéma entre deux femmes « aussi différentes que le jour et la nuit ». La problématique du cinéma s’imbrique dans le corps féminin, dans un étrange renversement des préoccupations des années 1960 avec la démystification de la société du spectacle et son investissement dans la sexualité.

Em Passion, Jean-Luc Godard commence à reconstituer le corps féminin comme accessoire scénographique au cinéma. A la fin du film, dans un geste qui marque sa sortie du quotidien de lutte politique, Jean-Luc Godard abandonne le quotidien vers un monde « réel » de fiction et de fantastique. Une jeune danseuse et acrobate, qui travaille comme femme de chambre à l'hôtel, donne la conclusion au film. Jerzy est son « prince » et elle, « princesse », qui accepte de monter dans sa voiture lorsqu'il l'informe que ce n'est pas une simple voiture, mais un tapis volant qui les ramènera en Pologne. Le film se termine par l'évasion de l'espace du cinéma et de l'usine, tandis que l'espace du corps, signifié par le féminin, est incorporé dans le fantasme d'évasion typique d'un conte de fées.

Après Passion, Jean-Luc Godard réalise deux films consécutifs qui traitent directement des mythes du mystère féminin et de l'énigme du corps de la femme. Ceux-ci forment aussi un diptyque à travers lequel Godard revient à sa vieille obsession pré-marxiste pour la dualité du cinéma : la magie. versus la réalité. Les deux mythologies du féminin sont donc diamétralement opposées.

Ouma, Prénom: Carmen, reprend pour fil conducteur le roman de Prosper Mérimée de 1845, dont l'héroïne, grâce au succès de l'opéra de Bizet de 1875, devient rapidement une icône de la séduction et de l'infidélité féminines, ainsi que d'une sexualité exubérante. L'autre, Ave Maria, de manière audacieuse, raconte le mythe de l'Annonciation et de la Naissance et l'histoire de Marie, icône de la culture chrétienne en matière de chasteté féminine, de soumission à Dieu et de spiritualité. Le problème du cinéma trouve une fois de plus une analogie ou une représentation métaphorique dans le mystère de la femme. Les deux types de cinéma, le cinéma de magie/désir (Carmen) et le cinéma de spiritualité/vérité (Maria), sont retravaillés à travers des métonymies liées à la place occupée par le corps féminin dans les œuvres précédentes de Godard et représentent un moment de crise. On comprend soudain que la créativité dépend du désir, mais que ce désir détourne l’attention de la créativité.

Em Ave Maria, Godard trouve une manière apparemment paradoxale de restituer le spirituel (la nature contre nature de la naissance virginale) au cinéma. Il ne s'agit pas d'une voie tout à fait nouvelle, mais plutôt d'un retour à une tradition spirituelle du réalisme cinématographique et à certains mentors qui ont précédé Godard : Dreyer, Rossellini, Bresson. Godard subordonne la magie, implicite dans la croyance en la naissance virginale, au mystère et rend son cinéma à la nature par les mains de Dieu. La représentation cinématographique de la nature devient mystérieuse, cyniquement privée de son aspiration réaliste antérieure. Seule la connaissance instinctive de Jean-Luc Godard des contradictions inhérentes au cinéma, sa profonde implication dans les débats sur la nature de ce médium, pouvaient poser avec autant de précision un tel paradoxe. Et seule une obsession désespérée de l’énigme du féminin pourrait évoquer la Vierge Marie comme un paradoxe en soi. Ainsi, alors que les deux films polarisent le féminin dans une opposition binaire, le charnel et le spirituel, les fantômes des polarisations précédentes reviennent également.

Les attitudes dualistes, presque manichéennes, de Jean-Luc Godard sont présentes depuis le début de sa carrière de réalisateur, voire avant, de critique, lorsqu'il exprime sa conception du cinéma. En tant que critique, Jean-Luc Godard exprime ses idées par des noms (« la critique nous a appris à aimer Rouch et Eisenstein »), réitérant sans cesse une opposition entre recherche et documentaire (Lumière) et spectacle ou fiction (Méliès) ; d'un côté Rossellini, de l'autre Nicholas Ray.

A travers ces oppositions, Jean-Luc Godard tente de négocier le problème de la vérité et de l'esthétique au cinéma. Depuis le début, c'est-à-dire depuis la trahison de Patrícia envers Michel Poiccard en harcelé, le fossé entre l'apparence séduisante d'une femme et son essence trompeuse ou mystérieusement inconnue, était un thème récurrent dans l'œuvre de Godard. Il ne s’agit pas simplement d’une autre figure dramatique, mais d’une métaphore du problème philosophique plus profond de la division entre essence et apparence. Il s'agit d'un problème d'enregistrement. Ave Maria c'est un retour à cette problématique, mais d'une manière étrangement cartographiée par/à travers la question de la vérité comme présence de l'invisible et du spirituel manifestée par/à travers le corps de la femme.

L’homologie que Godard fait entre la sexualité féminine, l’artifice et la tromperie a naturellement une riche histoire dans la culture occidentale ; et il existe d'innombrables femmes fatales qui pourraient représenter le mythe qu'il a réalisé avec l'histoire de Carmen, alors qu'une seule femme, la Vierge Marie elle-même, pourrait représenter l'autre face de cette antinomie. Dans le mythe de la Mère de Dieu, le mystère énigmatique et dangereux de la sexualité féminine est exorcisé, mais seulement à travers un autre mystère, la puissance de Dieu. Et, paradoxalement, le mystère ne peut être compris qu’en se soumettant aveuglément à une croyance irrationnelle. La croyance en Dieu dépend de la croyance en la virginité impossible d’une femme, qui représente sa « plénitude », une éviscération de son « intérieur » psychologiquement menaçant et physiquement répugnant. Ce n’est que dans son « tout » que la femme peut enlever le masque d’artifice avec lequel elle trompe l’homme et cache à la fois la vérité de son corps.

Cependant, la simple polarisation comprendra toujours l’union, ainsi que l’opposition, et les attributs qui séparent Carmen et Maria ne cachent que superficiellement la « compatibilité » sous-jacente entre elles. Les deux mythes tournent autour des mystères du corps féminin et de son statut définitif d’inconnaissable. Les deux mythes symbolisent pour Godard le point zéro, dans lequel le mystère du féminin, profondément destructible à un certain niveau, devient le seuil et le signifiant d’autres mystères plus profonds. Il existe une fusion complète entre les propriétés énigmatiques de la féminité et les mystères des origines, en particulier les origines de la créativité, qu'il s'agisse de la création de la vie ou des processus créatifs de l'art.

Dans les deux films, les forces de la nature ont une présence inédite dans le cinéma de Godard. Si le paysage a toujours tenu sa place dans son cinéma, aux côtés des citations et des œuvres d'art (le voyage à travers la France en Le démon de onze heures, la Méditerranée en Le mépris, la balade à vélo de Denise à sauve toi qui peut, le ciel dans Passion), dans ces deux films, le paysage évolue vers la nature, et dans les deux films, il est associé au féminin.

D’un autre côté, la féminité ne peut être séparée de performance, Nietzsche termine « Du problème de l'acteur » dans La science gaie avec les mots suivants : « Enfin, les femmes. Pensez à toute l’histoire de la femme : ne doit-elle pas être avant tout actrice ? Écoutez les médecins qui ont hypnotisé les femmes ; Enfin, aimez-les – laissez-vous hypnotiser par eux ! Quel est toujours le résultat final ? Ils « portent quelque chose » même lorsqu'ils se déshabillent complètement. Les femmes sont tellement artistiques.[V]

Il est facile de voir dans l'esprit de Jean-Luc Godard l'expression « les femmes sont tellement artistiques ». A quel moment l’art se transforme-t-il en artifice et l’artifice en art ? Le problème esthétique posé par le caractère dissuasif de l'acteur inquiète Godard dans l'esprit du commentaire de Nietzsche : « Le mensonge en bonne conscience ; le plaisir de la simulation qui explose comme une puissance qui met de côté son soi-disant « caractère », l'inondant et parfois l'éteignant ; le désir intérieur d’un rôle et d’un masque, d’une apparence.[Vi]

Em Une femme mariée, Charlotte interroge son acteur/amant en montrant les mêmes doutes sur la façon de lire son être intérieur à travers l'apparence, généralement projetée par les hommes sur les femmes. C'était cette méfiance envers performance ce qui pousse Godard vers la séparation distanciée et visible entre acteur et rôle, caractéristique de son cinéma de la fin des années 1960.[Vii] Cette méfiance s’étend ensuite à la simulation et à la fiction du cinéma lui-même. La simulation de la femme, comme celle du cinéma, est un spectacle, et ce qui ne peut être vu que comme une surface cache encore ses secrets.

En regardant Prénom : Carmen, de nombreux critiques ont été surpris par la ressemblance de Myriem Roussel avec Anna Karina. Comme la Vierge Marie dans Ave Maria, Roussel transforme la perfidie en pureté, transformant Marianne (Le démon de onze heures) à Nana (Vivre la vie), dont la sexualité a été effacée. La beauté de son corps fascine toujours la caméra, mais elle sert de canal à un nouveau type de cinéma, capable de transcender la matérialité. L’homme et le cinéma peuvent fantasmer sur la libération de l’esclavage de la sexualité. Tandis que Carmen clôt le thème de la beauté et du manque de foi en femme fatale et, par extension, dans le cinéma hollywoodien, le thème du spirituel, représenté par Marie, ressuscite le fantôme d'un autre cinéma et le sens de Rossellini pour Godard à une certaine époque.

Dans une interview avec Cahiers Cinéma, en 1962, il disait : « Rossellini est quelque chose de plus. Dans ce document, un plan est beau parce qu'il est correct : dans la plupart des autres, un plan devient correct parce qu'il est beau. Ils essaient de construire quelque chose de merveilleux et si cela est effectivement réalisé, on voit qu'il y avait des raisons pour le faire. Rossellini fait quelque chose pour lequel il avait initialement une raison de le faire. C’est beau parce que c’est le cas.[Viii]

Le cinéma est le seul art qui, comme le dit Cocteau (en Orphée, je crois), montre « la mort au travail », expression retravaillée par Godard comme « la mort vingt-quatre fois par seconde ». Cette citation ressuscite une autre influence, moins évidente, sur Godard : André Bazin, fervent catholique, co-fondateur de Cahiers Cinéma et son éditeur de 1951 jusqu'à sa mort en 1958. Bazin soutient, dans « L'ontologie de l'image photographique », que les origines de l'art résident dans le désir humain de vaincre la mort, de momifier le corps et de conquérir le temps : « la préservation de la vie ». à travers une représentation de la vie ». Dans l’histoire de l’art, cette « création d’un monde idéal à l’image du réel » a été frelatée par le besoin d’illusion, la « propension de l’esprit vers la dimension magique », et ce n’est que Niépce et Lumière qui ont racheté l’art. de ce péché. Bazin écrit : « Pour la première fois seule l'instrumentalité d'un agent non vivant intervient entre l'objet d'origine et sa reproduction. […] La photographie nous touche comme un phénomène de la nature, comme une fleur ou un flocon de neige dont les origines végétales ou terrestres sont indissociables de leur beauté.[Ix] Il compare le caractère partagé entre l'objet et sa photo avec l'empreinte digitale.

Dans les catégories sémiotiques de Charles Peirce, l'empreinte digitale est un indice, le signe dans lequel l'objet laisse sa fonction de vestige immédiat, tout comme la lumière en photographie transporte l'image vers le celluloïd. Peter Wollen associe l'esthétique indicatrice de Bazin à son intérêt pour le spirituel : « C'était le lien existentiel entre fait et image, monde et film, qui comptait le plus pour l'esthétique de Bazin, et non aucune qualité de similitude ou de ressemblance. D’où la possibilité – voire la nécessité – d’un art révélateur des états spirituels. Il y a eu, pour Bazin, un double mouvement d'impression, de moulage et de pressage : le premier – la souffrance spirituelle intérieure – était imprimé sur la physionomie extérieure, puis, la physionomie extérieure était imprimé et imprimé sur le film sensible. » [X].

Ici, le problème du rapport entre intérieur et extérieur, entre une apparence et ce qu'elle peut cacher, s'efface à mesure que la présence du divin s'inscrit dans le monde, dans la nature et dans l'âme, inscrite sur le visage de l'homme. Le cinéma, à son tour, trouve une intégration entre sa nature mécanique et sa capacité d'enregistrement. La division entre le cinéma comme illusion superficielle et la mécanique de l’illusion qui le produit est effacée. Pour Jean-Luc Godard, il existe cependant une tension difficile entre l'imbrication cinématographique de la beauté féminine, et donc sa perfidie, et la réalisation de l'esthétique de Bazin. Pendant que Vivre la vie (1962), Anna Karina, dans le rôle de Nana, pleure en voyant le visage de Falconetti dans La Passion de Jeanne d'Arc (1927), de Dreyer, Godard rend hommage à l'image de Dreyer, où la spiritualité de l'âme se confond avec celle du cinéma.

La Marie interprétée par Myriem Roussel aurait pu naître de l'écart entre Karina/Nana, innocente mais prostituée, irrévocablement subordonnée au corps et au sexuel, et la Jeanne de Falconetti, non contaminée par le sexuel dans la puissance spirituelle de Dieu. Peter Wollen notait que Bazin voyait dans les films de Bresson « la révélation d'un destin intérieur » et que, dans les films de Rossellini, « la présence du spirituel » s'exprime avec « une surprenante évidence ». L'extérieur, par la transparence d'images dépouillées de tout ce qui n'est pas essentiel, révèle l'intérieur. Bazin a souligné l'importance de la physionomie, sur laquelle – comme dans les films de Dreyer – était gravée et imprimée la vie spirituelle intérieure.[xi]

Raymond Bellour montre que l'indice est à la fois le signe le plus matériel et le plus spirituel. Dans sa période marxiste, Jean-Luc Godard recherchait la réalité à travers le matérialisme plutôt qu’à travers un cinéma établi à la limite de l’illusion et de la spiritualité. D'un point de vue matérialiste, la vérité réside dans la révélation des rapports de production, qu'il s'agisse de ceux de la société capitaliste ou du cinéma lui-même. En ce sens, la beauté de l’image filmique ne vient pas de l’inscription de quelque chose de mystiquement inhérent au pro-filmique, mais de l’inscription de la présence normalement effacée des processus de production cinématographique.

La présence de la caméra, son inscription dans la scène, éclaire le maintenant du moment filmique dans son indexicalité et, lorsque les personnages de Godard parlaient directement à la caméra, non seulement le documentaire devenait fiction, mais ce moment était alors porté à la caméra. ... véritable projection du film fini, et l'écran parlerait, à chaque projection et à ce moment précis, au spectateur du futur. Ce serait comme si, avec la reconnaissance de la présence de l'appareil cinématographique, tout ce qui est habituellement caché et poli dans le processus de réalisation d'un film pouvait révéler l'espace secret de la vérité cinématographique. Une référence directe à la caméra révélerait donc l’espace obscur du public. L'esthétique réaliste de Brecht n'est pas la même que celle de Bazin. En outre, si Godard a su défétichiser le cinéma et mettre en lumière l’imbrication fétichiste entre les femmes en tant qu’apparence et la nature dissimulée de la marchandise dans le capitalisme tardif, son iconographie du féminin à l’écran n’a jamais été libérée du vernis fétichiste.

J'ai décrit ci-dessus Passion comme un tournant dans l'œuvre de Jean-Luc Godard. Des sphères d'espace narratif, séparées en bandes thématiques, ont remplacé la structure de chapitres utilisée par Godard dans sauve toi qui peut, c'est souvent aussi dans les films précédents. Dans Passion, la nouvelle recherche de pureté de Godard, auparavant transmuée en matérialisme, prend la forme d'une division des différentes parties narratives constitutives du film en sphères distinctes, presque autonomes. Les divisions sont encore plus importantes dans Prénom: Carmen. Carmen et l'érotisme sont fonction de l'image, tandis que Claire et la pureté se matérialisent à travers la musique. Tout se passe comme si les éléments du film, normalement présentés ensemble selon une certaine organisation hiérarchique, avaient été déployés de telle manière que le son prend le dessus sur l'image et que cela vient générer la bande sonore.

Prénom: Carmen il est divisé en différents espaces selon des « fils » formels plutôt que narratifs ou thématiques. La musique est tirée des derniers quatuors à cordes de Beethoven. Un quatuor de musiciens est utilisé dans le but de montrer un performance informel et la « chambre », espace dans lequel les composantes du quatuor répètent, se matérialise dans tout l’espace du récit afin de donner une image à la musique de la bande sonore.[xii]. Jean-Luc Godard, dans une interview, a défini le son de ce film comme une « sculpture ».

Em Prénom: Carmen, le seul personnage du monde musical qui entre en contact avec le récit est Claire (Myriem Roussel, qui incarnera Maria dans le prochain film), même si le quatuor est présent, comme d'ailleurs le reste du casting, dans l'hôtel final scène. Tandis que le ciel et la campagne créent une bande sonore de sons et d'images, établissant un contrepoint à Beethoven (et Claire) et agissant comme une extension métaphorique de Carmen. De la même manière, la piste de narration – ou la passion pour le cinéma – s'incarne dans la présence du réalisateur à l'écran. Il existe dans une sorte de limbes, chevauchant parfois l’espace de l’histoire elle-même, dominé par « Carmen ». La participation du narrateur au récit existait déjà dans le récit original de Mérimée, mais la présence de Jean-Luc Godard apparaît aussi à travers la matérialisation de sa voix murmurée, si familière des bandes sonores précédentes, et, une fois de plus, comme le revers de ses apparitions déconstructivistes précédentes, dans le cadre du processus de production.

Em Prénom: Carmen, apparaît Jean-Luc Godard comme le réalisateur du film, qui se réfugie dans une clinique (pour malades physiques et mentaux) parce qu'il ne peut pas faire de films. Il n'est pas vraiment malade. Au contraire, la fièvre dont il a besoin pour être hospitalisé semble être la même fièvre dont il a besoin pour faire des films. Pour le réalisateur, on l’a compris, le cinéma est un objet nécessaire, sans lequel le monde serait insupportable. Bien que sa caméra spéciale soit avec lui, comme un objet fétichisé, là, dans la chambre d'hôpital, il ne peut pas évoquer seul le cinéma. Lorsque l’infirmière vient prendre sa température, encourageant gentiment son envie d’avoir de la fièvre, il répond : « Si je te mets le doigt dans le cul et que je compte jusqu’à trente-trois, est-ce que je pourrai avoir de la fièvre ?

Dans la scène suivante, Carmen apparaît, pour ainsi dire, comme si on l'appelait. Contrairement à l'infirmière, qui semble fonctionner davantage comme un canal du désir, Carmen représente le féminin comme « à regarder ». Et un tel investissement, dans sa séduction, crée le sentiment de surface, de resplendissement et d’éclat, que les théoriciens des années soixante et soixante-dix associaient au fétichisme de la marchandise et du cinéma, et que les théoriciennes féministes associaient à la spécularisation du corps féminin. Carmen est la nièce du réalisateur, qu'il désire depuis qu'elle est petite. Elle demande de l'aide à l'oncle Jean pour un film qu'elle tourne avec des amis, et marque ainsi le début du désir, de la fiction, de l'aventure et du fantastique.

Comme la tour qui commence à s'effondrer au début de Le sang du poète (1930) et s'effondre à la fin, mettant entre parenthèses toute action intermédiaire comme subjective, hors du temps et de l'espace, l'infirmière semble placer l'action narrative dans Pronom : Carmen également entre parenthèses. Lorsque le manteau de l'oncle Jean doit être raccommodé lors d'une réunion de production, l'infirmière réapparaît comme membre de l'équipe de garde-robe et reste une compagne constante et inséparable, agissant (au sens d'avoir un rôle, avec des gestes et des phrases appropriés) comme assistante de production. – un résidu du rôle de Sophie dans Passion. A la fin du film, l'oncle Jean lui dit : « Cela a été long trente-trois secondes. »

La situation de Jean-Luc Godard est ironique, triste et durement auto-parodique, comme pour atténuer les accusations que son cinéma plus récent recevrait probablement, par exemple, de la part des secteurs féministes ou politiques. Il dépeint le dilemme du réalisateur comme étant incorrigiblement dépendant, masochiste et exploiteur. Cinéma et sexualité se confondent dans une condensation masculine sans vergogne, à la fois impuissante et apologétique. La fièvre du réalisateur monte avec et à travers le corps féminin, comme si, dans l'instant zéro de la créativité, Jean-Luc Godard se confrontait aux fondements et ne trouvait que le désir pour le désir. Le cinéma qui se matérialise lentement, comme un génie qui se masturbe hors de sa bouteille, est donc une distillation, presque une abstraction ou une rêverie dans les limites mêmes du fantasme du cinéaste. Et le génie apparaît sous la forme de la femme fatale, Carmen, invoquant aussi, de manière générique, la première grande passion de Jean-Luc Godard : le film noir.

Lorsqu'il ya Prénom : Carmen, Pour la première fois, j'ai été ému. Pas à cause du film. C'est l'histoire ou les problèmes du réalisateur qui m'ont ému. C'était sans doute la situation du film dans l'histoire même de Jean-Luc Godard, le saut de l'autoréférentialité à la nostalgie. Le titre final «In memoriam de petits films » a rappelé la dédicace à Monogram Pictures de harcelé. Il y a alors un double palimpseste, une couche révélant ses premières œuvres et, plus profondément, les traces du cinéma hollywoodien, qui fut son point de départ originel. Le pont reliant le passé au présent inscrit encore la présence des sujets qui se sont croisés. Tout comme Jean-Luc Godard représente l'apogée du cinéma radical des années soixante, son œuvre pose aussi la question de l'après-innovation.

Le cinéaste politique, travaillant au sein du génie d’une conjoncture historique particulière, elle doit travailler directement avec le temps – son passage et sa propension – comme une mer balayant un mouvement radical, une avant-garde, laissant ses membres bloqués au-dessus de la ligne de marée. Le thème et les images de « être bloqué » sont centraux dans Prénom: Carmen. Apparaît dans des plans répétés de la mer. Et le sentiment du réalisateur d'avoir été abandonné par le cinéma est reconstitué de façon dramatique lorsque José est définitivement abandonné par Carmen. Le cinéma lui-même, ou plus précisément la caméra vidéo, n'est utilisé que par les jeunes, de manière synthétique, comme pour masquer leur tentative d'enlèvement.

Se Pronom : Carmen marque un moment de crise dans l'histoire de Jean-Luc Godard, il révèle aussi les éléments constitutifs essentiels de son cinéma le plus récent, celui qui reste quand tout le reste est supprimé. Au début des années XNUMX, avec Prénom: Carmen, le retour de Jean-Luc Godard au cinéma « en tant que tel » prend la forme d'un retour à zéro désespéré, inversant ironiquement l'excitation du retour à zéro de 1968. Le retour à zéro est un retour aux origines du désir primordial du réalisateur à travers cinéma, et non pas au point zéro qui enquête sur la circulation et la signification sociale des images comme, par exemple, dans Le Gai Savoir (1968). Son combat consiste désormais à représenter ce qui rend la création cinématographique possible : son contrôle obsessionnel, romantique et illusoire sur le réalisateur, et non une lutte brechtienne et moderniste pour représenter le processus de production cinématographique et le processus de production de sens.

S'il y a un courage acharné dans « l'autoportrait » de Jean-Luc Godard, le réalisateur qui voit le cinéma lui glisser entre les doigts, et un héroïsme poétique dans sa capacité à transformer même cette allusion à la perte en de nouveaux « sons et images », la question demeure : pourquoi, dans un moment de crise, devrait-il revenir à des sons et des images aussi spécifiques ? Et surtout, quelle est la signification de la juxtaposition de Carmen et de Claire/Marie comme deux icônes polarisées du féminin ?

Ma bouffée de nostalgie en regardant Prénom: Carmen concentré principalement Le démon de onze heures. Ce film était déjà une version de l'histoire de Carmen. C'est-à-dire une histoire de amour-fou, dans lequel un héros essentiellement respectable et respectueux des lois est conduit par une femme irrésistible et infidèle à descendre dans le monde souterrain et à mener une vie de crime, échappant à la police. La fin, c'est la mort. Ferdinand tue Marianne et se suicide ; Dom José tue Carmen, qui préfère la mort plutôt que de perdre sa liberté, et, dans l'original de Mérimée, comme dans Prénom: Carmen, Dom José/José se livre à la police. L'histoire de Carmen tourne autour de la séparation entre la vie quotidienne et ajustée du héros et un autre enfer de passion, de violence et d'aventure. Le pont qui unit les deux côtés de cet écart est le sort jeté sur Ferdinand par Marianne, sur José/Dom José par Carmen, sur Michel O'Hara par Else Bannister dans La Dame de Shanghai (1948). Dans tous ces cas, la passion du héros pour l'héroïne est ambivalente.

« Carmen » revient à « Pierrot » non seulement à travers des références quasi subliminales, comme la phrase sifflée d'« Au clair de la lune » ou le refus répété de José de se faire appeler Joe (« Je m'appelle Ferdinand/José »), mais à travers un retour au type de cinéma défini au début de Démon de onze heures de Sam Fuller, qui apparaît comme lui-même : « Un film est un champ de bataille. Amour. Haine. Action, violence. La mort. En un mot : l’émotion. Le braquage de banque mis en scène par Carmen fait passer Joe du côté de la loi au côté du crime, tout comme la confrontation entre Marianne et les trafiquants d'armes à feu fait passer Ferdinand de la position de membre respectable de la bourgeoisie à la pègre.

Le déplacement est un effet du cinéma hollywoodien qui a grandement influencé les critiques de cinéma. Cahiers. Ferdinand avait oublié qu'il était attendu à une fête avec sa femme et avait envoyé la servante surveiller Johnny Guitar (1954). En l'absence de la servante, Marianne apparaît comme une nounou. Tout comme Sterling Hayden et Joan Crawford se retrouvent après cinq ans de séparation, Marianne et Ferdinand se retrouvent et remontent le temps de cinq ans. À la fois, Le Démon et CarmenQu'il s'agisse d'un vin rare et exotique ou du même vin dans différents millésimes, quel que soit votre choix au amour-fou conduit à la violence et à la voie du crime, de la persécution et de la mort (« Une saison en enfer »). « L'émotion », c'est aussi le mouvement, les images en mouvement, le mouvement du récit, l'aventure qui s'empare du héros, et la fascination exercée par l'héroïne, qui rassemble tous les autres niveaux de mouvement. Joe et Ferdinand sont tous deux abandonnés dans l'histoire lorsqu'ils ne sont plus recherchés par l'héroïne. Ferdinand est exploité lors du vol final, et son impuissance sexuelle est aggravée par son impuissance narrative.

Pour les deux José (le Dom et le Saint), le désir sexuel est comme un esclave émasculé du féminin, conduisant à l'avilissement, soit par une exaltation réconciliée, chez Maria, soit par une agressivité antagoniste, chez Carmen. Les deux hommes sont des objets de l’irrationnel et de l’inconnaissable chez la femme, et les deux femmes sont qualifiées de « tabous ». La référence dans Prénom: Carmen est dérivé des mots de Carmen Jones (1954) de Preminger : « Tu me cherches et je suis tabou – mais si tu es difficile – c'est moi qui te cherche, si je fais ça – tu es fini – parce que si je t'aime c'est la fin de toi ! Dans Ave Maria l'ange explique à Joseph que « le tabou triomphe du sacrifice ». Les deux hommes doivent endurer une jalousie extrême.

Carmen veut découvrir « ce qu'une femme peut faire avec un homme », Maria doit apprendre à un homme comment se rapporter à son corps sans sexualité. Dans chaque film, l'iconographie du personnage féminin central contraste avec l'iconographie d'un personnage féminin secondaire. Tandis que Claire, dans Prénom: Carmen préfigure Marie, et s'éloigne du monde charnel de Carmen par l'abstraction spirituelle de la musique, Ève, en Ave Maria, est la présence de la sexualité. Elle est étudiante et suit des cours sur les origines de l'univers auprès d'un professeur tchèque exilé, dont elle tombe amoureuse. Eva est d'abord montrée assise au soleil en train d'essayer de résoudre le puzzle du Rubik's Cube. Il représente la curiosité de son homonyme, mais en même temps, le puzzle reflète le thème général du mystère et de l'énigme qui traverse le film.

En juxtaposition à la plus grande énigme, la grossesse et l'accouchement de Marie, le mystère des origines de la vie est discuté par les étudiants. Le professeur soutient que le début de la vie a été « organisé et voulu par une intelligence résolue » qui a interagi avec le hasard à un moment donné pour surdéterminer le cours de la nature. Pour prouver le point de vue du maître, Eva se place derrière Pascal, lui couvrant les yeux, et le guide, étape par étape, à travers le puzzle Rubik's Cube. Ses instructions : « oui… non… non… oui… oui… oui », sont répétées par Marie alors qu'elle guide la main de Joseph sur son ventre, lui apprenant à gérer son corps sans le toucher et à accepter le mystère qu'il implique.

Tandis que Carmen est associée au mouvement incessant de la mer, aux vagues sur la plage et à la marée. Marie est associée à la lune et aux surfaces sereines de l'eau, parfois perturbées par des ondulations. La lune et l'eau sont des symptômes anciens du féminin (opposés au soleil et à la terre), et la lune et la marée cohabitent dans un temps cyclique de répétition et de retour, qui rompt radicalement avec le temps linéaire de l'histoire, par exemple, et son temps. aspiration utopique au progrès. Godard associe le cyclique au sacré et au féminin. La forme ronde de la lune est reproduite dans l'attribut iconographique de Marie, le ballon qu'elle porte avec elle pour que l'équipe s'entraîne et que Joseph lui prend des mains chaque fois qu'il conteste sa chasteté. Le ballon est rond et complet, le cercle du féminin à nouveau, impénétrable, sans aucun trou. En ce sens, la balle fonctionne comme un objet de rejet, non pas dans le scénario classique du fétichisme, qui nie et remplace l'absence du pénis de la mère, mais plutôt comme un déni de la blessure, du vagin ouvert, du trou.

Dans l'un des plans les plus complexes et les plus magnifiquement orchestrés de Passion, la caméra se déplace entre l'espace de l'équipe de tournage et celui du décor, contrastant avec le travail de production de l'image constituée d'une belle jeune fille nue qui, à la demande du réalisateur, flotte étalée en forme d'étoile, dans un lac de l'est. Alors que la caméra se déplace lentement sur la surface de l'eau, elle apparaît opaque en raison de la réflexion de petits points de lumière comme les étoiles vacillantes réfléchies dans l'ouverture de l'eau. Ave Maria.

Alors que la caméra s'approche du réalisateur, son ami lui demande où il regarde. Il répond « à la blessure du monde », puis sort et tente d'améliorer l'éclairage du plateau. Le thème revient dans Prénom: Carmen, quand, après avoir eu une première relation sexuelle avec Carmen, José dit : « Maintenant, je comprends pourquoi la prison est appelée 'le trou' ». Le corps virginal de Marie, en revanche, est parfait. À un moment donné de leur relation agressive et tumultueuse, l’ange demande à Joseph : « Quel est le dénominateur commun entre zéro et Marie ? Et lui-même répond : « Le corps de Mary, idiote. »

Zéro, comme point magique de retour à un nouveau départ, le cercle parfait, l'espace de l'utérus, l'intérieur du corps féminin qui n'est pas le trou/vulve/plaie. Quand le habileuse recoud le trou dans la veste de Godard Prénom: Carmen, il semble suggérer une affinité entre la fonction de suture au cinéma (l'élément considéré comme le plus responsable, lors de la déconstruction des années soixante-dix, de la fausse cohésion du cinéma conventionnel et du résultat qu'il produit) et la peur du trou vide, de blesser. Le fétichisme de la surface lisse du cinéma – et de la surface parfaite du corps de la femme – renaît, mais seulement dans la mesure où « je sais malgré tout… »

Marie sépare la sexualité féminine, les organes génitaux féminins qui représentent la blessure, de la reproduction, de l'espace de l'utérus. La photo la plus reproduite du film a acquis par elle-même quelque chose comme un statuts fétiche. La main de José se pose sur le ventre de Maria, tendu en courbe et encadré précisément à la hauteur de l'aine et des épaules. José accepte le mystère, par rapport et à travers le corps de Maria, pour que les énigmes de la féminité et de la sexualité féminine soient résolues et aseptisées dans une opposition polarisée par rapport au corps sexualisé de Carmen, qui doit rester fondamentalement imprécis et inconnu.

Em sauve toi qui peut, la prostituée Isabelle a des relations sexuelles avec le client Paul tandis que son monologue intérieur résonne sur la bande originale. Constance Penley s'interroge : « Au moment où elle est présentée précisément comme l'icône incontournable de la scène amoureuse pornographique, à travers le close-up de son visage gémissant comme un gage de plaisir, on entend Isabelle penser aux tâches qui l'attendent.[xiii]. Jean-Luc Godard illustre le vide entre le visible et l'invisible, un artifice extérieur qui allie la croyance à une intériorité qui demande à être reconnue. Ce point aveugle dans la connaissance que les hommes ont du plaisir sexuel féminin renforce l'angoisse de castration provoquée par les organes génitaux féminins, séparés des organes reproducteurs féminins, dépourvus de tout « signe » de plaisir.

Gayatri Spivak discute du problème que la sexualité féminine pose aux hommes, comme étant celui qui ne peut être connu. Elle cite Nietzsche disant que les femmes sont « tellement artistiques » : les femmes se personnifient comme ayant des orgasmes même au moment de l'orgasme. Dans le cadre de la perception historique selon laquelle les femmes sont incapables d'orgasme, Nietzsche soutient que l'incarnation est le seul plaisir sexuel des femmes. Au moment de la plus grande « possession de soi plus extase », la femme se possède pour organiser une (re)présentation de soi sans présence réelle pour (re)présenter le plaisir sexuel.[Xiv]. Il est facile de voir, comme je l’ai dit plus haut, l’expression « les femmes sont tellement artistiques » dans l’esprit de Godard. A quel moment l’art se transforme-t-il en artifice et vice versa ? La simulation de la femme, comme celle du cinéma, est un spectacle, et ce qui ne peut être vu que comme une surface cache encore ses secrets ; quoi que le spectateur veuille voir, il peut toujours le soupçonner…

Juste à la fin de Ave Maria, Maria est assise seule dans une voiture ; votre visage en gros plan. Sortez le rouge à lèvres de votre sac et appliquez-le sur vos lèvres. La caméra zoome jusqu'à remplir le cadre de la forme de sa bouche, qui devient sombre et caverneuse, entourée de ses lèvres brillantes et fraîchement peintes. Elle allume une cigarette. Le cycle se referme : la Vierge devient une prostituée, le trou brise à nouveau la perfection à partir de zéro. La représentation des femmes est simultanément associée à la sexualité et à l’apparence cosmétique ; et le remet aussi à sa place parmi l'ensemble des objets définis par une topographie intérieur/extérieur, apparent/caché.

J'ai tenté ici de montrer comment une structure topographique commune facilite la construction d'analogies qui, bien que changeantes selon le contexte, sont centrales dans la structure des idées de Jean-Luc Godard. C’est comme si l’analogie était peut-être rendue possible par l’homologie. L'image d'une enceinte protégeant un espace ou un contenu intérieur de la vue implique généralement que, si l'extérieur se rompt, le contenu intérieur peut être inesthétique et éventuellement endommagé. D'un point de vue psychanalytique, la surface protectrice est une défense construite par le moi à travers le fétiche. Il nie l'intérieur, mais parce qu'il sait que l'extérieur est un extérieur qui reconnaît l'intérieur. La beauté féminine, en un sens, remplit cette fonction en fixant le regard sur quelque chose qui plaît et en empêchant le psychisme de rappeler les aspects désagréables du féminin.

Ainsi, même si Carmen apporte la mort et la destruction, la figure féminine qui l'incarne apporte à l'écran une image de perfection juvénile. Cette image sur l'écran est une photo projetée, une ombre, éviscérée des fluides corporels associés au corps maternel. Mais le cinéma possède aussi des intérieurs moins visibles et moins fascinants que l’écran. C’est une machine qui fonctionne uniquement avec de l’argent et qui produit une marchandise à circuler sur le marché, qui doit masquer le travail qui l’a créée, ainsi que son propre mécanisme incontrôlable et bruyant, en attendant d’être complètement dépassée par l’électronique.

Même si le cinéma de Jean-Luc Godard se concentre de plus en plus en surface, l'auteur ne revient pas à un cinéma de plénitude et de cohésion. Décompose rigoureusement les éléments du son, de l’image et du récit. Ses films mettent encore à nu ce processus, notamment à travers le rapport entre la bande sonore et l'image. Cependant, l’effort visant à articuler la contradiction sociale avec la lutte pour le changement n’existe plus. Dans Ave Maria, la vieille préoccupation politique pour le travail et la relation de production dans la société capitaliste contemporaine est remplacée par une préoccupation pour la créativité et la relation du spirituel avec les origines de l'être. De tels mystères, en particulier la nature et les femmes, ne sont pénétrés que par Dieu.

Les mythes, clichés et fantasmes qui circulent autour de Carmen et Maria ne constituent pas un mystère, mais un « rébus » pour la critique féministe de Godard. Mais en racontant à nouveau ces histoires, Jean-Luc Godard montre non seulement qu'elles ont des traits de Janus, mais surtout combien elles sont révélatrices pour la culture. Tout en essayant de décoder une misogynie profonde mais intéressante, je pense que le cinéma de Jean-Luc Godard connaît ses propres contraintes et s'efforce encore, s'efforçant de donner du son et de l'image aux mythologies qui hantent notre culture, sans toutefois pouvoir la contester. . Pour la curiosité féministe, cela reste une mine d’or.

*Laura Mulvey Elle est réalisatrice et critique de cinéma. Auteur, entre autres livres de Citoyen Kane (Rocco).

Traduction: Luiz Antonio Coelho e João Luiz Vieira.

notes


[I] Jean-Luc Godard, « Défense et illustration de la construction classique du cinéma ». Dans : Tom Milne (org.) Godard sur Godard. Londres : BFI, Secker & Werburg, 1972, p. 28 (https://amzn.to/45KYrMc).

[Ii] Les relations entre spectacle et fétichisme marchand ont été établies par Guy Debord dans son petit ouvrage La Société du Spectacle, qui eut une grande influence à la fin des années soixante, culminant en mai 1968. Il écrivait : « le spectacle est le moment où la marchandise atteint sa pleine occupation dans la vie sociale ». Dans Une femme mariée e Deux ou trois choses que je sais sur elle Godard montre le corps féminin comme signifiant du fétichisme marchand, lié à la société du spectacle à travers le discours de la sexualité dans la publicité.

[Iii] Robert Stam, « Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard », Journal du film du millénaire, 10-11, automne/hiver 1981-2.

[Iv] Raymond Bellour, « Je suis une image », Chambre noire, 3-10, 1989, p. 120-1.

[V] F. Nietzsche, La science gay. Livres vintage de New York, 1974, p. 317 (https://amzn.to/3LiCHPo).

[Vi] Ibid. p. 316.

[Vii] Voir P. Woollen, « Godard et le Contre-Cinéma : Vent d’Est ». Dans : Lectures et écrits. Londres : Verso, 1982, p. 59-90.

[Viii] T. Milne, Godard sur GodardP. 150-1.

[Ix] André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? Berkeley. Presses de l'Université de Californie, 1967, p.12 (https://amzn.to/3EBKhRm).

[X] Peter Wollen, Signes et signification au cinéma. Londres : BFI, Secker & Warburg, 1969, p. 134 (https://amzn.to/465UMYT).

[xi] Ibid. p.132.

[xii] Je tiens à remercier Michael Chanan d'avoir confirmé et développé cette question pour moi.

[xiii] Constance Penley, « L'érotisme pornographique ». Dans : Raymond Bellour et Mary Lea Bandy (org.). Jean-Luc Godard : Fils-Image 1974-1991. New York : Musée d'Art Moderne, 1992, p.47 (https://amzn.to/48e3HJY).

[Xiv] Gayatri Chakravorty Spivak, « Déplacement et discours de la femme ». Dans : Mark Krupnick (org.). Déplacement, Derrida et après. Bloomington : Indiana University Press, 1953 (https://amzn.to/3PcMUhA).


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